Un Long Voyage Ou L'empreinte D'une Vie - Tome 25: La Quinta 1o3h3p

DU MÊME AUTEUR

JUSQU’À CE QUE MORT S’ENSUIVE Contes et nouvelle de ce monde et de l’autre BoD – Books on Demand, 2012

YVAN ou La structure du hasard Roman BoD – Books on Demand, 2015

… au milieu d’une poussière immense… Roman BoD – Books on Demand, 2016

101 HISTOIRES PITTORESQUES DE L’HISTOIRE D’ESPAGNE Des Ibères et Wisigoths à nos jours Chronique historique BoD – Books on Demand, 2017

Collection : UN LONG VOYAGE ou L’empreinte d’une vie

Tomes 1-24… Saga BoD – Books on Demand, 2015 – 2021 Cf. détails pp. 349-350, ce volume.

À la mémoire de mon père disparu en 2004 dans sa quatre-vingt-dix-neuvième année, jusqu’à la fin en pleine possession de ses moyens intellectuels et physiques. À la mémoire de ses femmes, celles que j’ai connues, et les autres qui n’en revivent pas moins dans ces pages. À la mémoire enfin des personnages innombrables qui ont croisé sa route et dont la trace est ici gravée.

À celles et ceux qui m’accompagneront dans ce long voyage et qui en tireront une nouvelle perception du monde, des autres et d’eux-mêmes.

Tome 25 – La Quinta CINQUIÈME ÉPOQUE NADINE : LE RÊVE D’AMOUR 3e partie (sur 3) Suite 1 (sur 2)

Vue d’ensemble

Préambule au tome 25

Chapitre 249

Chapitre 250

Chapitre 251

Chapitre 252

Chapitre 253

Chapitre 254

Chapitre 255

Louis et les colombes

Chapitre 256

Chapitre 257

Chapitre 258

Chapitre 259

Chapitre 260

Chapitre 261

Chapitre 262

Chapitre 263

Chapitre 264

Chapitre 265

Chapitre 266

La Quinta au crépuscule

Chapitre 267

Chapitre 268

Chapitre 269

Chapitre 270

Itinéraire portugais

Chapitre 271

Chapitre 272

Costumes mauresques

Chapitre 273

Chapitre 274

Chapitre 275

Chapitre 276

Chapitre 277

Chapitre 278

Chapitre 279

Chapitre 280

Chapitre 281

Chapitre 282

Chapitre 283

Chapitre 284

Chapitre 285

Chapitre 286

Chapitre 287

Chapitre 288

Chapitre 289

Vue d’ensemble

UN LONG VOYAGE ou L’empreinte d’une vie est le parcours d’un homme, Louis Bienvenu, qui naît avec le siècle (le 20e) et meurt avec lui. Cet homme n’a jamais attiré l’attention publique sur lui, ni réalisé aucun exploit susceptible de lui valoir la manchette des journaux. Et pourtant ce voyage, tant vers les autres qu’au bout de lui-même, est plus long et plus riche que celui accompli par la plupart de ses contemporains. La soif de ressentir et de comprendre, l’élan vers la poésie et la beauté sous toutes ses formes, et la quête de l’Amour avec un grand A, le filial d’abord, puis celui de l’autre sexe, en sont les fils conducteurs. Les six femmes qu’il a aimées, à commencer par Germaine, sa mère, ponctuent justement les six Époques de cette vaste fresque.

Préambule

Automne 1952. Louis et Nadine entament un voyage exploratoire sur la Côte d’Azur : autocar pour Montpellier depuis le chef-lieu, puis train pour Cannes, via Marseille (début du tome 24). Car Louis a convaincu Nadine : fuir SaintValat, son climat pourri, la monotonie de ses paysages, et la médiocrité de ses habitants, est devenu son idée fixe. À Cannes, promenade sur la Croisette, puis car pour Grasse. Un petit hôtel près de la Place aux Aires, une hôtesse jeune et sympathique. Une agence immobilière ? Courrin, la plus ancienne et la plus importante de la ville, boulevard du Jeu de Ballon. Son directeur, aimable et avenant, se propose de les emmener lui-même en voiture. Une première maison sur la route de Nice, une bicoque sordide, à l’image de sa propriétaire. L’agent explique : compte tenu de la somme dont dispose Louis, il est vain de chercher mieux à proximité. Par contre, dans le Var, les prix sont plus abordables, et justement… Une dizaine de kilomètres sur la route de Draguignan, une gorge profonde au fond de laquelle un pont enjambe une rivière : la Siagne, une dizaine de kilomètres encore, et ils quittent la grandroute pour escalader une colline abrupte et accéder à un premier village, SaintMartin. Quelques centaines de mètres encore, sur la route à flanc de coteau, ils s’ar-rêtent. La maison est visible sur son promontoire, et a fière allure. Mais l’agent veut d’abord s’assurer que le propriétaire est chez lui. Louis et Nadine le voient peu après redescendre le sentier : un écriteau sur la porte : absent pour la journée. Ils se concertent. Eux resteront sur place – ils pourront ainsi se rendre compte par eux-mêmes –, tandis que l’agent rentrera à Grasse pour prendre la clé. Comme il est près de midi, chacun prendra son repas de son côté. La voiture disparue, ils prennent à leur tour le sentier. La maison est effectivement digne d’intérêt, ils font déjà des projets, quand Louis, prudent, décide d’en faire le tour. Et là, catastrophe : une vue plongeante sur le cimetière ! Un rappel de sa fin dernière chaque matin en ouvrant ses volets ? Impensable ! En quête d’un restaurant, Ils reprennent la route vers le village perché qui se découpe fièrement sur la colline proche, dominé par son château fort : Esclarmont. Là, ils rattrapent un grand paysan en sabots : « Bonjour monsieur, vous ne connaîtriez pas quelque chose à vendre, par ici ? – Une maison, non. Mais si c’était pour un terrain… ». C’est un terrain à cerisiers, 3

500 mètres, 200 000 francs, il n’est pas cher. La raison en est qu’il n’a pas d’accès direct à la route. Ils vont rester six jours dans le village, en pension chez ses propriétaires, jusqu’à la conclusion de l’affaire chez le notaire des Bernoux à Fayence, un bourg à moins de dix kilomètres de là. Afin de rester officiellement insolvable – qualité qui lui a permis d’éviter des dommages à payer à son adversaire après son accident de moto ¹ –, Louis décide d’acheter au nom de Nadine. Ce n’est que sur le papier, le vrai propriétaire, c’est lui, qui se grise déjà de posséder un morceau de la planète, et ceci jusqu’au centre de la terre. Retour à Saint-Valat. Un effort de diplomatie : faire accepter à Hélène et Germaine, en douceur, leur départ prochain. À Hélène, ils vantent la place qu’ils vont libérer pour ses vacanciers – ça ne changera rien pour Armel, Louis le sait déjà, lui et Jeannot ² voudront rester dans le chambrillon, où ils font lit commun. Comme un signe, la pluie est quotidienne, lors de ses promenades solitaires vers les gorges, Louis doit écrire avec son parapluie coincé sous son bras. Ça ne peut plus durer : il décide de retourner seul à Esclarmont, en quête d’un logement. Ce sera un garni, trouvé grâce aux Bernoux, qu’il devra libérer à Pâques. Cette fois, c’est le départ pour de bon ! Cannes, puis le taxi pour Esclarmont, qui permet d’éviter Grasse et un épuisant transbordement des bagages. Un appartement au second étage d’une maison de village, une vue dégagée sur la campagne environnante, un propriétaire qui leur prête du bois, qui a même allumé le poêle, enfin un bon repas au restaurant de la place de l’église, tout semble se conjuguer pour leur souhaiter la bienvenue. Au retour, une sieste vite avortée, et direction le terrain : les cerisiers, alignés comme à la parade pour les saluer, les vignes, le cabanon de bois peint de vert, un tuyau d’où un filet d’eau coule en permanence dans un grand baquet de fonte, la vue imprenable sur la vallée et l’Estérel… Louis s’est fait envoyer leurs bicyclettes par Hélène. Mais la région est vallonnée, d’une randonnée solitaire à Draguignan, près de quatre-vingts kilomètres aller-retour, Louis revient fourbu, et dégoûté du vélo pour un moment. Le temps s’écoule, la routine s’installe, Louis a eu le temps d’observer les Esclarmontais. Ici, les hommes et les femmes vivent séparés, du moins en public. Le cercle, un café sur la place de l’église, n’et pas les femmes, ou plutôt : aucune n’aurait l’idée d’y aller. Sur cette même place ombragée de platanes, près de la cascade, des bancs sont réservés aux hommes, d’autres aux femmes. Parmi elles, justement, Louis en a remarqué quelques-unes ; les détails, il les

tient de Nadine qui, en faisant ses courses, parle volontiers avec les commerçants. À commencer par la tenancière de la Coopérative, une belle brune appétissante qui, visiblement, n’en a pas conscience ; une seconde, épouse d’un maçon, mère de trois enfants, brune encore, assez grande, très belle, fort bien faite, comment un simple maçon pouvait-il jouir d’un trésor pareil ? Une troisième brune, veuve, deux enfants, un vieil amant, riche, à Cannes, qu’elle allait voir rituellement tous les samedis – une certaine Juliette Rouvière, que Louis aura par la suite l’occasion, fortuite, de connaître intimement. Les hommes – pour Louis, ils restaient dans le flou – étaient tous des mécréants : le dimanche, ils préféraient jouer aux cartes au Cercle plutôt qu’aller à la messe. Le curé, un jeune, grand et maigre dans sa soutane élimée, devait s’ennuyer ferme avec ses vieilles bigotes, mais la plupart des parents, peut-être pour se racheter, envoyaient leurs enfants au catéchisme. Renseignements pris, la construction d’une modeste maison sur leur terrain coûterait 500 000 francs, dont 100 000 à cause de ce fichu manque d’accès direct à la route. L’accès, c’est le terrain au-dessus du leur qui l’a. Il s’enquiert de sa propriétaire auprès de Bernoux. C’est une vieille fille de Marseille, elle méprise les Esclar-montais et s’est toujours refusée à vendre. Mais Louis, par sa plume, sait convaincre, il rêve… 5 février 1953. C’est le carnaval à Nice, et li les a invités, li ³ qui a enfin quitté Paris, son fils lui a trouvé un appartement en pleine ville. Un simple nom sur la porte : Sacha, pas de titre de comte. Sa femme, toujours aussi modeste ⁴, et leur fille, Roberte, de age, qui a épousé un Américain. Son fils l’a accompagnée, un adolescent sans gêne ni complexes qui pioche dans le frigo à toutes heures et ne mange rien aux repas, une éducation différente : l’enfantroi, toutes notions sur lesquelles Louis a ses idées bien arrêtées. Ce qui n’empêche pas Roberte de piloter, le soir, Nadine et Louis dans les rues illuminées et encombrées de chars, ils en prennent plein les yeux ! Bientôt Pâques et l’obligation de quitter leur logement, alors que Louis s’apprête à partir pour ses voyages. Le déménagement se fera sans lui. Un déménagement complet cette fois, car le nouvel appartement est vide, Hélène, cette force de la nature, viendra aider, elle amènera avec elle leurs meubles de Saint Valat et Armel. Car Louis a décidé de prendre son fils avec lui, il changera de communale, mais pas de classe. Paris lui ménage une surprise : le vouvoiement d’Henriette. Une autre l’attend à

l’agence : aucune chambre n’est réservée à Séville. Dubart s’y est pris trop tard, pour la Semaine Sainte, tous les hôtels affichaient complets depuis longtemps. Une visite chez les Doller ⁵, qui lui apprennent le mariage de Nicole, leur fille, avec le concierge d’un grand hôtel parisien. Un homme qui gagne bien sa vie, mais complexé, aux dires de cette mauvaise langue de Renée, car fils de paysans. Celle-ci, curieuse, demande à voir les eports des voyageurs, que Louis transporte dans sa serviette. Elle s’exclame : « Toutes des vieilles, tu n’as pas de chance ! Ah si… une jeune, 27 ans… Pas mal, mais qu’elle a l’air triste ! ». Plutôt l’air rêveur, d’après Louis, cette Gaumier Simonne, avec deux n, à l’ancienne. Après les Doller, Rolley. Louis sonne longuement, pas de réponse, c’est la voisine de palier qui finit par ouvrir et lui apprend le drame : Rolley et son fils ont été littéralement désintégrés par l’explosion d’un garage en plein Paris, alors qu’ils aient devant, on n’a rien retrouvé d’eux. Sa femme en est presque devenue folle. En plus du choc moral, c’est un coup dur pour Louis, qui se retrouve avec trois manuscrits de pièces désormais sa ns objet ; sa carrière théâtrale, hors les troupes d’amateurs, est fortement compromise. Premier voyage. Cette Simonne Gaumier, il lui a semblé qu’il la connaissait déjà. De taille moyenne, pas de poitrine, elle était conforme à sa photo de eport : d’apparence timide, un air dolent et un peu désemparé, triste pour tout dire, Renée avait bien vu. Elle ne souriait jamais, ce qui n’encourageait pas à l’amitié avec elle. À Burgos, Louis la prend pourtant à part, et lui fait visiter la vieille ville, où l’odeur de crottin de cheval a presque disparu, la cavalerie se motorisait. Il apprend qu’elle vit entre une mère souffreteuse et casanière, et un père brillant, ingénieur de Centrale, qui sort beaucoup et a des relations. Elle n’avait jamais quitté ses parents auparavant. À Cordoue, dernière étape avant Séville, il lui faut régler le problème épineux des chambres. Le directeur, sollicité, se met en quatre, et finit par lui en trouver, dans son propre établissement d’abord, et dans un hôtel ami à Séville ensuite. Les malchanceux devront ainsi rester à Cordoue, il faudra venir les chercher le matin et les ramener le soir – près de trois cents kilomètres aller-retour, le chauffeur fait grise mine. Son grand ami, José, le guide local de Séville, qu’il appelle au téléphone, lui trouve les chambres manquantes : deux Casas de huespedes dans le quartier de Santa Cruz, une à l’hôtel Inglaterra même pour Simonne, deux chez l’habitant pour un autre voyageur et pour le chauffeur. Quant à Louis, le patron lui laisse la chambre de son jeune fils. Mission

accomplie ! Après déjeuner, Louis accorde à Simonne une visite particulière du vieux Séville, faveur qui va droit au cœur de la jeune fille. En témoigne son aveu naïf : « Tout ce que vous me montrez ! Tout ce que vous me dites ! Ah, que j’ai bien fait de me décider à faire ce voyage ! ». En fin d’après-midi, guidé par José, le groupe entier se presse sur les trottoirs de l’avenue José Antonio, au age de la procession ⁷, festivité principale de la Semaine sainte. Au retour, la relation entre Louis et Simonne se resserre brusquement : elle le prend par le cou, lui prend la bouche, et lui l’entraîne dans la chambre… Elle était vierge, il était son premier amour. Jusqu’à la fin du voyage, Louis, en toute discrétion, era toutes ses nuits en sa compagnie. Retour à Paris. D’abord l’agence, où il apprend que son prochain voyage – départ trois jours plus tard – era par Tanger, au Maroc, avec l’avion depuis Gibraltar. Puis Simonne, qu’il raccompagne chez elle à pieds, le domicile de ses parents est proche. Enfin, la rue de la Py. Henriette, présente, est hostile, mais l’orage n’a pas le temps d’éclater, car elle s’en va pour un Château-de-la-Loire. Louis pille le réfrigérateur de la cuisine pour se faire à manger, puis ressort pour une visite de courtoisie à un vieil ami, Rouly, Surveillant général à l’École de Physique et Chimie : ils évoquent le é, la caserne du chef-lieu, la drôlede-guerre ⁸… De nouveau Séville. Cette fois, pas de Semaine sainte ni de problème d’hôtel. Parmi les voyageurs, Suzanne Fléchet, la secrétaire générale de la Société des Auteurs, qui gère, sans le savoir – Louis n’y est connu que sous son nom de théâtre : Rousset –, les revenus des pièces de Louis. Ils évoquent le sort de Roley, que Suzanne a côtoyé du temps où il était un auteur à succès. Ils s’accordent sur un point : il a bien profité des jeunes actrices. Cette évocation les émoustille et ils font l’amour. Mais Louis sait qu’il ne s’agit là que d’une coucherie sans conséquence pour lui ni pour elle, il y voit surtout une opportunité : dans la position qu’elle occupe, elle peut lui rendre des services. Simonne, au contraire, est une relation qui lui pèse déjà. Elle lui a écrit une lettre à son image : tendre et timide. Comment se faire désaimer, quand on répugne à faire souffrir ? Après Séville, Cadix, puis Algésiras et Gibraltar. Deux petits avions de huit places chacun, trente-deux voyageurs, deux rotations. Pour Louis, si c’est un baptême de l’air, c’est aussi un baptême du feu : les deux pilotes se font un jeu

d’effrayer leurs agers, les avions plongent, frôlent l’eau, puis remontent en chandelle. La chaîne du Rif se dessine, c’est l’Afrique, un autre continent. À quatorze kilomètres de Tanger, l’aéroport, dans une campagne sans arbres et aux cultures rases. Près d’une heure d’attente et c’est la seconde rotation ; le groupe se trouve réuni dans la navette, et en route pour la ville. Un hôtel fastueux tout près de la mer, dans le hall, un marchand de djellabas, Louis achète une chéchia rouge à pompon. Sept taxis luxueux, des voitures américaines, les emportent au Grand Socco, le grand souk, place mythique et plus grand marché de la ville. Puis visite des grottes d’Hercule. À la sortie, deux Mauresques dansent au rythme de flutes et de tambourins agités par deux hommes basanés qui chantent une mélopée monotone et sauvage. Au terme de leur prestation, les voyageurs, généreux, versent une pluie de piécettes dans le tambourin qui leur sert de sébile. L’après-midi est libre, et Louis obtient une faveur du guide local : une visite de la kasbah, avec sa seule chéchia pour saufconduit, un vrai labyrinthe dont Louis gardera un souvenir haut en couleur. Un autre voyage, puis un autre, et encore un autre, c’est le dernier de la saison. Un télégramme comminatoire de Nadine à la première étape :

Maman menacée opération. Envoie 100 000 frs

Il s’était exécuté. Puis aucune lettre aux suivantes. Louis sait qu’il se e quelque chose, il échafaude des hypothèses : elle a rencontré un autre homme, elle ne l’aime plus, c’est le drame de l’absence, abandonner ce métier qui lui rapporte et lui apporte tant ? Et pour quelle alternative ? Il lui écrit comme un ami, mais il est horriblement inquiet. Pour lui, perdre son amour est le mal absolu, même si c’est, c’était, celui d’une femme qui n’est pas vraiment belle ! Qu’est-ce que l’amour ? Après dix-huit jours de torture, les femmes du groupe ignorées, Simonne et Suzanne évitées, il est épuisé. Train de nuit, car, autobus, enfin Esclarmont, la place, il frappe, inutile, la porte est ouverte, elle est là ! Non… c’est Hélène. Elle n’a pas été opérée, les 100 000 francs, c’était pour acheter un terrain à Auribeau-sur-Siagne, à mi-chemin sur la route de Grasse à Cannes par Pégomas. Elle y est en ce moment. Louis monte à l’étage, ouvre les tiroirs,

trouve des lettres, et découvre le pot aux roses. Il court voir l’amie de Nadine, celle de la Coopérative, qui lui raconte le reste de l’histoire. Elle s’est amourachée d’un jeune et beau paysan, elle l’a harcelé, et lui n’a pas répondu, sa fiancée est même intervenue et a insulté Nadine en public. D’où la honte, et son désir de quitter le village au plus vite. Mais pourquoi le terrain ? Au retour, Louis trouve Hélène prostrée. Elle lui donne des détails sur l’achat inconsidéré, et décrit l’installation de sa fille dans l’annexe d’une villa bourgeoise. Et Armel, et la rentrée ? Il sera lundi au chef-lieu, on lui expliquera pour les deux changements de train. Non, trop compliqué, Louis ira le chercher. Le taxi. Sur la route, Louis se remémore : Nadine… la troisième alerte, et probablement la dernière ; son goût pour les très jeunes hommes, un complexe de Phèdre latent. Ils arrivent à Auribeau, elle lui tombe dans les bras et pleure – les larmes, l’arme des femmes ! –, il lui pardonne, mais il reste soucieux, de sa fragilité morale, de l’amour à reconstruire… de l’argent dilapidé… Le chef-lieu. Armel arrive, rempli des nouvelles de Dompierre : il a aidé à la moisson comme un homme, et il compte maintenant cinq cousins et cousines ; en plus de Jean-Marie, l’aîné, de Jacques et de Jacqueline, les deux derniers : André, un blond aux cheveux frisés, une étrangeté dans la famille, et Hélène, la petite dernière. À l’évocation de ce tableau de famille, Louis se dit qu’il serait bien entre Germaine et Armel – le mensonge servi à Henriette devenu réalité ! Alors plus de craintes, plus d’inquiétudes, durant ses voyages. Mais inutile de rêver : vain autant qu’illusoire est d’imaginer des situations où il pourrait se er de Nadine. Retour sur la Côte par le car. Ravissement d’Armel collé à la vitre tout le long du voyage, son féroce appétit pour les sandwiches de Germaine et, sur place, son étonnement naïf face à l’unique pièce de leur nouvelle habitation. Il va de nouveau changer d’école, cette fois ce sera l’école Carnot à Grasse, le car, deux fois dix kilomètres chaque jour. D’Auribeau, Louis se prépare des souvenirs. La plupart amers : l’exiguïté des lieux, la cherté du loyer, Nadine paresseuse : c’est lui qui doit se lever et préparer le petit-déjeuner de son fils qui part tôt à l’école, un hiver exceptionnellement froid et humide – la proximité de la Siagne y est sans doute pour quelque chose –, des dépenses de chauffage exorbitantes… Mais quelques autres plus souriants : leurs virées à vélo les jeudis de printemps, à lui et Armel, parfois Nadine, vers la plage de La Bocca, la plus proche, avec ses rochers ; les

promenades solitaires, et parfois risquées, dans la vallée de la Siagne, ou sur les pentes du Tanneron et de l’Estérel. Le temps s’écoule, et l’ordre des choses reprend petit à petit sa place : Nadine a maintenant oublié son éphèbe blond, qui s’est marié, et l’ex-propriétaire du terrain, qui regrettait de l’avoir vendu, a accepté de le reprendre au même prix. Quant au terrain du haut à Esclarmont, celui qui a l’accès direct à la route, Louis s’est fait répéter ce qu’il se disait sur la vieille demoiselle marseillaise, et il a décidé de tenter sa chance. Il a joué sur la corde sensible : son mépris des Esclarmontais. La lettre est partie, il attend la réponse de pied ferme. Début juin, ils sont enfin de retour dans leur appartement de trois pièces superposées, assez sordide certes, mais ils y sont dans leurs meubles et tout vaut mieux qu’une pièce unique. Armel ne change pas d’école, seulement de route, cinquante kilomètres aller-retour contre vingt auparavant. Réponse de Mlle Goiran : elle accepte de lui vendre son terrain. Pour 50 000 francs, c’est donné ! L’acte est bientôt signé chez le notaire de Fayence. Louis exulte, le voilà propriétaire – de fait, c’est encore Nadine qui l’est, sur le papier – de deux terrains, totalisant 7 000 mètres ! Quelques ombres au tableau : les cerisiers se dessèchent, une bonne partie est déjà morte, et les vignes ne valent guère mieux ; l’agence ne s’est pas manifestée. Quelques semaines de répit pour commencer à défricher le nouveau terrain : aidé par Armel, Louis a dégagé de leur gangue de lierre trois arbres géants sur la terrasse du haut : un marronnier, un arbousier et un acacia. Enfin une lettre. Petite appréhension : serait-il congédié ? Non, on le retient pour trois voyages, début juillet au 15 septembre. Mais bientôt une autre lettre : celui de juillet est annulé. Louis, inquiet, en réfère à son ami li, à Nice, qui lui conseille de téléphoner. Mme Dubart le rassure, il peut compter sur les deux autres, en août et septembre. Entre temps, Hélène est arrivée de Saint-Valat – elle tiendra compagnie à Nadine –, et bientôt c’est le train pour Paris. Une nouveauté cette année, Louis fait le voyage avec Armel qui, lui, a tout lieu d’être content : les grandes vacances sont là et bientôt Dom-pierre et ses cousins, et il a brillamment réussi son examen d’entrée en 6ème. Rue de la Py, Henriette modère son animosité contre Louis en présence d’Armel, tout en poursuivant son vouvoiement, au

grand étonnement de celui-ci. Un court battement avant l’Espagne, consacré à Suzanne, à qui Louis donne sa nouvelle pièce, Chauffage central ¹ , et surtout à Simonne, terriblement négligée depuis des mois : il n’a pas répondu à ses lettres. Les parents l’accueillent avec chaleur, et l’intéressée, d’abord circonspecte, est vite reconquise. Elle doit partir pour son travail, il sort avec elle, et la persuade de plutôt l’accompagner chez lui. Un appel à son chef de service au prétexte que sa mère est malade suffira, personne n’ira vérifier. Rue de la Py, elle lui demande s’il l’aime : il lui répond par l’affirmative. Et il ne ment pas, car il aime toutes les femmes, simplement, il en aime une plus que les autres.

CINQUIÈME ÉPOQUE

NADINE : Le rêve d’amour

Troisième partie (sur 3) Suite 1 (sur 2)

(Suite du tome 24)

¹ Cf. tome 23, 5e Époque, chap. 208, p. 307 & chap. 210, p. 320.

² Jeannot, 12 ans, est le fils d’Yvette, la sœur de Nadine. Confié à Hélène, il poursuit sa scolarité au petit séminaire : ibid. chap. 210, pp. 323-324.

³ Un collègue de l’écurie Dubart avec qui Louis a fraternisé dès leur première rencontre sur un tour d’Espagne : cf. tome 22, 5e Époque, chap. 168, pp. 281282. li fut peu après victime d’un grave accident de car près d’Oviedo, qui fit un mort, le chauffeur, et quinze blessés : cf. tome 23, 5e Époque, chap. 176, pp. 46-47.

⁴ Louis soupçonne qu’il a épousé sa bonne : ibid. chap. 184, pp. 112-113.

⁵ André et Renée sont les ex-beau-frère et belle-sœur de Louis, avec qui il a entretenu des relations étroites. Renée est la sœur de Louise, sa première femme, décédée en 1939 : cf. tome 12.

Rolley était un auteur dramatique établi, mais vieillissant, avec qui Louis avait conclu un accord : il donnait le sujet, et Louis écrivait : cf. tome 17, 5e Époque, chap. 24, p. 276. Une association qui n’avait, à ce jour, pas encore porté ses fruits, Rolley n’étant pas parvenu à faire accepter les pièces issues de leur collaboration par les directeurs des théâtres sollicités.

⁷ Cf. tome 24, 5e Époque, chap. 228, pp. 176-177, pour une description détaillée de celle-ci.

⁸ Cf. tome 13.

Cf. tome 17, 5e Époque, chap. 21, p. 240.

¹ La pièce relate les tribulations d’un couple qui, vêtu à l’esquimaude, bat la

semelle dans son appartement en pestant à l’envi contre l’absence de chauffage, contre le propriétaire, le gouvernement et le Bon Dieu. Jusqu’au moment où un technicien, appelé, constate qu’ils ont tout simplement oublié d’ouvrir les robinets des radiateurs : cf. tome 24, 5e Époque, chap. 247, p. 330.

CHAPITRE 249

Devant Louis, groupées sur le trottoir, une à une les filles montaient dans le car, il n’avait pas jugé nécessaire de er le premier pour les installer, en utilisant le plan du car, comme il faisait d’habitude : elle se disposeraient comme elles voudraient, selon leurs affinités respectives ; et d’ailleurs, à l’intérieur, debout près du chauffeur et dirigeant par gestes, la directrice officiait déjà. Ce n’était pas un voyage comme les autres, et même il considérait que ce serait un voyage pour rien : privé de la parole, il n’aurait pour lui que sa bonne mine. Et quant aux résultats : peu d’achats, peu de commissions, et un pourboire symbolique. Cela et, si longtemps fructueux, la fin du change, puisque les relations monétaires avaient repris entre la et l’Espagne. Ce qui permettait à Dubart, qui traitait désormais directement avec les hôtels, de retarder ses paiements à l’extrême. C’était la fin de l’âge héroïque. Louis calculait que cette saison, déjà ramenée à si peu, serait d’un bien maigre profit, et il se rappelait avec amertume avoir écrit :

Une certaine conception de la vie, la plus large, la fin d’un certain esclavage social, et pour tout dire l’une des formes les plus précieuses de la liberté, commencent là où s’installe l’irrégularité des gains. Celui dont la rétribution tombe toujours égale s’enferme peu à peu dans une prison dont il ne pourra jamais sortir.

Ah oui ! « T’en as d’la chance avec toute cette volaille ! Combien qu’tu vas t’en farcir ? » Un de ses anciens chauffeurs, qui ait à côté de lui, le poussait du coude. Louis sursauta. Il était en train de chercher à déterminer laquelle était la cousine de la reine. Peut-être la plus mal fagotée. Mais la gouaille du chauffeur le détournait de cette curiosité puérile et lui en inspirait une autre. Dix-huit sexes féminins, probablement intacts, et lui tout seul devant. Dix-huit vierges, et donc

dix-huit têtes rêveuses qui, le soir, penseraient à lui, avec l’aide d’un doigt agile. C’était troublant. Il monta à son tour et se tourna vers les jeunes filles : “Good morning! I am very pleased to take this trip with you. Unfortunately, I don’t speak English.” Toutes applaudirent. On les emmenait en Espagne. Des vacances formidables. Elles étaient radieuses. Prêtes à tout accepter dans la joie. « Très amusant ! dit la directrice. C’est comme si je vous disais : je ne parle pas le français. » Les rires éclatèrent, auxquels se mêla celui de Louis : la directrice avait un accent épouvantable. La randonnée commençait bien. Il était d’ailleurs à prévoir qu’avec des filles de quinze à seize ans, ce seraient des rires du commencement à la fin. Louis se carra sur son siège. « Tu peux y aller ! » dit-il au chauffeur. Celui-ci était un petit homme noueux d’une quarantaine d’an-nées, brun, au nez bourbonien et aux yeux couleur de châtaigne, coiffé d’un béret basque, quoiqu’il fût béarnais, de Salies-de-Béarn. Sa voix calme, et grave pourtant, avait une douceur presque féminine. Une équipe de deux petits hommes, ils éveilleraient immanquablement la sympathie. Assise derrière lui, la directrice avait sur ses genoux deux guides cartonnés : la et l’Espagne. À quoi allait-il donc s’oc-cuper, pendant tout ce périple ? Même pas à jouer au touriste, il connaissait villes et paysages par cœur. À penser à lui-même ? Un sourire lui vint aux lèvres. Là il y aurait toujours quelque chose à découvrir. C’était, en soi, comme une vaste contrée qu’on ne pourrait jamais se flatter de connaître vraiment pour la raison qu’elle changeait sans cesse. ionnant, un sujet de réflexion s’offrait constamment à lui : ses maîtresses – il n’aimait pas ce mot vieilli, il le trouvait ridicule et impropre : c’était lui qui avait toujours été le maître. Il récusait aussi le mot que lui avait dit un chauffeur : « Tu es un homme à femmes. ». Un homme à femmes était celui qui ait de l’une à

l’autre, lui les gardait toutes et il les aimait toutes. Les femmes ? Elles lui avaient donné beaucoup de joies, et même des joies supérieures. Mais il les avait payées argent comptant. Aline¹¹, Flora¹², Louise¹³, Nadine¹⁴, que de serrements de cœur ! Il lui vint une pensée, qu’il nota dans un coin du programme :

C’est une erreur de croire que le bonheur est dans la joie : elle a un envers, qui est la tristesse. Seule, la sérénité n’a pas de revers. C’est dans la sérénité qu’est le bonheur. On sortait de Paris. Il revécut son après-midi avec Simonne¹⁵. Sur le plan charnel, ce n’avait pas été une réussite. Comme il l’avait pensé, l’unique souci de la jeune fille était d’être aimée par l’homme qu’elle aimait, et elle était trop naïve et inexpérimentée pour se livrer au calcul de l’attacher par les sens. Elle était touchante, il éprouvait pour elle une pitié tendre et il lui pardonnait d’encombrer un peu son chemin. Fort différente avait été la soirée chez Suzanne¹ . Pas d’effusions, un vrai copain. Une cascade d’humour mordant, ils s’étaient moqués agréablement l’un de l’autre, jusqu’au lit, où ils s’étaient tus pour se consacrer à la besogne amoureuse. Il avait affaire à une célibataire endurcie. Si celle-là l’aimait, elle le cachait bien. Je suis un peu dérouté avec elle, pensa-t-il. J’ai l’habitude de la tendresse, de l’émotion, de la douceur, de la soumission fervente. Elle ne m’offre rien de tout cela. Alors, de quel prix est-elle pour moi ? D’aucun, je laisse aller, voilà tout. Le pensionnat jacassait. Toutes ces voix féminines, il était grisé. « S’il vous plaît, monsieur le guide… » Par-dessus son épaule, une main aux longs doigts effilés lui tendit un bout de papier. Il lut :

S’il vous plaît d’arrêter quelques minutes à Chartres, à l’endroit où je vous dirai. Il tourna la tête et sourit : « C’est prévu, chère madame. » répondit-il.

Elle était blonde. Ses yeux étaient d’un bleu mêlé de jaune qui salissait un peu le bleu, ses traits étaient sans beauté. Elle devait avoir la quarantaine. Elle respirait la sécurité et le bon aloi. Il n’était pas étonnant que la reine d’Angleterre lui eût confié sa cousine. Mais qui était cette cousine, laquelle des dix-huit ? Il se délecta d’avance à l’idée qu’il le saurait bientôt. Il verrait si la famille royale était comme toutes les autres, ou si, par quelque apparence, elle se distinguait des humbles mortels.

¹¹ Son amour platonique d’adolescent : cf. tome 2, 1re Époque.

¹² Sa première maîtresse, italienne, une femme d’âge mûr : cf. tomes 8, 2e Époque, qui le conduira à une rupture douloureuse : cf. tome 9.

¹³ Sa première femme, selon l’État civil : cf. tome 19, 3e Époque, qu’il perdra prématurément : cf. tome 12, 3e Époque, 8 ans après leur première rencontre : cf. tome 10, 3e Époque, chap. 11, pp. 78-87.

¹⁴ Sa maîtresse actuelle, à la santé précaire et à l’humeur fantasque. Louis est séduit d’abord par sa photo dans un champ de blé, à Dompierre : cf. tome 14, 4e Époque, chap. 60, pp. 270-272, et ensuite, par sa sensibilité et son amour de la poésie : ibid. chap. 61, pp. 278-286.

¹⁵ Cf. Préambule, pp. 12-15 & p. 18, ce volume.

¹ Cf. Préambule, p. 14, ce volume.

CHAPITRE 250

La chaleur était de plomb, d’un ciel presque blanc il tombait ndu feu. Après la cuvette de Cordoue, chauffée à faire bouillir la terre, c’était Séville et les ardeurs de la plaine andalouse. On attendait le soir, les premières heures de la nuit étaient un apaisement et une délivrance. Mais à l’étape de midi – l’astre au zénith, il n’y avait pas d’ombre –, avec le car – qu’on appelait par plaisanterie le car-four – laissé au soleil et les mangeailles excessives, les voyageurs étaient si accablés et si enclins au sommeil que Louis renonçait à ses chansons et à ses petites histoires. Aguerri, lui seul, hors le chauffeur, demeurait dispos et lucide, heureux, aussi, d’être rendu à ses habitudes, après l’intermède anglo-espagnol.

Le collège anglais avait repris mélancoliquement le train pour Dieppe et les brumes de la Cornouailles. Il en gardait un souvenir de fraîcheur et de jeunesse, elles avaient toutes été amoureuses de lui, le petit Français, et les regards langoureux ne lui avaient pas manqué ; mais il savait qu’à cet âge, les filles seraient tombées amoureuses d’un singe, et il n’était pas enclin à enfreindre la consigne de Dubart ¹⁷, il y allait de la réputation de l’agence en Angleterre. Quel scandale s’il en avait séduite une ! D’autres que lui l’au-raient fait. La directrice était d’ailleurs vigilante. Un jour, à Barcelone, dans un couloir de l’hôtel, l’une d’elles, la plus âgée et la plus hardie, s’était plantée devant lui, muette et les yeux ardents. Il avait à peine eu le temps de comprendre, la directrice était survenue et l’avait sévèrement interpellée, sans que Louis eût pu saisir un traître mot. Il trouvait à dire quelques phrases, apprises et méditées par avance, d’un accent remarquable, lui disait-elle, mais quand on lui répondait sur le même ton en anglais, c’était le noir absolu. Sa grimace d’ignorance faisait rire les jeunes filles qui trouvaient étrange et amusant qu’un homme qui, semblait-il, s’exprimait correctement en anglais, restât, quand elles lui répondaient, aussi ahuri que s’il était sourd. Mary, Gladys, Marjorie… jamais il n’avait pu retenir le prénom de toutes. La cousine de la reine d’Angleterre, enfin reconnue, était l’une des plus timides. Ses compagnes ne lui témoignaient aucune considération particulière. Louis en avait été d’abord surpris. Mais en y réfléchissant, il avait compris que l’esprit de calcul n’existait pas à cet âge, et pas davantage l’obséquiosité. En l’absence de consignes contraires des adultes, cette attitude

était donc parfaitement normale. Quant à la directrice, trop respectable, nul n’eût songé à la courtiser. Le chauffeur disait qu’elle n’était pas bais…. un mot impossible à retranscrire en entier, et il était vrai qu’on imaginait assez mal qu’elle eût un sexe. Louis s’était bien dit que s’il s’était livré à quelques tentatives il eût peut-être été surpris du résultat, mais il n’en avait eu nulle envie. Ce périple singulier lui avait rappelé un vieux rêve, un rêve d’adolescent : devenir professeur dans un lycée de jeunes filles et être aimé en secret par toute la classe ; en fait, ce n’était pas difficile, il suffisait de ne pas être trop vilain à regarder. Il avait encore en mémoire la classe de français, une année, au collège, faite par une jeune femme : tous, enfin… presque tous, se masturbaient en sa présence¹⁸.

À Madrid, le concierge lui avait remis une courte missive, sous enveloppe. D’une grosse écriture de fillette, Maruja¹ l’invitait à aller la voir chez elle l’après-midi, surtout pas après six heures. Étonné, il y était allé à cinq, et il avait trouvé une Maruja transformée, les joues pleines et les pommettes roses, plus fraîche et plus désirable, mais moins singulière et moins attirante pour lui. Elle s’était mariée, elle mangeait désormais à sa faim. Beau joueur, et sincèrement heureux pour elle, il l’avait félicitée, et il se disposait à prendre congé quand, sans dire un mot, elle avait soulevé sa jupe, dévoilant son pubis touffu. Ils s’étaient unis debout, face à face. Cette fille n’avait pris aucune précaution : elle était mariée, n’était-il pas vrai ? Ensuite, prêt à repartir, il avait été pris de tendresse, et il lui avait dit, en lui glissant un billet de cent pesetas dans la main : « Tu n’as sûrement pas d’argent de poche à présent ² . Voilà pour toi. Je t’en donnerai autant à chaque voyage, même s’il ne se e rien entre nous. J’ai beaucoup d’affection pour toi. ». Il avait vu une larme perler entre ses cils et il s’était sauvé. Un doux souvenir. Ensuite, après Madrid, plus libre de ses regards et de sa pensée que dans ses précédents voyages, il s’était rendu compte que l’Espagne changeait. À quelques kilomètres de la capitale, on ne voyait plus de bicoques pareilles à celles des anciens Ibères : un toit de chaume noirci de fumée sur des murs bas troués d’une porte, et rien de plus. Pompes à essence, hôtels neufs, et dans la campagne, des armées de jeunes arbres entourés d’un grillage protecteur : Repoblación forestal.

Une Espagne chauve, dépouillée sans relâche de ses forêts depuis les hommes de l’Antiquité. Beaucoup de routes étaient devenues des rivières de goudron. Le tourisme irriguait la Péninsule, il était bien rare que, dans ses hôtels, Louis ne trouvât pas d’autres guides et d’autres chauffeurs. Et les rencontres étaient joyeuses. À Cordoue, on avait eu une émotion forte. À onze heures du soir, un mozo avait frappé chez Louis. Benoît, le chauffeur, venait d’avoir un accident : il avait fait une chute dans la salle de bains, son front avait cogné contre le lavabo et il s’était évanoui. Louis avait couru. Benoît, ranimé, était allongé sur son lit. Louis avait proposé d’appeler d’urgence un chauffeur de remplacement. Encore étourdi et tout un côté meurtri, Benoît l’avait assuré qu’il serait en mesure de reprendre le volant pour le départ du lendemain matin. Un simple malaise dû à une indigestion, celle-ci provoquée par la chaleur et l’abus des boissons glacées. Acharnées à la concurrence, les agences demandaient à leur personnel navigant un service forcené, et la nourriture espagnole était éprouvante. « Ces Espagnols ont des intestins en acier chromé ! » disaient maints chauffeurs. Pensif devant le lit de Benoît, Louis s’était fait une réflexion un peu amère : La pièce maîtresse de ce voyage, c’est lui, pas moi. Ainsi s’expliquaient les surprenants égards que les groupes témoignaient aux leurs, égards parfois vexants pour le guide.

À propos de chauffeur, au voyage suivant, le sort lui avait réservé une satisfaction de choix : ç’avait été François, le précieux garçon qui roulait toujours à la même vitesse et arrivait invariablement de bonne heure aux étapes, une inestimable aubaine pour un guide ²¹. Et qui formait avec lui l’équipe idéale, d’autant plus aimée de ses clients qu’ils étaient particulièrement heureux de se retrouver ensemble et que cela se voyait. Il y avait dans le groupe une petite secrétaire, modeste, effacée, insignifiante à son avis. Il s’était très peu occupé d’elle, elle lui rappelait trop sa vie de bureau. Et elle était tombée dans les bras du sage François dont les confidences l’avaient amusé : « Je couche avec elle, bon, mais je me ménage, hein ? On fait l’amour un jour sur deux, et le lendemain je la contente avec le doigt. Pour elle le résultat est le même, et moi je reste en forme. ». Adorable François ! Les choses de l’amour, même anormal, n’étaient jamais absentes de ces randonnées touristiques. À Madrid, Louis avait fait la connaissance d’une jeune

collègue dont il avait déjà entendu parler : une lesbienne, un vrai garçon, les traits rudes, vêtue à la diable, avantageuse, vantarde, décidée, bousculant ses phrases et tout ce qu’elle faisait. D’autres collègues avaient dit à Louis : « Rien ne lui résiste. Elle est formidable. Quand une voyageuse lui plaît, elle se la fait en deux coups de cuillère à pot ! ». Stupéfait, Louis n’avait pu y croire. Le temps du séjour à Madrid, il l’avait observée avec curiosité. Était-il possible qu’elle réussît à convaincre n’importe quelle femme de son choix de partager des amours différentes ? À la surprise de Louis, ils s’étaient pris d’amitié l’un pour l’autre, il s’était même établi entre eux un climat de complicité goguenarde. Pour se donner un genre, Louis avait laissé pousser ses favoris. « Oh là là ! Ces rouflaquettes ! Quelle gueule de maquereau ! » s’était écriée la lesbienne. Et de rire. Au matin du troisième jour, ils s’étaient quittés à regret. Après cet épisode, Louis s’était dit que la planète amoureuse comportait encore pour lui des continents inexplorés.

Dans le groupe dont il avait la charge, Louis avait particulièrement noté la présence d’une grande femme blonde, souriante, élancée, et qui se piquait de distinction, une qui se tient, avait dit le chauffeur. Elle avait quarante ans, elle était encore fraîche et désirable, les hanches pleines et la taille fine. Elle se prénommait Louise. Des Louise, il en avait eu au moins deux dans sa vie ²². Allait-elle être la troisième ? Elle avait une tête de plus que lui, mais ce n’était pas un obstacle, couchés il n’y avait plus de grands ni de petits. Ses chances n’étaient pas minces, il les avait mesurées, il avait l’habitude, il savait quand il plaisait à une femme, un simple regard suffisait à le prévenir. Cependant, peu convaincu d’agir, il attendait. Cette Louise était accompagnée d’une amie : Marcelle. Plutôt petite, elle, châtaine, un peu boulotte, l’air d’une bonne ménagère. Parisienne, avec un restant d’accent méridional. Ce jour de septembre, à cette heure d’après-midi sévillane où, malgré la chaleur et en raison des rigueurs du programme, il emmenait ses voyageurs dans une promenade en calèche, assis près du cocher, il les avait toutes les deux derrière lui. On avait parcouru les allées du Parc de María Luisa et Louis avait expliqué que les minuscules granulés, d’un ocre lumineux, qui recouvraient le sol, étaient pris à Alcalá de Guadaíra, une colline

des environs tout entière de roche fiable que les jardiniers allaient chercher en carriole. Place d’Améri-que, où il avait dû préciser une fois de plus qu’il ne s’agissait nullement des États-Unis, mais de celle du Sud, le groupe avait gavé de graines de plantain des volées de colombes impudentes au point de picorer dans le creux de la main. Et à cette heure, ils en revenaient au petit trot, sous les yeux de quelques rares peones ahuris de voir ces fous de touristes faire la promenade en pleine chaleur, au lieu de somnoler paresseusement dans une chambre obscure. Tout soudain, Louis eut l’intuition que quelque chose d’indéfinissable se ait derrière lui. Il tourna la tête et reçut en pleine face le regard de Louise posé sur lui. Il sut aussitôt qu’avant peu elle serait sienne. Tandis que le cortège de calèches suivait le Paseo de las Delicias, il songea avec saisissement à la gravité, inconnue du sexe masculin, que revêtait la décision d’une femme de livrer à un homme son être le plus intime, le plus secret, son sexe au creux d’elle-même, de laisser un homme entrer en elle, avec tous les dangers que cela pouvait comporter. Rêveur, il imagina les approches, l’étreinte, puis la délicieuse complicité des jours suivants, un Éden secret au cœur du groupe. Tout cela était en puissance, prêt à vivre, n’attendant que le coup de pouce qui le mettrait en mouvement et le précipiterait dans la réalité. Il ne fut pas étonné quand, dès le seuil de l’hôtel, elles l’invitèrent à prendre l’apéritif avec elles. Il accepta. Au bar, Louis assis entre elles, ils engagèrent une conversation futile. Louis répondait avec le sentiment qu’elle ne comptait pas, qu’elle n’était qu’un prétexte, que l’idylle se mettait en place dessous. Il se grisait de comprendre qu’en imagination, sa décision prise, cette femme assise à son côté était en train de se donner à lui. Il ne fut pas étonné non plus quand l’amie se leva en disant : « Mes enfants, j’ai une lettre urgente à écrire à ma fille. Je vous laisse tous les deux. » Demeuré seul avec cette Louise, troisième du prénom, il ressentit de façon pressante que l’instant capital était venu : il lui fallait se déclarer ou renoncer et er pour un timoré ou un imbécile, l’un comme l’autre lui vaudrait son mépris. Elle était attirante, elle avait l’air sain et sensible, elle avait un beau sourire, quel fou aurait renoncé à cette alouette qui lui tombait toute rôtie dans le bec ? « Madame, dit-il à mi-voix, nous sommes seuls, personne ne nous entend, je peux donc vous dire ce que je pense en toute liberté : qu’il est impossible à un homme, et particulièrement à moi, de rester insensible devant votre charme et le

capital de plaisir et de bonheur que vous promenez innocemment au beau milieu des convoitises masculines. » Un peu littéraire, se disait-il tout en parlant, mais elles aiment ça. Il vit la jeune femme rougir de plaisir. Mais il s’aperçut aussitôt qu’il n’avait pas affaire à une naïve : « Vous n’êtes pas seulement un conférencier distingué, don Luis, vous savez aussi tourner le compliment. – Aucun mérite, je me borne à dire ce que je pense. – Encore mieux ! Mais savez-vous que vous êtes un homme redoutable : vous connaissez le numéro de ma chambre, vous êtes du dernier bien avec le concierge, vous pourriez lui emprunter son e, et je pourrais, moi, me réveiller quand il serait trop tard. » Il se souvint, lors d’un voyage précédent, d’une certaine quarteronne, qu’il avait dédaignée, et qui lui avait fait une réflexion assez similaire ²³. Ils rirent. « Trop tard pour quoi ? » demanda insolemment Louis, en proie à un désir subit. Elle baissa les yeux sans répondre. Il reprit : « En tout cas, ce que je peux vous garantir, c’est que vous n’auriez pas un réveil désagréable ! – Oh, je n’en doute pas ! » Elle chuchota, comme pour elle-même : « Laissez-moi un peu de temps. » Elle se levait à son tour : « Excusez-moi, je vais redre Marcelle. » Serais-je allé trop fort ? se demanda Louis. Après tout, c’est elle qui m’a

provoqué. Il réfléchissait. Son mot, ce Laissez-moi un peu de temps, n’était-il pas une acceptation implicite ? Tout le reste de la soirée, il se plut à tenter d’analyser l’état d’esprit de la jeune femme. Comme toutes, elle avait besoin d’un peu de rêve avant d’affronter la réalité, pour la rendre moins choquante. Elle aurait une nuit pour s’y résoudre et pour s’enflammer.

Après le dîner, François, désœuvré, lui dit : « Je vais prendre le frais sur la place. Tu viens ? » La place San Fernando ²⁴ était encore plus belle aux lumières que sous la gloire du soleil. Ils s’assirent sur un banc. Silencieux, Louis songeait à ses deux nouvelles amies. « Regarde cette petite. On dirait qu’elle nous tourne autour. Ça fait trois fois qu’elle e devant notre banc. » dit François. Il la vit, tournée vers eux. Il s’interrogea : C’est moi ou c’est lui qu’elle regarde ? Il se persuada qu’elle le regardait lui, ce petit homme plus semblable à elle, plus accessible qu’un grand. Elle pouvait avoir douze ans. Elle était vêtue d’une méchante robe noire, tachée de blanc, comme d’écume, en plusieurs endroits. La poitrine plate, les jambes grêles, elle était brune comme la nuit et bronzée comme une gitane. Ses yeux noirs lui mangeaient le visage. Elle était sûrement malpropre, mais elle brûlait, cela se voyait à son regard avide. Il fut troublé. « Tu permets que je note quelque chose, tant que je m’en souviens ? » dit-il. Et il griffonna, au dos d’une enveloppe tirée de sa poche :

Ces fillettes de treize ans, rares mais inoubliables, qui dévisagent les hommes avec une intensité d’appel choquante, ces fillettes que tout le monde prend pour telles, à cause de leur âge visible, de leur poitrine étroite et de leurs membres grêles, et qui savent bien, elles, désespérément, qu’elles sont des femmes… Quel

homme n’a pas frémi devant un de ces regards ? Parfois l’un d’eux cède au vertige, et l’on voit son nom dans les journaux, à la rubrique des tribunaux, qui n’ont jamais rien compris aux choses de la chair…

Quand il releva la tête, la fillette n’était plus là. « Elle a foutu le camp, dit François. À cet âge-là, chez nous, ce sont des merdeuses. Ici, je me demanderais plutôt si elles sont encore pucelles. La petite pute, elle en voulait ! » Il soupira : « Tu sens, la fraîcheur ? Il n’y a qu’à cette heure-ci qu’il fait bon. » Il caressait des yeux les palmiers, les bougainvilliers et les orangers, baignés par la clarté des lampadaires. « Tous ces arbres sont des êtres vivants. Tu crois qu’ils font une différence entre la lumière artificielle et la lumière du jour ? » François tourna vers lui un visage ahuri. C’était le genre de question que ne se posaient jamais les gens.

¹⁷ Dubart lui avait dit : « Et attention, je ne veux pas d’histoires avec les filles ! » : cf. tome 24, 5e Époque, chap. 248, p. 337.

¹⁸ Cf. tome 1, 1re Époque, chap. 15, pp. 150-152.

¹ Une jeune Espagnole avec qui il avait, lors d’un précédent voyage, lié conversation à San Lorenzo de El Escorial, et qui l’avait subjugué : cf. tome 22, 5e Époque, chap. 170, pp. 297-299. Par la suite, il la reverra à chacun de ses ages à Madrid.

² À l’époque, peu de femmes mariées travaillaient en dehors de leur foyer.

²¹ Cf. tome 22, 5e Époque, chap. 168, pp. 280-281 & chap. 170, p. 306.

²² D’abord sa femme, décédée : cf. tome 10, 3e Époque. Puis une serveuse du restaurant où Louis et deux de ses collègues de la Recette-perception du 20e avaient leurs habitudes : cf. tome 13, 4e Époque, chap. 9, p. 80, dont il finit par faire sa maîtresse : ibid. chap. 10, pp. 91-92.

²³ Cf. tome 24, 5e Époque, chap. 235, p. 233.

²⁴ Louis lui donne son ancien nom, bien que le nom officiel, depuis 1936, soit plaza Nueva.

CHAPITRE 251

Encore une circonstance de ma vie que les gens rassis trouveraient surprenante, songeait Louis, en caressant distraitement les cheveux de sa compagne couchée à côté de lui, la tête penchée vers sa poitrine. « Pas avant le retour à Paris ! » venait-elle de dire, et après plusieurs tentatives infructueuses, il comprenait : Louise était l’une de ces femmes dites sérieuses, elle avait envie de lui, mais elle avait peur de er à ses yeux pour une gourgandine, et en même temps, en bonne femelle, elle voulait exaspérer son désir. Beau joueur, il s’inclinait enfin, avec l’arrière-pensée de lui faire regretter son refus, à constater une trop courte insistance de sa part ; chacun son jeu, se disait-il, dans ces préliminaires astucieux et délicats. La chambre double était vaste. Dans le second lit, Marcelle, l’amie, ne dormait pas, il n’entendait pas son souffle, peut-être couvert par le roulement des voitures sur le pavé, ce n’était plus le silence opulent de l’Alhambra-Palace protégé par les jardins : le groupe était descendu à l’hôtel Sudán, nouvellement édifié en plein centre de Grenade, moins important et moins fastueux. Deux femmes avec moi, dont l’une complice. Cette pluralité me poursuit ²⁵ ! continuait à songer Louis.

Le matin, au cours de la visite des jardins du Généralife, en s’écartant un peu du groupe, et après avoir fait signe à Louise III, comme il l’appelait en lui-même, de le suivre, il lui avait arraché la permission d’aller la retrouver dans la chambre qu’elle partageait avec son amie. Et le soir venu, il s’était présenté en pyjama et porteur d’une bouteille de Quarenta y tres ² . Tous trois avaient joyeusement trinqué avec les verres à dents du lavabo, et comme il n’y en avait que deux, Louise et lui avaient bu dans le même. Ce geste innocent avait peut-être plus fait pour les rapprocher que tous leurs désirs, il en avait eu parfaitement conscience. Après un bavardage exquis, il avait regardé sa montre et dit, d’un ton plaisant : « Voyez, Louise, je suis en pyjama, tout prêt à me coucher. Ça m’embêterait

beaucoup de remonter deux étages à cette heure-ci, l’ascenseur réveillerait tout le monde, je ne peux pas faire ça à mes voyageurs. Faut-il que je me mette à genoux pour solliciter l’hospitalité de votre lit ? – Mon dieu, cet homme est plein de sollicitude pour ses voyageurs ! s’était écriée Marcelle. Et avec ça, il s’ennuie, tout seul dans son lit. Louise, tu ne peux pas lui ref ça ! – À une condition, avait dit Louise en secouant son index : comme frère et sœur ! – D’accord, et soyez rassurée, ma chère amie : je n’ai aucun goût pour l’inceste. » Mais à peine dans le lit, il l’avait entreprise. Par trois fois, elle s’était défendue avec une vigueur triomphante.

Maintenant il reposait, momentanément apaisé, et é de l’ardeur à la tendresse. Il était doux de toute manière d’avoir une femme contre soi. Il se demandait quels pouvaient être les sentiments de Marcelle, son amitié pour Louise devait être vraie : une fausse amie n’aurait cherché qu’à susciter des empêchements sournois. Il y avait peut-être, aussi, dans son attitude conciliante, un rien de perversité. L’agrément d’imaginer, tout près d’elle, deux sexes en émoi. « Il est temps de dormir, on se dit bonsoir ! » murmura Louise, et elle tourna le dos. L’idée que la croupe de cette jolie femme était à quelques centimètres de son sexe réveilla de façon fulgurante le désir de Louis. Il avança les mains, empoigna les globes jumeaux, les écarta et d’un seul coup entra en elle : si Louise elle-même n’était pas consentante, son sexe, lui, était prêt à le recevoir. Un duo de soupirs et de halètements couvrit les bruits de la rue. Ils avaient oublié la présence de Marcelle. L’assaut se termina par un double cri de plaisir. C’était fait, elle était à lui. Il se rejeta sur le dos, épuisé.

Elle ne se levait pas. « Je veux garder dans moi ce que tu m’as donné. » dit-elle à voix basse. Il s’émut. Celle-là aussi l’aimait déjà. Quel pouvoir d’attachement avaient les femmes ! Il en était saisi. Il se rappelait Louise, la première, qui avait dit à peu près le même mot. Quelques minutes plus tard, sa main sur le sein de sa compagne, il sombra sans en avoir conscience. La sonnerie du téléphone le réveilla. Sept heures. Le veilleur de nuit s’acquittait de la mission qu’il lui avait confiée la veille : «Son las siete, señoras.» Il alluma la lumière. Marcelle s’étirait dans son lit : « Difficile de dormir, avec vos trucs ! » dit-elle d’un ton réprobateur. Louis ne s’attarda pas à en imaginer davantage, cette bonne ménagère était aux antipodes de sa concupiscence. Il embrassa tendrement Louise, qui lui souriait, heureuse : « Tu changes ma vie, oh, Louis, si tu savais ! » soupira-t-elle. Attendri, il lui donna un nouveau baiser et s’en fut.

Dans sa chambre, il se sentit à la fois satisfait et accablé. Qu’al-lait-il faire de cette nouvelle maîtresse ? Elle aussi habitait Paris. Ce métier de guide-courrier international était fait pour des chasseurs de conquêtes égoïstes et vains. Lui ne savait pas faire de la peine aux femmes. Chaque aventure était l’amorce d’une nouvelle destinée. Et elles s’accumulaient. Comment tout cela finirait-il ? De ses trois Louise, celle-ci était la plus désirable, grande, bien en chair, élancée pourtant, un visage franc, une haleine nette, une distinction naturelle, une belle femme, à côté d’elle Suzanne était une avortonne grimaçante et Simonne une petite fille ingénue. Se débarrasser des deux pour ne conserver que celle-là ? Un

autre que moi le ferait, se dit-il. Il fit distraitement sa toilette et sa gymnastique, s’habilla et descendit pour prendre son petit-déjeuner. En bas, il vit deux enveloppes dans son casier. Il les prit. L’écriture de Nadine et celle de Suzanne. Des lettres de femmes, il les recevait toujours avec une joie intime, profonde, indéfinissable. Il s’arrêta dans le hall pour les ouvrir. D’abord celle de Suzanne :

C’est fait, mon cher ami, votre Chauffage Central ²⁷ est retenu par la radio. On attend votre retour pour la répétition. Vous me devez une reconnaissance éternelle. Attendez-vous à ce que j’en exige les intérêts.

Et voilà. Sa carrière théâtrale repartait au tout petit trot. Le sort voulait-il vraiment faire de lui un auteur comique ? Comment savoir ? Que faire ? La rencontre de cette Suzanne était-elle un signe, un clin d’œil de la destinée ? Perplexe, il décacheta la seconde enveloppe :

Mon Biquet, je ne suis pas heureuse, sans toi je ne suis plus rien, je ne peux rien, en partant tu m’emportes et tu ne laisses ici que mon apparence, et mon cœur malheureux pleure après toi, je voudrais que tu comprennes toute la détresse que je mets dans ces lignes, je n’ai pas étudié, ma langue n’est pas si riche que la tienne, je suis obligée d’employer les mêmes mots que tout le monde, il faut lire doucement chaque lettre que j’écris…

Nadine ! Il l’avait reprise, complètement reprise, depuis sa folie d’Auribeau ²⁸, elle retrouvait ses phrases sublimes d’autrefois. Bouleversé, il interrompit sa lecture, s’assit dans un fauteuil, et au dos de l’une des enveloppes, écrivit d’un trait :

Ô troublante et merveilleuse marche des sentiments et des choses ! Cette pureté dont je suis assoiffé au point que j’en frissonne, c’est au sein de mon péché qu’elle vient briller comme un joyau dans la boue, c’est de là que venant d’y plonger et encore tout couvert d’éclaboussures malpropres, je la ramène miraculeusement intacte. Pureté, bonté, sagesse, tout brûle à la fois dans mon cœur, comme un bouquet de flammes aux couleurs vives, tandis que je me relève, meurtri et las, de la couche où j’ai vautré mon corps…

« Bonjour, don Luis ! » Il leva des yeux égarés. Deux couples étaient devant lui. Il se dressa et leur serra la main. Et après eux venaient Marcelle, et Louise radieuse, embellie par le bonheur. « Bonjour, mon cher guide ! dit-elle. – Dis tout de suite : mon guide à moi… pour le voyage à Cythère ! » appuya ironiquement Marcelle. Louis essaya de sourire. Ce qui se ait en elle aussi était pur. Infiniment pur, comme chez toute femme au départ d’un nouvel amour. Il ne savait plus… Elles èrent. Cet air heureux ! Quand une femme s’est donnée, elle est aux anges ! C’est être possédées qu’elles veulent, et elles ne le savent pas, pensa-t-il. Il se rassit et reprit sa lecture :

… Tu ne sais pas ce qui me comblerait de joie, ce qui me fait rêver depuis plusieurs jours, et qui est pourtant à notre portée ? Ce serait de er notre hiver à Séville. Tu m’as tellement parlé de cette ville merveilleuse ! Pour moi qui, par amour de toi, vis enterrée dans des villages perdus, ce serait une vraie résurrection, une envolée vers le paradis. Mon amour, qu’est-ce qui pourrait t’empêcher de m’accorder cela ? Tu m’as dit que la vie est moitié moins chère en Espagne, ça nous ferait une économie ! On louerait une chambre meublée qui nous serait remboursée par l’économie de chauffage. Tu as des amis là-bas, on ne serait pas seuls, à Esclarmont on n’en a aucun. Tu m’as dit aussi que c’était

pour toi un drame de ne jamais pouvoir t’arrêter dans des endroits qui te vont au cœur, ce sont tes propres paroles. Tu voyages partout et moi je n’ai jamais voyagé, ce n’est pas une situation normale. Maman reprendrait Armel, elle s’occuperait de l’inscrire en 6ème au séminaire, elle est d’accord. Oh mon Biquet, puisque tu m’aimes, tu m’accorderas cela ! J’ai besoin de me laver le cerveau et l’âme de cet Esclarmont qui a vu ma folie. Réponds-moi un oui qui te vienne du cœur et écris-le-moi tout de suite, je ne vais pas vivre en l’attendant…

Ce que contenait cette enveloppe distraitement ouverte ! Louis fut si remué qu’il se leva et se mit à marcher machinalement dans le hall. Un hiver à Séville ? Mais comment n’y avait-il pas pensé plus tôt ? Pour lui aussi, c’était un rêve. Sa merveilleuse place San Fernando, et ce long poème qu’il lui a dédié ² ! Un rêve d’une réalisation ridiculement aisée, puisque, seule, aurait pu l’arrêter la question d’argent. Elle jouait à l’envers, au contraire ! Vivre des mois dans cette ville des villes, au lieu de les er dans ce misérable logement d’Esclarmont qui le ramenait aux instants les plus pauvres de son existence ! À Séville, il se mêlerait enfin au peuple espagnol, il étudierait cette race qui était pour un quart la sienne, il s’y ferait des amitiés précieuses. Et José ³ qu’il pourrait voir chaque jour ! Où s’installeraient-ils ? Pas question de vivre à l’hôtel, ce serait ruineux. Mais il y avait des pensions pas chères. Et quant à Armel, il retournerait à SaintValat, il serait en sécurité chez Hélène et probablement content de retrouver Jeannot, même si ce dernier ne venait désormais à la Graveyre qu’en fin de semaine ³¹. Hélène connaissait déjà le Supérieur du séminaire ³², ce devrait être facile de le faire accepter, d’autant que sa réputation de bon élève l’accompagnerait. Conduit par sa mère à la gare d’Austerlitz, accueilli à celle du chef-lieu par Hélène, qui n’aurait plus à l’amener à Esclarmont. Tout cela, décidément, s’agençait de façon parfaite. Tant pis pour le petit-déjeuner, il allait envoyer tout de suite un mot à Nadine, et un autre à Hélène. Mais non, cela erait mieux si c’était Nadine qui s’en chargeait. Il a dans le petit salon de correspondance :

Ma Bicquétonne chérie,

Tu as eu une idée de génie. Je m’en veux de ne pas l’avoir eue moi-même des années avant. Je ne veux pas te faire languir plus longtemps. Dès mon retour nous partirons pour Séville. Cent millions de baisers. Louis.

PS : Préviens ta mère pour Armel, qu’elle fasse le nécessaire pour son entrée en 6e.

Méfiant, au lieu de déposer sa lettre entre les mains du concierge, il lui demanda un timbre et sortit pour la glisser dans un buzón. Ainsi elle partirait tout de suite, et sûrement. On avait tout vu dans ce domaine, un sous-ordre qui, dans il ne savait plus quel hôtel, jetait au panier les lettres que lui confiaient les touristes et mettait leur argent dans sa poche. Il avait encore le temps de boire un sommaire café au lait. À son entrée dans la salle à manger, il reçut en plein visage le regard lumineux de Louise. Ces voyages, c’était sa seconde vie, ou plutôt sa vie secondaire, appréciée pour ce qu’elle lui apportait, et surtout pour ce qu’il tirait d’elle. Il aimait tellement la vie ! Il eut le sentiment qu’une seule ne lui aurait pas suffi.

²⁵ Une première fois avec Georgette, sa cousine, et Cécile, la meilleure amie de celle-ci : cf. tome 3, 1re Époque, chap. 49, pp. 20-25. La seconde fois avec Yette et sa sœur Marion, le soir-même de l’enterrement de Joseph, son père : cf. tome 13, 4e Époque, chap. 28, pp. 263-270 & chap. 29, p. 271.

² Liqueur jaune d’or, très sucrée, constituée d’un mélange de Fine Champagne, de crème de lait et de jus de fruits, au gout à la fois ardent et velouté. 43° d’alcool, d’où son nom. Louis en raffole depuis qu’il l’a découverte lors de son premier circuit espagnol : cf. tome 20, 5e Époque, chap. 89, p. 75.

²⁷ Cf. Préambule, p. 18, ce volume.

²⁸ Cf. Préambule, pp. 16-17, ce volume.

² Cf. tome 20, 5e Époque, chap. 92, pp. 107-109.

³ José Lavigne est un guide local de Séville que Louis avait rencontré lors de son premier circuit espagnol : cf. tome 20, 5e Époque, chap. 93, p. 123, et avec lequel il avait rapidement lié amitié : ibid. chap. 108, p. 256.

³¹ Jeannot est apprenti électricien à Réquista, à 13 km de Saint-Valat : cf. tome 24, 5e Époque, chap. 245, p. 314.

³² Cf. tome 23, 5e Époque, chap. 210, p. 324.

CHAPITRE 252

C’était en traversant la Beauce que Louis avait résolu le pronblème de l’arrivée, avec une imagination plus fertile que les terres à blé. Simonne serait devant l’agence, à l’attendre, l’angoisse de l’amour au cœur. Elle le verrait serrer la main à une Louise au regard brillant de baisers. Elles se verraient, et elles sauraient aussitôt, les femmes comprenaient instantanément ces choses-là. Alors voici : il irait au-devant du danger, il les présenterait l’une à l’autre. À Simonne d’abord, il dirait : Je te présente madame Ribaud, une amie de ma femme ; et à Louise ensuite : Je vous présente Simonne, ma cousine . Ainsi chacune aurait sa vérité rassurante, que l’autre saurait être un mensonge. Le vouvoiement serait en sus, pour faire bonne mesure. Du Machiavel au petit pied, il l’ettait. Ensuite, Louise partie, il se délivrerait de Simonne en prétextant le mariage d’une parente pour le jour suivant – Marcelle avait en effet proposé qu’on ât la soirée du lendemain chez elle, sa fille et un ami seraient présents, et il avait accepté, plutôt deux fois qu’une. Il dirait à la jeune fille : Dis à tes parents que j’accepte avec joie de déjeuner chez eux, mais seulement pour après-demain . Je serai chez toi à midi. Et il courrait voir Suzanne pour tout savoir au sujet de la répétition de sa pièce, où et à quelle heure ? La journée serait chargée. Et tout venait de se er comme il l’avait prévu, avec une facilité déconcertante, Simonne avait eu une larme, mais elle y avait cru. Quant à Louise, immergée tout entière dans son nouvel amour, elle était à cent lieues de se poser la moindre question.

Pourboires, adieux, embrassade avec le chauffeur, remise du dossier au bureau. Libre comme l’air, Louis se rendit chez Suzanne. C’était un peu cavalier d’aller sonner chez elle à cette heure tardive, mais il avait un motif valable. Elle le reçut sans joie excessive. Y avait-il un amant caché dans un placard ? Mais non, c’était qu’elle n’aimait pas l’imprévu. La vieille fille ! Elle ne le retint pas, mais l’essentiel était qu’il apprît ce qu’il voulait savoir : la répétition aurait lieu le lendemain à 14 heures 30, au siège de la Radio. Il n’aurait qu’à demander les émissions théâtrales et à se nommer en arrivant. Il aurait volontiers é la

nuit chez elle, mais elle ne paraissait pas disposée. Et pourquoi n’avait-il pas proposé cela à Louise ? Trop tard ! Un peu de patience, il n’avait que vingtquatre heures à attendre ! Cette Louise, comme elle avait vécu intensément, entre Séville et Grenade ! Quel changement il avait apporté dans son existence ! Transfigurée, elle parlait d’abondance, elle plaisantait, elle riait aux éclats, et même quand ses traits étaient immobiles, ils exprimaient le ravissement. L’agréable maîtresse ! Transportée, elle ne se cachait de personne, elle semblait vouloir faire savoir à tout le monde qu’elle aimait don Luis. Un jour, alors que le groupe descendait du car, elle s’était approchée de lui et elle avait tendu le bras au-dessus de sa tête, à l’horizontale, avec un air de triomphe et de défi : Regardez tous ! Il est petit, mais je l’aime, et personne d’autre que moi ne pourra l’avoir ! Elle lui avait prodigué tous les baisers, toutes les caresses, son amour de quarante ans la grisait jusqu’à l’ivresse. « Je ne vivais plus que pour mon fils, lui disait-elle. Je croyais ma vie de femme finie. Tu es venu et tu m’as prouvé que non. Je t’aime. ». Bercé par le grondement du métro souterrain, il revivait tout cela. L’aimait-il, lui ? Il ne savait. Il était attendri par tant de fraîcheur, par cette joie éblouie. Il était affectueux avec les femmes, si proche d’elles qu’elles se croyaient toutes aimées de lui.

Gambetta. Il arrivait. Il allait affronter Henriette. Quel cauchemar ! Presque dix heures, si elle pouvait être couchée ! Mais pas de clef dans la serrure, elle n’était pas là. Soulagement. Il avait envie de se coucher. Depuis une semaine, c’était le premier soir où il n’aurait pas à contenter une femme. Il n’y avait pas de reliefs, pas de traces de repas dans la cuisine. Il se réserverait la chambre. Et si elle rentrait ? Eh bien, elle coucherait sur le divan du vestibule ! Il écrivit sur une feuille de papier :

Je suis là.

et à l’aide d’une punaise, la fixa sur la porte palière. Puis il se déshabilla et s’allongea dans le grand lit, avec délices. Délivré des mouvements du corps, c’était une joie subtile de laisser sa pensée errer sur les évènements récents, en

s’arrêtant parfois sur l’un d’eux pour en tirer tout le suc, et toute la leçon, s’il y en avait une. Mais il n’avait guère dormi les nuits précédentes. Un sommeil lourd le terrassa avant qu’il eût lâché la bride à sa mémoire. Au réveil, il paressa jusqu’à onze heures du matin. Un coup d’œil dans le léger entrebâillement de la porte lui avait appris qu’Henriette n’était pas rentrée. Il n’allait pas se soumettre à la corvée de préparer son déjeuner, d’aller en courses pour cela. Un bol de lait et quelques biscottes tartinées lui suffiraient, il se rattraperait le soir en dînant chez les Doller³³. Ou chez Suzanne.

14 heures 30. Il entrait dans l’immeuble de la RTF ³⁴, rue François Ier, dans le 8ème. Le temps de se perdre dans les couloirs, et il était trop tard : texte en main, la troupe échangeait les dernières répliques. Il se nomma. Une jeune et jolie femme, mince, très brune, vint à lui, le regard chaleureux : « Mon cher auteur ! Agnès de Véraldi. Je suis la femme du directeur des émissions théâtrales. » Louis s’inclina galamment et se dit comblé. Cette femme était une actrice, il le comprenait. Ils se dirent quelques banalités hâtives, Agnès de Véraldi semblait pressée : « Excusez-moi, il faut que je rentre, j’ai ma mère malade, elle ne peut pas longtemps se er de moi. » Louis s’enquit poliment : de quoi souffrait sa mère ? « De rhumatismes. Elle vit assise, elle ne peut plus remuer une de ses jambes. Pour une ancienne danseuse russe, vous pensez ! » Une fois de plus, Louis se souvint, mais cette fois, il se sentit décidé à aller de l’avant. S’il voulait briller, c’était le lieu, et le moment : « Savez-vous, madame, que je pourrais peut-être la soigner ? – La soigner ? Vous ? Vous êtes médecin ?

– Non, mais j’ai reçu le don de guérir. Ça ne s’explique pas. C’est comme ça. » Les yeux de la jeune femme brillèrent : « Oh, mais alors, si je vous demandais de vous occuper de maman, vous accepteriez ? – Bien sûr, chère madame, c’est justement ce que je vous proposais. – Mon cher auteur ! Voulez-vous qu’on prenne rendez-vous tout de suite ? Mon dieu, si vous pouviez la soulager ! Aucun médecin n’y est parvenu. – J’essaierai. Mais je quitte Paris ces jours-ci… – Ah, mon dieu ! Quel malheur ! – Mais j’aurai un moment, cet après-midi. – À quelle heure ? – Tout de suite, si vous le désirez. – Là, tout de suite ? Je pourrais vous emmener ? – Oui. – Quelle chance ! Je vais téléphoner à maman. Vous êtes en voiture ? – Non. – Alors, dans la mienne. Attendez-moi ! » Elle sortit et revint presque aussitôt : « Mon cher auteur, allons-y ! » Louis la suivit jusqu’à un parking souterrain. Ils montèrent dans une longue voiture grise. Dehors, il vit qu’ils se dirigeaient vers le seizième arrondissement. Un peu anxieux, il se demanda s’il n’allait pas vers un fiasco, et si cette Agnès n’allait pas penser qu’il s’était moqué d’elle. Il parlait trop vite. Avait-il encore, en lui, ce don étrange ? L’avait-il seulement jamais eu ? C’était une fatalité de

l’existence qu’on ne fût jamais sûr de rien. Il dit qu’il avait été joué à Paris. « Oui, oui, mon mari et moi, nous savons. » De Véraldi. Le directeur des émissions théâtrales ne s’appelait pas ainsi. Étaitelle réellement sa femme ? Ce devait être son nom d’actrice, en tout cas, il avait de l’allure. Rue de y, elle stoppa devant une somptueuse façade en pierres de taille, agrémentée de corniches et de balcons. « Nous y sommes ! » Les dimensions du hall, le large escalier à balustres frappèrent Louis. La richesse, c’était l’espace autour de soi. Dans une pareille demeure, comment conserver un esprit mesquin ? Une double porte aux lourdes poignées de cuivre. À l’intérieur, une vieille femme aux yeux d’un bleu éteint était assise sur une chaise. Massive, imposante, les traits affaissés, mais nobles. Un colonel de cuirassier ! pensa Louis. Agnès de Véraldi le présentait. « Mon dieu, si vous pouviez me soulager ! Quel bonheur ! » s’écria la mère. Elle roulait les r. Louis trouva l’accent russe étonnant. « Nous allons voir ça, madame. – Tenez, regardez ! » La vieille femme retroussa sa robe jusqu’à l’aine. D’abord choqué, ce que vit Louis le laissa stupéfait : si énorme était l’enflure d’un genou qu’on eût dit un haut de cuisse, il n’avait jamais vu quelque chose d’approchant. Qu’est-ce que je vais pouvoir faire à ça ? se dit-il, atterré. Il s’agenouilla néanmoins, et commença ses es. Attentives, les deux femmes

observaient un silence absolu. Crispé, tendu, Louis sentit le gagner peu à peu une ankylose sournoise. Cela naissait en lui, augmentait, s’étendait à son dos et à ses jambes, il s’affola. Je ne vais plus pouvoir me relever ! Il cessa brusquement d’agiter ses mains et tenta de se remettre debout. Ce fut si douloureux qu’il ne put se redresser tout à fait. Mais une scène inattendue lui fit immédiatement oublier son mal : la vieille dame se levait – elle était immense – et se tenant sur sa jambe valide, remuait l’autre, pliée au genou, la balançait dans le vide et s’exclamait, la face hilare : « Oh ! Mais je me sens prête à danser ! – Mon Dieu, ce n’est pas possible ! » soupirait Agnès de Véraldi. Elles abreuvèrent Louis de mercis et de compliments enthousiastes. Émerveillé lui-même, il refusa toute récompense, disant que sa pièce diffusée à la radio en serait une, et il accepta de boire un doigt de vodka. La vieille dame s’en versa un demi-verre. Pas étonnant qu’elle ait des rhumatismes ! songea Louis. Il n’arrivait pas à se tenir droit. L’ankylose persistait. Il s’inquiéta. Est-ce que cela allait lui rester ? Qu’avait-il à vouloir guérir les gens ? « Je vous raccompagne ? – Non, merci, j’ai le métro direct. » À la demande d’Agnès il donna son adresse. Les deux femmes le raccompagnèrent sur le palier. La mère marchait ! En bas, il éprouva quelque difficulté à mettre un pied devant l’autre. Il s’efforça. Après un moment, il lui sembla, cependant, que l’ankylose s’atténuait. Il espéra. Il était perplexe. Qu’est-ce que tout cela signifiait ? L’usage de ce don surprenant devait-il s’accompagner de précautions protectrices ? Lesquelles ? En tout cas, maintenant il en était sûr, il y avait en lui une force inconnue, elle agissait par elle-même, sans même le secours de sa volonté. Allait-il l’utiliser de façon systématique ? Il avait autre chose à faire de sa vie ! Rien n’indiquait, d’ailleurs, que cette force fût permanente, cinq ou six résultats dispersés n’étaient pas une preuve. Et le mieux-être qu’il avait chaque fois déclenché était-il durable ? Il n’en savait rien. Mais qu’importait ! C’était un détail. L’amorce d’une reprise de carrière théâtrale

était bien autre chose ! Bien autre chose aussi était le fait qu’il était aimé de trois femmes : Louise III, Simonne, et Nadine, cette pensée lui tenait chaud au cœur. La vie était belle ! Tout gonflé de ce sentiment, il considéra avec commisération les ants mâles : des sédentaires qui n’avaient autour d’eux que quelques femmes : l’épouse, les parentes, les collègues, les amies, toujours les mêmes, une misère psychologique !

³³ Les Doller sont ses ex-belle-sœur et -beau-frère : cf. Préambule, p. 12, ce volume.

³⁴ Radiodiffusion-télévision française.

CHAPITRE 253

Sortant de chez Mme de Véraldi, Louis hésitait : Maintenant, nSuzanne ou les Doller ? Les Doller ! Il ne savait pas quand erait à la radio sa minuscule comédie, mais, prévenus, eux surveilleraient les programmes. Il se laisserait inviter à dîner, à condition qu’on le libérât pour la soirée chez Marcelle. Il parla tout haut : « En route pour Denfert-Rochereau ! » dit-il d’un ton guilleret. Il connaissait par cœur les lignes du métropolitain, leur lacis de stations, un second Paris sous l’autre. Rue Cassini, il trouva à Doller une figure émaciée, la peau déjà parcheminée, les yeux éteints. Il le regarda à la dérobée, en se disant : Voilà pourtant un homme qui était taillé en force. Mais, en bon Alsacien, il n’aimait que la charcuterie et les fromages, et il ne voulait pas entendre parler de légumes ni de fruits. Jeune encore, le voilà impuissant, rongé par sa néphrite et certain de ne pas faire de vieux os. Mon dieu, mon dieu, il est à l’opposé de moi ! Et il le voit, il le sait. Il me sourit, cependant. Il me tient en affection, je le sais. Mais quel pauvre sourire ! Il se rappela. Jadis, en parlant de son beau-frère, Louise lui avait dit que chaque soir, quand il rentrait au logis, la plage arrière de sa voiture disparaissait sous les cochonnailles. Ce que cet homme avait pu manger comme saucisses, pâtés, jambons, rillettes, rôtis, côtelettes et grillades de porc ! Et l’alcoolisme mondain des réceptions d’amis ! Il remercia le ciel de lui avoir donné des goûts humbles et sains. Renée était contente. Elle le dévisageait d’un air avide, lui sembla-t-il. Il en fut un peu agacé. Il retint un : Qu’est-ce que tu as à me regarder ? J’ai quelque chose de changé ? Dis-le ! Il demanda des nouvelles de Nicole. Renée fit un geste d’insouciance : « C’est fini, elle n’est plus avec nous ! Elle mène sa vie ! » L’amour maternel ne t’étouffe pas ! pensa Louis.

Renée n’était pas famille-famille, ce n’était pas la peine de l’interroger sur l’aînée, l’infortunée fille³⁵ de son mari. Elle était égoïste à la façon d’un animal incapable de sortir de lui-même. Elle l’aimait pourtant, lui, d’un amour trouble, peut-être à base de désir, mais s’il avait touché à ses intérêts, elle l’aurait rejeté sans pitié. André Doller abandonna son atelier. Les visites de ce petit phénomène de Louis étaient rares, et il avait tant de choses à raconter ! Et voilà qu’après le théâtre, il avait accès à la radio ! Comment faisait-il ? Ils savaient bien que c’était un cerveau, mais tout de même ! Et les femmes ! Ce petit bonhomme ! Elles se prenaient à lui comme les mouches à la glu ! Louis lisait tout cela dans le regard effaré de son beau-frère qui, avec ses yeux d’un bleu candide et sa carrure d’athlète, n’avait, à sa connaissance et à celle de sa femme, jamais été voir ailleurs, peut-être plus, d’ailleurs, par timidité que par amour pour elle. La timidité ? Un jour, fatigué d’elle, lui l’avait jetée aux orties. Renée, elle, comprenait les succès galants du petit homme, et pour cause ! cela n’échappait pas non plus à Louis, ni sa réaction naturelle : un appétit vorace d’y revenir. André prenait un doigt de quinquina et portait le verre à ses lèvres avec une appréhension visible. Louis se représenta le supplice de cet homme qui voyait son corps se retourner contre lui jusqu’à lui infliger une constante torture physique et morale. Ce devait être abominable. Comment la Nature aitelle que chacun fût son propre ennemi ? Tout en buvant à petits coups son apéritif, Louis se rappelait sa troisième Louise et jouissait doucement de la savoir sienne, et que cela fût si fort et venu si vite, mais n’était-ce pas au début qu’on aimait le plus ? Il fit rire le couple avec l’histoire de la bouteille de gros rouge au Reina Cristina d’Algésiras et de son coup de pied dedans³ . Il aurait pu ne pas tarir pendant des heures, mais il y avait son rendez-vous. Alors que, le dîner terminé, il se disposait à partir, Renée lui dit, sur le ton de la confidence : « Ça ne va pas avec Henriette. Elle est très montée contre toi. Il paraît que tu la délaisses. Autrement dit, tu ne la baises pas ?

– Eh ! je la vois si peu ! Elle est toujours en vadrouille. Comme moi d’ailleurs. – Ça ne doit pas être drôle de te trouver avec elle, quand tu reviens de voyage. – Elle n’est pas toujours là, je viens de te le dire ! Heureusement ! – Peut-être, mais quand elle y est !… Écoute, Nicole n’habite plus avec nous, sa chambre est libre. Ça te dirait de t’installer ici ? Ça te ferait un pied-à-terre. Confortable. Et tranquille. Tu n’aurais pas à faire toi-même ton frichti. – Je te remercie, mais… – Viens avec moi te rendre compte, si ça pourrait te convenir ? » Elle dardait sur lui un regard brûlant. Il comprit³⁷ et frissonna. « Non, aujourd’hui je n’ai pas le temps. Une autre fois. – Mais si, viens, ce sera vite fait ! » Il secoua la tête : « Non, Renée, il n’en est pas question pour le moment. – Ah, bon, bon ! » Elle se fermait. Elle l’accompagna jusqu’à la porte, tandis qu’An-dré s’attardait dans la salle à manger. « Pourquoi ? » chuchota-t-elle. Il ne répondit pas et partit. Il savait qu’il n’aurait pas pu résister à l’audace impudique de cette belle-sœur qui manquait d’amour, et sachant aussi qu’à l’issue de la soirée chez Marcelle, il rentrerait probablement avec Louise et erait la nuit avec elle. Il jugeait donc prudent de ménager ses forces.

Il était huit heures. Il avait trois quarts d’heure pour redre le dix-huitième où logeait Marcelle. Il flâna un moment. Avant de le plonger dans l’ombre, le soir pâlissait le long couloir de ciel entre les toits. Même loin des arbres et des champs, Louis sentait la douceur de septembre, ce mois qu’autrefois il avait

appris à aimer le plus. Les ants marchaient sans hâte, l’heure du travail était ée. Il songea à Renée. Il était flatteur d’être désiré par une jolie femme comme elle. À condition qu’il ne dérangeât pas sa vie, elle serait à lui quand il voudrait. Quel stupre en perspective s’il avait accepté d’habiter chez elle ! Il pensa à la fille de Marcelle, qu’il ne connaissait pas encore, et qui avait des problèmes sentimentaux, lui avait dit sa mère. Il avait promis de la confesser et de la conseiller, un autre jour, quand il la verrait seule à seul. Il aimait cela, on se maintenait sur la crête, on frôlait un peu la chute, c’était délicieux. Les femmes aussi, de leur côté, adoraient cela. Et quand trouverait-il le temps ? Souvent, il promettait ainsi, pour plaire, pour rassurer, pour réconforter sur l’heure, et autant en emportait le vent. Chez Marcelle, ce fut Louise qui l’accueillit, radieuse. Un long baiser unit leurs bouches, quoique Louis n’aimât pas les donner ainsi : debout, lui, plus petit, le visage levé, et sa maîtresse courbée vers lui. Dans la pièce, il vit trois personnes : Marcelle, sa fille, déjà femme, assez jolie, de petits yeux vifs, un nez mince, un profil allongé qui évoquait un museau, et un hôte, jeune, grand, beau garçon, que Marcelle présenta comme le chauffeur du car dans lequel elle avait fait un tour d’Italie. Ah ! n’aurait-elle pas eu des relations avec lui pendant le voyage ? Lui qui avait pensé que l’ami était celui de la fille, il s’était trompé. Sa présence contrariait Louis, qui aimait être le seul mâle au milieu de plusieurs femmes. Et la stature de ce gêneur l’humiliait aussi. Pour cette raison, il se garda de prendre place à côté de lui ; ce que fit précisément Louise. La fille baissait les yeux. Il était tranquille de son côté, elle l’écouterait comme un oracle. La conversation s’engagea, et Louis s’aperçut que le chauffeur se montrait avec Louise d’une galanterie excessive. Selon toute évidence, il la courtisait, ignorant apparemment les liens qui les unissaient, elle et lui. Il voyait que Marcelle, embarrassée, n’osait intervenir et surtout que Louise se prêtait au jeu, qu’elle minaudait et jouait à la coquette. Se faisaient-ils du pied, ou du genou, sous la table ? Était-elle réellement émoustillée par le garçon, ou bien cherchait-elle, pour être aimée davantage, à piquer sa jalousie ? À présent, peu importait à Louis, les mille morsures de celleci avaient irrité son amour-propre au-delà du point de non-retour. Une inspiration insensée le saisit : « Écoutez, vous deux, on va vous faciliter les choses ! » dit-il avec un

détachement feint qu’il voulut superbe. Il se leva et éteignit la lumière. Une interminable minute s’écoula dans une obscurité totale et un silence absolu, puis on entendit la voix bourrue de Marcelle : « Cette comédie a assez duré, nous ne sommes plus des enfants ! » Le déclic du commutateur, et la lumière jaillit. Hormis Marcelle, personne n’avait bougé. Se sont-ils embrassés ? se demanda Louis, le cœur transpercé. Le désir soufflait où et quand il voulait, il le savait d’expérience. Bouleversé, toute raison perdue, il ressentit une envie sauvage de meurtrir sa maîtresse, de la fouler aux pieds. Ce désir l’agita comme un déchaînement d’orage. « Bon, dit-il, je pense que je n’ai plus rien à faire ici. Pour le plan à trois, je suis de trop. Amusez-vous bien ! Je vous salue ! » Le temps de voir le regard ahuri du jeune homme, et les yeux agrandis de Louise, ses joues d’une pâleur de neige, il se levait et s’en allait sans tourner la tête. Il ouvrit la porte palière et la claqua si violemment derrière lui que le mur en vacilla. Il parachevait ainsi, entraîné par le torrent de son dépit furieux, le geste de folie ³⁸ qu’il avait entamé en éteignant la lumière : « Adieu, sale garce ! Tant pis pour toi ! Tu vas le regretter ! » rugit-il dans l’escalier.

³⁵ Louis en avait d’abord entendu parler : cf. tome 10, 3e Époque, chap. 13, pp. 102-103 & tome 18, 5e Époque, chap. 30, p. 28, et l’avait ensuite rencontrée lors d’une soirée chez les Doller, où il avait parlé longuement avec elle : ibid. chap. 35, pp. 85-86.

³ Cf. tome 23, 5e Époque, chap. 202, p. 262.

³⁷ Depuis plusieurs années, Louis entretenait une relation intime épisodique avec Renée. C’était elle qui, en manque – André, malade des reins, était devenu

impuissant –, l’avait d’abord sollicité : cf. tome 17, 5e Époque, chap. 18, pp. 215-218 & chap. 19, p. 219. Ils s’étaient promis que cette première rencontre serait sans lendemain, par égard pour le mari, que Louis avait toujours considéré comme un véritable ami. Mais ce n’avait été qu’un vœu pieux.

³⁸ En cette matière, Louis n’en était pas à son coup d’essai. Il avait déjà montré qu’il pouvait être, selon l’expression, jaloux comme un tigre. La scène s’était déroulée à Paris, peu avant la Libération, dans un restaurant-cabaret espagnol où il avait emmené Nadine. Il avait remarqué le regard brillant de sa maîtresse face à un jeune danseur virevoltant dans un pantalon étroitement ajusté, et particulièrement quand celui-ci avait porté sa main, de manière obscène, sur le relief entre ses cuisses. S’était ensuivi, au retour rue de la Py, un drame qui était allé jusqu’à une tentative de suicide de Nadine, qui enjambait déjà la balustrade du balcon du sixième étage. Louis, qu’une intuition ramena dans la chambre, la retint in extremis : cf. tome 16, 4e Époque, chap. 115, pp. 108113.

CHAPITRE 254

Réveillé par la lumière du jour naissant qui noyait progresssivement celle des veilleuses, Louis songeait qu’une fois de plus il rentrait au bercail. On avait beau changer d’existence, à peine distancée, la routine vous rejoignait et se mettait à régenter de nouveau vos occupations, on ne faisait que changer de routine. Du moins le séjour à Séville échapperait absolument à ce tyran femelle. Dans deux heures, il retrouverait Nadine. Cela aussi était devenu une routine, mais celle-là lui faisait chaud au cœur. Il croyait aimer toutes les femmes, en réalité il n’aimait qu’elle, et il avait beau être effleuré par un soupçon : qu’il l’aimait surtout parce que c’était elle qui l’aimait le plus, ce soupçon ne changeait rien. Il ne regrettait pas sa troisième Louise, à qui il gardait une solide rancune. Fallait-il que les hommes aient longtemps été le jouet des caprices féminins, pour qu’elles aient fini par croire qu’elles se les attacheraient en les rendant jaloux et en les faisant souffrir ! Cela ne prenait pas avec lui, capable de brutales révolutions intérieures, toujours prêt à rompre dans l’instant, si l’on blessait son amour-propre ou s’il s’apercevait qu’il n’était plus aimé. Ainsi il ne laissait à Paris qu’une maîtresse occasionnelle : Simonne, ce qui était peu, Suzanne, elle, ne comptait pas. Il avait déjeuné chez les Gaumier. Un repas de famille. Il était certain que la nature de ses relations avec leur fille n’avait pas échappé au regard sagace de M. Gaumier et à l’intuition féminine de la mère, mais ils feignaient de ne pas savoir. Il aurait fallu être aveugle, les yeux de Simonne, quand ils se posaient sur lui, ne laissaient rien ignorer. Il aurait aimé pendre souvent des repas chez eux, M. Gaumier était un convive cordial et intéressant. Si, au lieu d’Esclarmont, il avait vécu à Paris, il aurait eu son rond de serviette à plusieurs tables : celle des Gaumier, celle des Doller, celle de Suzanne, celle des Rouly ³ , celle d’Agnès de Véraldi, sous le prétexte de surveiller l’impotente. Chaque fois l’occasion de briller et d’intéresser ses hôtes. Mais, intégré à la société courante, il aurait fini par lui ressembler, mieux valait sa solitude bien-aimée. Il s’avisa qu’avant de quitter Esclarmont pour Séville, il n’allait pas revoir Armel. L’abandon de cet enfant aux mains d’Hélène l’emplissait de remords. Elle lui donnerait une éducation rigoureuse, soit, il pouvait y compter, mais ce

n’était pas elle qui lui élèverait l’âme. Et les remords se dissipèrent bientôt, comme si le convoi les semait derrière lui. Nadine était au bout de ce voyage épuisant et fastidieux. Et cette énormité délicieuse : aller vivre à Séville ! Une énormité ? Il voyait la chose ainsi. Il soupçonna qu’au fond, sous le vernis des multiples expériences qui lui faisaient comme une carapace, il était toujours l’enfant timide à qui la pauvreté avait fait mener une vie étriquée. De temps en temps, il était ressaisi par cette timidité-là, et alors il avait peur de tout, il se faisait une montagne de tout. L’autorité qui se dégageait de sa personne, cette aura de commandement qui agissait avant même qu’il eût ouvert la bouche, comment se conciliait-elle avec ce sentiment, même ager, de sa vulnérabilité ? Était-il un être double ? Il ferma les yeux pour mieux voir en luimême. Son moi, ce n’était pas son corps, mais cette pensée fuyante, ces sentiments fluides sur lesquels on ne pouvait jamais mettre un nom durable. Savait-il seulement ce qu’il éprouverait dans les minutes, dans les heures, qui allaient suivre ? Cette incertitude, ces transformations incessantes, étaient peutêtre le sel de la vie, mais aussi une épreuve perpétuelle.

Ce qu’il éprouva à l’arrivée à Cannes fut une joyeuse surprise : Nadine sur le quai. À l’exception d’elle, tout se mit instantanément à ne plus exister, comme s’ils étaient seuls au monde. Il la saisit à pleins bras, et se rappelant ses réflexions, il lui dit à l’oreille, d’une voix emportée : « Nadine, tu es ma vérité ! ». Pour être sur place à l’arrivée du train, elle était venue la veille à Grasse, et elle avait dîné et dormi dans le petit hôtel coutumier ⁴ . L’amour ne regardait pas à la dépense. « On ne va pas rentrer en taxi, dit-il. Je vais laisser mes bagages à la consigne et on va faire la fête. On va déjeuner au restaurant ! On rentrera par l’autobus du soir. » Il observa avec délices le sourire radieux de Nadine, et en même temps, il se dit que pour lui aussi ce déjeuner dans un petit restaurant serait une joie exceptionnelle. Même si la distance avec les palaces et restaurant fastueux qu’il fréquentait durant sa saison était incommensurable. Tout de suite, Nadine parlait de Séville : « Tu es toujours décidé ?

– Bien sûr, ma chérie, plus que jamais, rassure-toi ! Justement, tant que nous sommes là, nous allons nous informer au guichet des renseignements. J’ai déjà étudié l’itinéraire, je sais ce qu’il faut demander. » Ils eraient par Puigcerdá, puis Saragosse, Madrid et Cordoue, un long voyage, inconfortable, ce ne seraient pas les Pullmans. Il le savait, mais Séville était au bout. « J’ai tout préparé, tu sais ? Les valises sont prêtes. Je me suis dit : la simple idée de les défaire le dissuadera de changer d’avis ! avoua-t-elle avec candeur. Louis se mit à rire. Une enfant ! Pourvue, par bonheur, de tout ce qui faisait l’attrait d’une femme. Au plan sexuel, elle ne représentait plus pour lui, et depuis longtemps, la nouveauté exaltante, mais elle partageait volontiers avec lui des fantasmes qui avivaient le plaisir. Avec les autres ce n’était souvent que quelques caresses préliminaires et leur aboutissement. Nadine parlait, parlait, rayonnante. « Si tu ne faisais pas plus de deux voyages chaque année, comme cette fois, je erais. » disait-elle. Leur journée fut un enchantement. Ils s’aimaient, ils ne devaient rien à personne, ils n’auraient pas à travailler pendant des mois, ils avaient de l’argent devant eux et ils allaient vivre dans la ville la plus agréable du monde. Avec son don de saisir tous les aspects favorables du moment et son art de convaincre, Louis décrivit et commenta tout cela devant une Nadine grisée, et un peu grise après deux verres de Bourgogne – dans cet état euphorique, qu’il l’eût prise avec délectation s’ils avaient été à Esclarmont ! Qui était plus libre et plus heureux qu’eux ? Hélène l’avait quittée l’avant-veille pour aller réceptionner Armel. « Ah bon, elle était avec toi ? Mais alors, ses vacanciers ? » Nadine parut gênée : « Ils étaient venus avec elle. Ils avaient envie de voir le pays. Et surtout maman

avait envie de le leur montrer ! » Louis sourit avec indulgence. Ce n’était pas le moment de lui faire des reproches. « Comment les as-tu couchés ? – On s’est arrangés. Ils étaient contents, tu sais ? Ils sont allés plusieurs fois à la mer. C’était autre chose que Saint-Valat ! »

À quatre heures, le car, puis, à Grasse, celui d’Esclarmont, étaient bondés ; ils durent, côte à côte, rester sans parler. Louis songeait à tout ce qu’il cachait à Nadine, à tout ce qu’elle ne savait pas de lui. Est-ce que tout le monde avait, comme cela, tout un pan de sa vie ignoré de ses proches ? C’était peut-être cela, plus que son absence elle-même, qu’elle ressentait confusément, et qui était la cause de ses éternelles lamentations. De savoir qu’il n’y pouvait rien était un peu effrayant. Esclarmont apparut, agrippé à sa colline. Esclarmont, cette fois, n’était qu’une escale. Il devait être écrit qu’il connaîtrait sans cesse un domicile nouveau. À Paris, en remettant son dossier à Mme Du-bart, il lui avait annoncé qu’il erait l’hiver à Séville, et elle avait répondu : « Vous feriez mieux d’aller à Londres ! ». Elle avait raison, certes, mais comment troquer le soleil et l’air transparent de la métropole andalouse pour les brouillards et les frimas des bords de la Tamise ? Esclarmont, la placette. Anna, la voisine, était plantée devant sa porte : « Alors, comme ça, vous partez de nouveau ? – Oui, et j’en suis bien contente ! dit Nadine. – Vous en avez, de la chance ! » C’était Louis qu’elle regardait, et il voyait bien, dans son œil luisant, que le désir de l’avoir en elle ne l’avait pas quittée ⁴¹. La contenter une bonne fois, et que ce désir importun s’éteignît ! Une sorte de rage le saisit, il laissa Nadine entrer la première, et se tournant vers la grosse femme, il lui dit à mi-voix quelques mots

obscènes. Elle ouvrit la bouche et poussa un : « Ah ! » qui ressemblait à la manifestation de l’orgasme. Il détourna la tête en se disant que, par bonheur, il partait, que, sinon, ç’aurait été la coucherie bestiale. Il frémit en se représentant que, peu importait sa hauteur d’âme, de temps à autre, il avait besoin de cela. Aller chez elle, Nadine partie en courses, et faire l’amour à la hussarde… Si elle se contentait de cela ! Allait-il penser à elle quand, bientôt, il allait posséder Nadine ? Ceux qui s’aimaient devraient vivre sur une île déserte. La cuisine était encombrée par trois grandes valises et plusieurs paquets. Le cauchemar. « Bon Dieu, comment allons-nous charrier tout ça ? » soupira-t-il, les bras déjà fatigués rien qu’en y pensant. Nadine, sur ce plan, n’était pas d’un grand secours. « Tu ne sais pas ? ajouta-t-il, il est déjà six heures. Je n’ai presque pas dormi dans le train. On va dîner tout de suite et on se couchera aussitôt. » Nadine, ravie, acquiesça, réticente sur un point : « Je n’ai pas faim. C’est normal, après tout ce qu’on a mangé au restaurant ! – Moi non plus. Alors, on se couche ! » C’était cela qu’elle voulait. Elle souffrait d’un retard de caresses. Plus calme, Louis l’aima néanmoins avec indulgence, puis, las, il s’endormit, la joue sur le sein de sa compagne. « Départ demain ! » avait-il promis.

Au matin, dispos et joyeux, ils partirent. Louis avait transporté les bagages en trois allées et venues. En montant dans l’autobus, il se trouva nez à nez avec Juliette Rouvière, assise au premier rang. Il pâlit, aussi saisi qu’elle. Bon dieu, c’est vrai, c’est samedi ! songea-t-il. Il entraîna Nadine vers les sièges du fond. Il aurait cette femme devant lui jusqu’à Cannes, cette femme, presque une inconnue, avec qui il avait pourtant accompli le geste le plus intime⁴². Il fut mal à l’aise. Ai-je jamais connu la paix intérieure ? se demanda-t-il. Au Gau ⁴³, oui, dans cette île minuscule au milieu des champs.

Encore, la pensée d’Henriette venait-elle quelquefois jeter le trouble dans mon esprit. Jusqu’à Grasse, plusieurs fois, comme malgré elle, Juliette Rouvière tourna vers eux une face inquiète. Dans le car de Cannes, il se précipita pour choisir deux places à l’avant. Ainsi, ne la voyant plus, il pourrait peut-être oublier sa présence. Il eût voulu se délivrer en écrivant ce qu’il lui venait à la pensée, sans le pouvoir, à cause de Nadine. Et comme jadis, au bureau, son chef de service à deux pas, il souffrit de sentir les phrases à demi formulées se presser sous son front, lui semblait-il, se pousser les unes les autres, une bousculade presque intolérable. S’en souviendrait-il, quand il serait enfin seul ? Les yeux à la vitre, il les traçait, fugitives, dans l’espace vide du ciel :

La femme n’est pas la perdition de l’homme, quelques-unes seulement. Mais il est condamné à vivre au milieu d’elles, chargé de son sexe qui appelle son complément avec une avidité toujours renaissante. Et ce n’est même pas entièrement vrai pour moi ; en ce qui me concerne il y a, dans cette attirance, quelque chose en plus qui n’a rien à voir avec mon sexe. Que signifie tout cela ? À quoi rime tout cela qui doit finir dans le néant ? N’est-ce que la pulsion vitale pour la perpétuation de l’espèce ? Si ce n’était que cela, alors l’homme ne serait pas qualitativement différent de l’animal, même si le plus évolué d’entre eux.

À Cannes, il vit avec soulagement la jeune femme s’éloigner dans la direction de la Croisette, après avoir jeté vers eux un coup d’œil rapide dont il ne comprit pas le sens. « Tu as vu Juliette Rouvière ? dit Nadine. – Oui ! – Comme elle t’a regardé, et plusieurs fois ? – Moi ? Je ne m’en suis pas aperçu. Je n’ai rien de commun avec cette femme. Ce n’était sûrement pas moi qu’elle regardait ! Sans doute toi ! – Tu n’es pas amoureux d’elle ? »

Il feignit de rire : « Tu es folle ? Pourquoi le serais-je ? – Elle est belle ! – Je ne la connais pas. Être amoureux d’une gravure de mode sur papier glacé, ce n’est pas mon genre ! » Nadine était joyeuse : « Je suis bien contente de m’en aller d’Esclarmont. » dit-elle. Moi aussi ! songea Louis, même si ce n’est pas pour les mêmes raisons qu’elle. Il fit un geste : « Attends-moi là, je vais chercher un porteur. – Un porteur ? dit Nadine, étonnée. – Oui. Ce n’est pas la peine de se tuer pour l’économie de quelques francs. » Il entra dans la gare, contrarié par l’exclamation de sa compagne : elle était restée à la modestie des humbles qui font tout par eux-mêmes, mais pas lui, au moins pendant ses voyages. Peu à peu s’établissait entre elle et lui une subtile différence, il s’en rendait compte, et il souffrait de constater que cela la diminuait à ses yeux. Mais après quelques secondes, cette pensée s’effaça et son imagination reprit le dessus : il allait séjourner au sein même du peuple espagnol, intimement mêlé à lui, sans l’écran trompeur du tourisme de palaces. Que de découvertes, que de joies, en perspective ! Mais tout cela aurait un prix : les trains espagnols ne roulaient pas tous les jours de la semaine ; une nuit d’hôtel à Puigcerdá, deux à Saragosse, et ce ne seraient pas des hôtels à touristes ! En Espagne plus qu’ailleurs, tout était facile pour les riches, les pauvres, eux, vivaient comme ils pouvaient.

³ Cf. Préambule, p. 14, ce volume.

⁴ Cf. Préambule, p. 9, ce volume & tome 24, 5e Époque, chap. 212, pp. 3435.

⁴¹ Celle-ci lui avait déjà fait des avances déguisées : cf. tome 24, 5e Époque, chap. 244, p. 303.

⁴² Cf. Préambule, p. 11, ce volume & tome 24, 5e Époque, chap. 246, pp. 320325.

⁴³ Hameau de l’Yonne, dans la Bourgogne profonde, où Louis et Nadine èrent près d’une année, de septembre 1948 à août 1949 : cf. tome 19, 5e Époque, chaps 72-84, pp. 173-293.

CHAPITRE 255

Atocha. Enfin la gare d’Atocha, ou du Mediodia. Enfin la ddernière étape de ce voyage impossible. Ce jour d’attente à Puigcerdá, ces deux jours à Saragosse, dans quel pays était-on ? Et il avait pensé qu’ils eraient ces heures de loisir forcé à visiter les monuments, les vieux quartiers de ces deux villes, à parcourir à pied leurs environs, à la découverte, et au bout d’une heure Nadine était fatiguée et n’irait plus rien. À Saragosse, devant la Vierge du Pilier – la Virgen del Pilar –, elle avait simplement dit : « C’est ça, ta première vierge d’Espagne ? ». Et il était vrai qu’elle était petite ⁴⁴ ! Hors cela, une première contrariété à la douane de Puigcerdá. Il avait acheté à Cannes, en partant, un petit appareil de radio magnifique, transportable avec sa poignée chromée. Le rideau du haut-parleur était d’une belle couleur ocre, avec des saillies transversales ton sur ton, du meilleur effet. Armé d’une sorte de courte pique pointue, le douanier espagnol, d’aspect redoutable et résolu, avait demandé : « Qu’est-ce qu’il y a, là-dedans ? ». Et sans attendre une réponse, d’un coup de pique il avait perforé le rideau, laissant Louis chagriné pour le restant de la journée. La nourriture aussi avait été un problème. Dès Saragosse, Nadine avait eu une forte colique, après quoi elle s’était bourrée de pilules, et ils s’étaient nourris de pain et de fruits. « Quand on sera là-bas… » répétait Louis, pour la rassurer et se rassurer lui-même. Mais l’Espagne vraie ne serait probablement pas l’Espagne de luxe qu’il avait exclusivement connue. Au moins la était abandonnée, avec ses soucis nationaux, son instabilité politique, ses déficits financiers périodiques, aussi indifférent fût-il, en arrièreplan, cela finissait par faire ombre. En Espagne ces désordres ne le concernaient plus, et pas davantage les difficultés ibériques, il se sentait comme déchargé d’une nationalité encombrante, miraculeusement réduit à lui-même, et c’était une impression de liberté totale et délicieuse. Un premier avec le menu peuple, dans les trains, l’avait éclairé et à la fois choqué. Où était le Talgo, les wagons-lits et leurs domestiques ? C’était comme si, en , on avait créé une quatrième classe pour les plus pauvres.

Louis s’était réfugié dans la contemplation, à la dérobée, de quelques superbes visages aux méplats creusés et aux yeux de nuit, dramatiques, tels qu’il les aimait. Maruja… À Madrid, sur la place de Carlos Quinto, il avait montré du geste l’immeuble massif de l’hôtel Nacional : « Tu vois, c’est là que je descends avec mes voyageurs. ». Nadine avait iré. Ils mettraient quatorze heures à atteindre Séville ! Ils y arriveraient à huit heures du matin. Leur séjour espagnol commençait pauvrement, et dans des conditions difficiles. Mais, à Séville !… « Tu verras, quand nous serons là-bas… » Quoiqu’il comptât sur l’aide de José, éternel distrait, il n’avait songé à écrire que depuis Paris. Ils seraient à Séville avant la lettre. Il irait s’enquérir de lui à l’hôtel Inglaterra. Tandis que défilaient sous ses yeux la banlieue sud de Madrid, Carabanchel et ses maisons aux étages nains, il serrait Nadine blottie contre lui et tâchait à la réconforter par de douces paroles. Qu’elle ne fût pas irrémédiablement déçue avant d’avoir abordé l’Andalousie de rêve ! Elle avait beaucoup é avec lui, mais c’était au temps exalté de leur amour. Dans le compartiment, les voyageurs la considéraient avec une curiosité ardente. Une étrangère. Lui, un espagnol ! Le regard des femmes était sévère. On ne se tenait pas ainsi en public. Louis s’attendait à voir quelque policier, prévenu, les prier de reprendre une attitude honnête. On entrait dans la Manche aux horizons nus et désolés. De sa monotonie naissait une paresseuse torpeur, Louis et Nadine s’endormirent. Ils ne s’éveillèrent qu’à l’arrêt de Cordoue, à six heures du matin. Nadine eut faim. En digne fille d’Hélène, elle avait acheté des bocadillos ⁴⁵. Préoccupé, Louis ne mangea pas. Il commençait à se demander s’il ne lui serait pas plus difficile de veiller sur Nadine que sur tout un groupe de voyageurs. Après une station interminable, « Mais qu’est-ce qu’on fout ici ? », le convoi se remit enfin en marche. Louis montra les régiments d’oliviers qui couvraient les collines : « Voilà les ordonnateurs de la cuisine espagnole ! » dit-il.

Nadine s’émerveilla de leur rigoureux alignement, et sous eux le sol nu comme un tapis ocre. « Ils sont toute l’année à les protéger des mauvaises herbes ! C’est de l’amour ! » précisa Louis. Plus loin, il ne reconnaissait pas le paysage, la voie ferrée traversait des sites sauvages où la route n’avait pas accès. Il se remémorait ses rêves d’adolescent : s’expatrier vers des terres lointaines : l’Amérique du Sud… l’Argentine… C’était fait : il quittait sa patrie, non pas pour un simple voyage mais pour vivre à demeure dans un autre pays. Précieuse expérience, qui s’ajoutait à tant d’autres.

Séville. « Voilà, nous y sommes ! » dit-il quand ils se trouvèrent sur le quai, au milieu de leurs bagages. Tu vas rester là, je vais chercher un taxi, le chauffeur viendra prendre tout ça. Dix minutes plus tard, les valises arrimées, ils roulaient vers l’hôtel Inglaterra. « Place San Fernando. », avait dit Louis. À présent, il reconnaissait le trajet, si souvent il s’était promené dans ces rues, le nez au vent et l’œil prompt. Il fit arrêter le taxi devant l’Ayuntamiento, et la course réglée, il dit à Nadine, qui restait bouche bée devant le spectacle : « Elle est belle cette place, hein ? Je n’en connais qu’une autre qui vaille cellelà : la Plaza Mayor de Salamanque. Bon, mais nous n’allons pas rester plantés là. Tu vois l’hôtel, juste en face, de l’autre côté ? Tu vas y aller et demander après José, le guide. Rassure-toi, on parle français. – Mais pourquoi tu n’y vas pas, toi ? demanda Nadine. – Parce qu’ils ne comprendraient pas pourquoi je ne prends pas pension chez eux. Ou plutôt ils ne le comprendraient que trop bien : à savoir que je ne suis pas assez riche pour ça, que ça m’est impossible quand c’est moi qui paye de ma poche. – Et alors ? – C’est une question d’amour propre. Va ! »

Ils pourraient croire aussi que je suis avec un groupe et que je l’ai emmené dans un autre hôtel, se dit-il une fois seul, avec un peu de honte. Nadine revint presque aussitôt. Louis s’était dissimulé sous le porche de l’Hôtelde-Ville, dans la crainte que l’un des mozos sorti de l’hôtel ne l’aperçût. « Il n’est pas là. Il est en Afrique du Nord, pour un deuil de famille. Il ne reviendra que la semaine prochaine. – C’est bien ma chance ! » pesta Louis. Il réfléchit un instant. Et si, en attendant, ils allaient loger à la pension du barrio de Santa Cruz ⁴ ? Elle n’était pas chère. S’ils s’y trouvaient bien, après tout… Il fit signe à l’un des taxis qui stationnaient à proximité de l’hôtel. « Avec ces maudites valises, non seulement on n’a pas le plaisir de marcher, mais en plus il faut prendre un taxi qui nous coûte de l’argent ! » dit-il. Et contrarié, et mécontent aussi de lui-même, il grommela dans son for intérieur, tandis qu’approchait le taxi : Cet instinct d’économie est chez moi une maladie héréditaire. Ma paysanne de mère me l’a transmise intégrale, et la prodigalité native de mon père, il ne me l’a pas transmise, lui ! En plus, mes sept à huit années avec Louise n’ont pas arrangé les choses, quand le scribouillard que j’étais devait borner son budget de correspondance à un timbre-poste par mois pour écrire aux miens ! Si je réussis à prendre mon vol, avec ce boulet aux pieds ! À la pension, on leur donna la chambre au plafond de cèdre sculpté, mais toutes étaient peut-être comme celle-là. Ils s’allongèrent sur le lit, les bras sous la nuque, pour le contempler plus commodément. « C’est une splendeur ! » disait Nadine. Elle était heureuse. La fenêtre n’était qu’un panorama de palmes, de lauriers, de jasmins et de roses. Elle s’extasia : « Tout ça à cette époque-ci ! À Saint-Valat, il y a longtemps que les rosiers de

maman sont défleuris ! Je resterais bien là toute la vie ! » Louis écoutait et n’osait pas se réjouir. Elle était versatile comme un enfant, et il redoutait l’épreuve de la nourriture. Elle vint. Tard. À trois heures, une criada vint les prévenir qu’ils pouvaient er à table. Nadine s’inquiéta : « Ça va être comme ça tous les jours ? – C’est la coutume en Andalousie. – Mais je ne pourrais jamais attendre jusqu’à trois heures, moi ! J’aurai trop faim ! gémit-elle. – Tu verras, tu t’y habitueras ! Tout est question d’habitude. » Dans la salle à manger, la criada leur servit du poisson. « Beuh ! Ça pue l’huile rance ! gémit de nouveau Nadine. – Essaie de le manger quand même ! – Je ne pourrais pas, ça me ferait vomir ! – Bon, dit Louis, je vais demander qu’on te fasse cuire des œufs. » La criada remporta le poisson et revint avec une assiette d’œufs frits. « Ils sentent aussi ! » s’écria Nadine. Louis rappela la criada. Était-il possible de faire frire les œufs avec une huile plus fine, moins fruitée ? La criada ouvrit des yeux effarés : « Mais, señor, nous n’avons que celle-là ! – Alors, avec du beurre ? – Nous regrettons, señor, mais nous n’avons pas de mantequilla. »

Elle considérait Nadine d’un air stupéfait. Qu’était-ce que cette personne qui refusait ce qui faisait le régal des autres convives ? « Notre cuisine est réputée, à Séville, señor ! – Je sais, ou plutôt je n’en doute pas. Mais ma femme est malade de l’estomac. » « Qu’est-ce que tu lui dis ? demanda Nadine. – Je lui dis que tu as l’estomac fragile. – Ça ne fait rien, je vais manger des fruits. » Et Nadine piocha dans une corbeille où voisinaient des pommes, des oranges, des bananes, du raisin et des chérimoles ⁴⁷, tandis que Louis se restaurait avec répugnance. Si je n’attrape pas la colique, j’aurai de la veine ! se disait-il. Après les fruits, Nadine obtint un bol de café au lait. Le repas terminé, ils se retirèrent dans leur chambre pour une sieste d’une heure, store baissé. La chaleur accablait Nadine. « C’est formidable, il fait aussi chaud qu’à Saint-Valat au mois de juin ! » Il faut que je rattrape cette histoire de nourriture. Je vais lui offrir une promenade en calèche, songeait Louis. Il la laissa s’endormir puis quitta le lit avec précaution et se mit à faire ses comptes. Avant cinq heures, il la réveilla d’un baiser : « Nadine, je vais te faire une surprise. Lève-toi et viens avec moi ! »

Dehors, Nadine à son bras, Louis respira largement. Un sentiment nouveau l’emplissait de délices : délivré de toute obligation, il savourait à la fois son entière liberté d’Esclarmont et la chance de la connaître à Séville, où le soleil était garanti encore davantage.

L’ennui était que les calèches stationnaient devant l’hôtel Inglaterra. Mais la première de la file était à quinze mètres de l’entrée. En faisant un détour il ne serait pas vu. En chemin, il montra le somptueux hôtel Alphonse Treize, dans son berceau de palmiers, puis les Archivias de Indias, en expliquant à Nadine que c’étaient celles de l’Amérique de Colomb qui croyait avoir ret les Indes, ce respect des Espagnols pour l’erreur initiale du navigateur génois le ravissait. Il ne voyait plus de cars opulents dans les rues, ni d’étrangers, seulement des Andalous bruns et maigres et des Andalouses qu’on était porté à croire brûlantes à cause de leurs beaux yeux noirs, et qui n’étaient peut-être que de paisibles ménagères, comme partout ailleurs. Le trottoir de l’hôtel était désert, et le personnel ne regardait jamais aux hautes fenêtres grillagées qui masquaient les trois-quarts de la lumière, Louis put retenir sa calèche en toute sécurité. « Cinquante pesetas. » dit le cocher. Eh oui, aujourd’hui il payait, au lieu de toucher une commission ! Il ajouta généreusement deux billets de cinq pesetas et s’assit à côté de Nadine. Le cocher l’avait reconnu et lui demandait où il avait laissé ses voyageurs. « À présent, je suis le guide de ma femme ! répondit Louis en riant. – Elle a de la chance de vous avoir pour elle toute seule ! » répondit le cocher. Il fit claquer son fouet. Nadine, émerveillée, prit la main de Louis. Ses yeux rayonnants illuminaient son visage. De nouveau, Louis mesura la distance qui séparait leur humble vie de villageois de celle qu’il menait pendant sa saison touristique. Ils prirent la direction des jardins. Dans le parc de María Luisa aux allées sablées de jaune, Nadine regardait de tous côtés, et par instants serrait avec force la main de Louis. Ils allaient dans une fête de fleurs et de feuilles piquées de mandarines et d’oranges. « Attends, tu vas voir ! » disait Louis. Il demanda au cocher de s’arrêter un moment place d’Amérique. Des enfants y vendaient de petits sacs de chènevis. Il descendit, en acheta un et se dirigea vers

le centre de la place ceinturée de palais et de grands palmiers aux têtes retombantes, tout en dénouant le cordon du sac. Une avalanche de colombes jaillit de l’aisselle des palmes, pareille à une chute d’énormes flocons de neige, et Louis en eut une sur sa tête nue, une autre sur chacune de ses mains, le reste piétinant autour de lui, dans une mêlée blanche. Elles se battaient pour picorer dans sa main, faisant voler quelques graines que se disputait le parterre effervescent. Un photographe en maraude – que faisait-il là en l’absence de touristes ? – prit un instantané (cf. photo au dos, p. 68), et lui mit dans la main une carte, avec l’adresse de la boutique, en lui disant : «Mañana por la mañana⁴⁸.». De la calèche, Nadine, captivée, suivait des yeux cette sarabande immaculée. Pour elle, le séjour à Séville commençait par un éblouissement.

Séville. Plaza de América Louis et les colombes

⁴⁴ 38 cm de haut. Œuvre du sculpteur aragonais Jean de la Huerta, exécutée entre 1434 et 1443.

⁴⁵ Sandwichs

⁴ Louis y avait logé des voyageurs lors de la Semaine Sainte, quand tous les hôtels étaient complets – l’agence avait envoyé trop tardivement ses demandes de réservation : cf. tome 24, 5e Époque, chap. 225, pp. 147-150 & chap. 226, p. 155.

⁴⁷ Fruit de la famille des Anones.

⁴⁸ Demain matin. Sous-entendu : Vous pouvez venir chercher la photo…

CHAPITRE 256

Trois jours s’étaient écoulés. Lasse de pain et de fruits, Nadine ne mangeait plus et Louis était désespéré. Paralysé par son attente fébrile de José, il n’envisageait pas encore de se mettre à la recherche d’une solution pérenne, José résoudrait la difficulté cent fois mieux qu’il ne l’aurait fait lui-même. À deux reprises il avait envoyé Nadine à l’hôtel Inglaterra. En vain, José n’était toujours pas rentré. Mais ce soir du troisième jour, il avait appris par un mozo rencontré par hasard dans la rue que José avait téléphoné pour annoncer son retour, et qu’il serait à son poste le lendemain matin. Il avait rapporté la nouvelle à Nadine et il s’était couché un peu apaisé. Dans l’attente, il avait renoncé à promener dans la ville une compagne affaiblie et morose, et qui ne songeait qu’à s’allonger des heures sur leur lit, ne retrouvant de nerfs et de forces que pour se livrer à l’amour, alors que lui, préoccupé, ne la contentait que de façon distraite. À huit heures du matin, il la réveilla, au lieu de la laisser dormir jusqu’à neuf heures et davantage, selon la paresseuse habitude qu’en son absence elle avait prise à Esclarmont et à Saint-Valat : « Nadine, il faut qu’on aille à l’Inglaterra, trouver José avant qu’il parte avec quelque client. Tu entreras, et moi je l’attendrai sur la place. Dépêche-toi de te lever, on partira aussitôt. Tu verras que lui nous tirera tout de suite d’affaire. » Nadine s’empressa, disant qu’elle ferait sa toilette au retour.

À huit heures, le barrio de Santa Cruz était plus silencieux encore que pendant la journée : les gens dormaient. Louis gourmanda sa compagne qui avait refermé sans précaution le portail de fer forgé : « Fais attention ! Les gens dorment ! – Mais je m’en fiche, moi, des gens ! » Louis haussa les épaules. Après tout elle avait peut-être raison. Ils ne

connaissaient personne. Le long trajet, ils assistèrent au ramassage des ordures par des employés de la voirie, seuls occupants de la rue à cette heure ultra-matinale. La place San Fernando était déserte, mais Louis savait qu’à l’hôtel il y avait toujours du personnel sur pied, le souci du client primait la paresse andalouse, José lui-même avait dû renoncer au farniente. Abandonnant Nadine, il se posta sous le porche de l’ayuntamiento et il suivit du regard la frêle silhouette de Nadine qui disparut dans l’hôtel. Il ne sera pas arrivé, pensait-il malgré lui, comme pour conjurer le fait en émettant l’hypothèse, une superstition héritée, aussi, de Germaine. Mais qui sortait de l’hôtel ? Nadine et José ! Une joie immédiate le fit sourire. Tout allait s’arranger. Il s’élança au-devant d’eux. « José ! – Luis ! Toi ici ! Viens que je t’embrasse ! » Accolés, ils se donnaient de petites tapes dans le dos. Nadine suivait avec surprise le déroulement de l’abrazo à l’espagnole. « Tu n’as pas reçu ma lettre ? – Si, mais je ne l’ai trouvée que ce matin, à mon arrivée, il y a à peine une heure. Alors tu vas er l’hiver ici ? – Oui, et il faut que tu nous dépannes. Nous sommes à la pension du Corpus Christi, à Santa Cruz. Ma femme ne peut pas s’habituer à la nourriture. Tu ne pourrais pas nous trouver un garni où on pourrait faire la cuisine soi-même ? – Un garni… c’est difficile ! – Écoute, José, fais ton possible ! Sans ça, je vois le moment où on va être obligés de rentrer en ! – Ça m’embêterait. Moi qui suis si content que tu aies eu cette bonne idée ! » Il eut un claquement de langue et se gratta la nuque : « Mais pourquoi tu ne louerais pas une chambre chez l’habitant ?

– Il faut connaître ! – Par exemple celle que tu avais fait retenir pour un de tes voyageurs⁴ . Tu te rappelles ? – Oui, mais voilà : Nadine voudrait faire sa cuisine. – Ils n’ont personne en hiver. Pour louer la chambre, ils mettraient certainement leurs fourneaux à ta disposition. Justement, si vous mangez aux heures françaises, vous aurez fini depuis longtemps quand eux en auront besoin ! – Tu crois vraiment ? – Mais oui ! Si tu es d’accord… mais tu l’es, ou pas ? – Je le suis, bien sûr ! » José ne s’occupait pas de Nadine. C’était l’Espagnol mâtiné d’Arabe, l’opinion de la femme ne comptait pas. « Alors, allons-y ! Ne te fais pas de souci, je vais t’arranger ça aux petits oignons, comme vous dites en . – Des petits oignons, oh là là, j’en mangerais bien ! » soupira Nadine.

José héla un taxi qui ait et ils montèrent, lui à l’avant. « Ils ne seront pas levés à cette heure-ci. Tant pis, on les tirera du lit ! » À la fin de la course, Louis voulut payer le taxi. « Laisse ça tranquille ! Ici, tu es chez moi ! » dit José d’un ton qui n’ettait pas de réplique. Intimidé, Louis se tint coi, et Nadine et lui suivirent leur ami dans l’immeuble. À l’étage, José frappa, sans résultat. « Il n’y a personne, dit Nadine.

– Pensez-vous ! Il leur faut le temps de se lever ! Déjà, pour se réveiller… » Il frappa de nouveau, et une fois encore. Enfin la porte s’ouvrit et la jeune femme que Louis avait connue apparut. Dans le négligé du lit, vêtue d’un peignoir fané dont le col entrouvert laissait deviner un commencement de sein, les lèvres gonflées, les mèches brunes éparses autour de son visage, elle était troublante. J’habiterais près d’elle pendant des mois ? se dit Louis, incrédule. « Voilà, señora, je vous emmène un locataire pour tout l’hiver, dit José. – Merci, señor Lavigne… Mais… je le connais ! – Vous vous souvenez de moi, chère madame ! Merci ! Merci ! dit Louis, en s’inclinant galamment devant elle. – Vous nous feriez l’honneur d’habiter chez nous ? – Oui, seulement voilà, dit José, ils voudraient faire leur cuisine. – Ah bon ! Attendez, je vais chercher mon père » dit la femme. Et elle disparut. « Tu crois que le père marchera ? demanda Louis, anxieux. – Bien sûr ! Son gendre vit à sa croûte. Il a besoin de sous ! » Ils attendirent. Quelques minutes plus tard, la jeune femme reparut. Ses lèvres étaient peintes et plus une mèche ne déait de sa lourde chevelure. Elle avait remplacé sa défroque par un peignoir mauve qui mettait en valeur ses yeux noirs. Un grand sourire élargissait ses joues hâlées. « Elle a fait toilette en ton honneur, dit José en français. – Mon père s’excuse. Il est tout à fait d’accord. Vous pouvez venir quand vous voudrez. – Dans la matinée, si ça ne vous dérange pas ? dit Louis. – Quand vous voudrez ! » répéta la femme.

Ils se quittèrent sur quelques politesses. Seule Nadine, qui n’avait pas compris un mot de l’échange, restait muette. « Eh bien, tu vois, ça n’a pas traîné : vous êtes casés ! » dit José. Soulagé jusqu’à en rire, Louis l’eût de nouveau embrassé, mais il se retint. Avec son abondante chevelure, ses traits trop réguliers et ses yeux trop veloutés, il gênait parfois ses amis quand il les embrassait, et il sentait lui-même qu’à cause de cela ses élans pouvaient paraître équivoques. « Vous avez un grand marché à proximité, dit José, le Mercado San José. Rien à voir avec moi ! – Comment je ferai, moi qui ne parle pas espagnol ! s’enquit Nadine. – On fera le marché ensemble, au moins au début. Ne t’inquiète pas ! » dit Louis. José était tout guilleret. Rendre service à un ami lui procurait une joie évidente, cela Louis le savait depuis longtemps. Il se réjouissait, lui aussi, à penser qu’ils se verraient désormais chaque jour, s’ils le voulaient. « Si ça ne vous dérange pas, on va s’en retourner à pied. À cette heure-ci le soleil n’est pas encore monté, il ne fait pas trop chaud, il n’y a pas grand monde dans les rues, et par-dessus le marché on est ensemble. Alors… » Louis acquiesça avec entrain. La voix de son ami était si paisible que, dès qu’il parlait, tout se mettait à paraître facile. « Pour fêter ça, on s’arrêtera dans un petit bistrot qui a un vin, un vin, mon vieux, je ne te dis que ça ! » C’est son seul défaut : il aime bien boire un petit coup de temps en temps, pensa Louis avec indulgence. José tendit le bras : « Tu vois, le mercado San José, c’est par là. À cent mètres. Il faut y aller le matin. »

Louis regardait de tous côté, tout en marchant : « C’est un quartier ouvrier, dit-il. – Oui, mais le centre n’est pas loin. Des ouvriers, il y en a ici deux cent cinquante mille, tu te rends compte ? Mais justement, toi qui aimes tant notre pays, ça te permettra de connaître la véritable Espagne. – Oui et j’en suis content. Au fond, c’est ça que je suis venu chercher. – Alors tout est pour le mieux. Tiens, voilà le bistrot. Tu vas voir, ils ont un moscatel formidable ! » Il fallait descendre une marche, le plafond était bas, les murs noircis, la lumière avare, Nadine entra avec répugnance. Ils burent au comptoir. Le tenancier n’avait pas encore disposé les tapas, Louis et Nadine réprimèrent une grimace : le moscatel était épais et raide. « Si tu as besoin de moi je viendrai vous aider à déménager, dit José. – Je te remercie, mais nous n’avons que trois valises et quelques paquets. Ce n’est rien du tout, nous prendrons un taxi. – Alors je viendrai voir quand vous serez installés. Peut-être sur la fin de l’aprèsmidi. – Quand ta femme est arrivée à l’hôtel, reprit José, j’étais en train de dire au concierge que tu venais er l’hiver à Séville. Il était content de ça. » Louis sursauta. Voilà qui mettait toutes ses précautions par terre ! Quelle leçon ! D’une manière ou d’une autre, tout finissait par se savoir. N’était-il pas plus aisé et plus sage de vivre au grand jour ? Mais non, lui ne le pouvait pas. Pour que les éléments de sa vie ne se détruisissent pas l’un l’autre, il était contraint de recourir au secret, voire au mensonge.

⁴ Durant la Semaine sainte : cf. tome 24, 5e Époque, chap. 226, pp. 156-157.

CHAPITRE 257

Les faits et gestes de la famille Canopas intriguaient fortement nLouis. Apparemment, le gendre n’exerçait aucun métier, il n’était pourtant presque jamais là – mais où diable allait-il traîner ses guêtres ? Au café ? Et Louis, assez porté à soupçonner le pire, se laissait aller à penser qu’il vivait des charmes de sa femme. Car, rare coquetterie qui eût pu la faire er pour une personne de mauvaise vie, tous les samedis après-midi, celle-ci, habituellement assez négligée, se pomponnait, poudre de riz et rouge à lèvres, paupières peintes, collier et boucles d’oreilles, souliers à hauts talons et robe à fleurs, et elle partait, pour ne rentrer que le soir. Ce jour-là elle était une autre, et à voir sa joliesse et son air piquant, Louis ne pouvait s’empêcher d’évoquer certaines images. Il ne doutait pas que, s’il n’y avait pas eu Nadine, pour le même prix elle aurait préféré les caresses d’un amant fougueux comme il était à celles d’un vieux salace. Hors cela, le jeune couple menait la vie désordonnée de ceux qui n’avaient pas de travail régulier et n’écoutaient que leur paresse, ils en étaient déprimants à regarder. Nadine eût volontiers subi leur contagion, mais façonné par de longues années de domination de soi, Louis veillait au grain. Comment pouvait-on vivre durablement ainsi ? Troisième personnage, le père, don Emilio, était un homme secret. Il semblait vivre dans une autre sphère. Sa fille le vouvoyait. Il ait beaucoup de temps dans sa chambre. Deux fois par semaine, un ami de son âge venait le voir, aussi sec que lui-même était gros, et assis en face l’un de l’autre, ils se livraient à une étrange besogne, Louis mit du temps à comprendre ce qu’ils faisaient : l’ami tirait de sa poche des pièces, de menus billets de cinq pesetas, disait des noms, et au fur et à mesure, l’hôte écrivait des chiffres sur une grande feuille de papier. Ce n’étaient pas des usuriers. On était en plein quartier ouvrier, et les ouvriers sévillans qui vivaient au jour le jour n’étaient pas économes. Alors, souvent à l’insu de leurs femmes, ils distrayaient de leur paye de toutes petites sommes : deux, cinq, dix pesetas, qu’ils remettaient en dépôt à don Miguel, l’ami, et celuici les apportait scrupuleusement à don Emilio, qui tenait les comptes. Des pécules dérisoires, mais sur lesquels, aux jours de détresse, les malheureux pouvaient compter. Naturellement, don Miguel et don Emilio plaçaient le magot

en banque, et plus naturellement encore, ils ne payaient aucun intérêt à leurs déposants naïfs et trop heureux qu’on voulût bien garder leur argent. Quand il sut, l’ingéniosité du procédé plongea Louis dans un étonnement émerveillé. Les rapports hôtes-pensionnaires étaient réduits au minimum convenable. Le gendre était le plus souvent absent, le père parlait peu, et la fille était absorbée par les travaux du ménage. Ils ne connaissaient pas un mot de français, et l’espagnol, pour Nadine, c’était le noir absolu. Comme Louis devait traduire et qu’il avait horreur des discours hachés, il s’abstenait d’engager avec ses hôtes une conversation suivie. Autant qu’ils le pouvaient, Louis et Nadine menaient leur vie à la française, le matin au marché, et tous les après-midi dehors, à visiter les monuments, à se promener dans les jardins, à s’extasier devant les riches boutiques, à fouiller les moindres recoins de la ville, ou à s’en aller, en tramway, explorer les environs. Le soleil étant de la partie, les premières semaines avaient été un régal. Pour ce qui était des coutumes, la différence essentielle entre eux et leurs hôtes se révélait dans leur alimentation. « Je ne sais pas comment ils tiennent debout, ils ne se nourrissent que de salades ! » disait Louis à Nadine. La première fois qu’ils avaient pu acheter deux biftecks convenables – les bouchers de la ville réservaient aux nombreux hôtels les meilleurs morceaux, et notamment, l’intégralité des filets –, quand elle les avait vus, doña Teresa avait t les mains : «¡Oh, Dios mio! ¿Vd va a comer todo esto? ⁵ ». Chez les bouchers de Séville, les tranches de viande servies avaient l’épaisseur d’une tranche de jambon, autrement elles auraient défié les mandibules les plus solides. Les premiers jours, au marché San José, Nadine n’en croyait pas ses yeux : les chalands achetaient trois ou quatre grains de café, encore les plaçait-on sur un papier de boucherie qui était aussi lourd qu’eux. Les lapins et les poulets étaient débités et vendus au morceau, pour en avoir un entier, il eût fallu le commander à l’avance. Il n’en était d’ailleurs pas question pour Nadine, chez don Emilio il n’y avait ni four ni cocotte, rien qu’une poêle, et la bassine à frites servait pour le poisson, les beignets ou les pommes de terre, sans que l’huile fût changée. Une huile qui eût fait immédiatement vomir Nadine. Le sucre en morceaux était introuvable, on ne le vendait qu’en poudre ou en cristaux, si bien que Nadine déroutée ne parvenait pas à sucrer juste, sans cesse trop ou trop peu. Seuls les fruits abondaient, mais désespérément verts, sauf le raisin, les oranges et les bananes, Louis et Nadine en faisaient leur nourriture principale, et ils s’en portaient à merveille. L’abondance était dans le vin. Mais ils n’en buvaient pas.

Naturellement, à demi désœuvré pendant l’hiver, José Lavigne venait souvent les voir. Louis s’étant enrhumé – avec tout son soleil la ville était humide, une humidité sournoise entretenue par le Guadalquivir qui pénétrait un sous-sol spongieux –, José avait apporté par deux fois une bouteille de cognac Domecq : « Voilà, bois ça en trois jours, et tu me donneras des nouvelles de ton rhume ! ». Que faire de ce présent ? Rien qu’à l’idée d’en prendre un petit verre, Louis avait la nausée. Il avait offert la première au mari, l’ivrogne probable de la famille. Cher José ! « L’hiver, ici, nous nous défendons avec ça. Il n’y a rien de tel contre le catarrhe. ». « Avec un moyen de défense comme celui-là, je ne suis plus surpris qu’ils toussent tous comme des enragés ! Au point d’en parler dans leurs journaux ! » avait dit Louis à Nadine. Cependant, larmoyant et les tempes douloureuses, il avait entamé la seconde bouteille. Que n’avait-il pas fait là ! Les aigreurs d’estomac s’étaient ajoutées à son malaise. Par bonheur, ce désordre n’avait pas duré. José emmenait parfois ses amis dans quelque café-bistrot déguster, debout, ces tapas de jambon ou d’anchois et d’olives, qui lui tenaient lieu de repas. Un bout de craie aux doigts, le tenancier inscrivait sur le comptoir même les chiffres de l’addition, et plus tard, quand on avait payé, il les barrait de deux traits en croix. La salle était enfumée et vétuste, la propreté approximative, Louis se taisait pour savourer l’étrangeté du lieu. Les hommes – il n’y avait pas de femmes, elles ne quittaient guère la maison, après le travail tous les maris dehors, toutes les épouses dedans – les hommes crachaient par terre en toute innocence, on crachait partout, au café, chez soi, dans la rue, dans les tramways, dans les lieux publics, c’était le catarrhe sévillan. Le bonasse José était sourcilleux sur le chapitre des coutumes. Une fois il avait gourmandé Louis qui donnait une piécette à un mendiant : « Tu ne dois pas faire ça, tu les encourages à ne rien faire ! – Mais il faut bien qu’ils vivent ! – Ils sont secourus par une association officielle dont je fais partie. Tiens, voilà ma carte. ». Et c’était vrai : numéro d’ordre, date, nom et prénoms, cachet… Louis en avait ouvert de grands yeux. Une autre fois José avait proposé une excursion. Avant d’accepter, Louis avait demandé son avis à Nadine, qui s’était montrée réticente. Ensuite, alors que Louis accompagnait José dans l’escalier, ce dernier l’avant tancé avec une

rudesse inattendue : « Tu ne dois pas te laisser influencer par une femme, surtout si c’est la tienne. C’est à toi de commander, les femmes sont faites pour obéir ! ». L’Arabe…

On n’était pas au calme, chez don Emilio. La rue était bruyante, appels, exclamations, cris d’enfants ou de marchands à la sauvette ; souvent, pour échapper à cette rumeur obsédante, Louis descendait se mêler à la foule, là c’était comme s’il n’entendait plus rien. C’était surtout le vendeur de billets de loterie. Institution nationale, celle-ci faisait fureur. La municipalité réservait la vente des billets aux aveugles, si nombreux à Séville qu’ils constituaient un véritable corps social. L’un d’eux était installé en permanence sous les fenêtres de don Emilio, et du matin au soir retentissait son cri : «¡El ultimo! ⁵¹», accentué sur la première syllabe. Il avait beau en vendre tant et plus, ce dernier numéro se reproduisait par génération spontanée. «¡El ultimo ! ¡El ultimo! ¡El ultimo!», c’était à se sauver. Il était vrai, le gros lot atteignait des millions de pesetas. Un énorme miroir aux alouettes. Autour d’eux, dans le quartier de la Macarena, se mouvait un monde d’ouvriers, fort nombreux à Séville, comme l’avait précisé José. Ils ne ressemblaient pas aux ouvriers français : ils étaient sobres. Louis n’oubliait pas qu’en cette Espagne, la pire injure était de traiter quelqu’un de borracho : ivrogne. Ils étaient humbles et résignés, peut-être terrifiés par le régime : l’Armée et l’Église, les deux toutespuissantes. Leurs plaisirs étaient simples, ils ne savaient pas ce que c’était que d’avoir une voiture et des appareils ménagers, ils n’en rêvaient donc pas. Louis se demandait s’il fallait les envier ou les plaindre. Le centre de la ville était riche. Les plus pauvres, et ils étaient en nombre, étaient refoulés sur la rive droite du Guadalquivir, dans le quartier populeux de Triana, grouillant d’une marmaille gitane. On ne le traversait pas sans quelque appréhension. Louis avait lu dans l’ABC, le journal local, l’offre d’une villa, précisément à Triana, pour 80 000 pesetas. Une villa pour 320 000 francs, et à crédit, c’était tentant ! Il en avait parlé à José. « Malheureux ! avait répondu José, n’achète jamais ça ! Que tu t’absentes seulement huit jours, et tu retrouveras ton jardin dévasté, les canalisations arrachées, les mosaïques de la façade descellées, on t’aura volé tout ce qui était bon à prendre et à revendre ! Triana, c’est ça ! »

Crème ou lie de la population, Louis trouvait les Andalous singuliers, et il se ionnait à les regarder vivre. José expliquait que s’ils étaient différents des Européens, c’était qu’ils voyaient au-delà de la vie. Profondément, viscéralement croyants, ils songeaient à Dieu et au paradis, la Terre les intéressait peu, et c’était, prétendait-il, l’une des raisons de leur paresse. Car les Andalous étaient paresseux. S’ils mangeaient peu, et surtout des salades, c’était sans doute parce que cela leur permettait de ne pas travailler beaucoup pour gagner leur vie. Ceux qui se donnaient de la peine étaient les commerçants, presque tous Galiciens. Jaloux et méprisants, les Sévillans entre eux les traitaient de Gallegos, et c’était l’insulte suprême. Les Gallegos ne pensaient qu’au travail et à l’argent. C’étaient des gens venus d’une autre planète. Dans ce milieu étranger, Nadine était perdue. Déjà sourde, et incapable d’assimiler un mot de la langue, elle s’en remettait entièrement à Louis, et il avait l’égoïsme de s’en réjouir ; elle ne voyait plus rien qu’à travers lui, elle était sa chose. Il s’était décidé à se montrer à l’hôtel Inglaterra. « Il fallait venir prendre pension chez moi, don Luis ! Je vous aurais fait un prix ! » lui avait dit le directeur avec une bonhomie affectueuse. Louis avait remercié, mais il savait bien que, même réduit de moitié, le prix de pension aurait été au-dessus de ses moyens. Un soir, il avait emmené Nadine au cabaret. Tandis que, fascinée par les danses, sa compagne regardait de tous ses yeux, il l’avait malgré lui comparée aux danseuses, fulgurantes de beauté andalouse ; gêné et attristé, et quoiqu’il eût été accueilli avec transports et qu’il n’eût pas payé leurs places, il n’était pas revenu.

Les semaines aient, le temps avançait vers décembre. Peu à peu les Sévillans avaient froid. Encore accoutumé aux rigueurs de Saint-Valat, Louis s’en riait, le soleil présent, il fût sorti en bras de chemise. Les veillées, alors, se firent originales. Il y avait, au milieu de la salle de séjour, une petite table ronde recouverte d’un tissu vert qui retombait de toutes parts jusqu’au plancher. Sous cette sorte de tente, une armature de métal fixée aux pieds de la table ait en son centre une coupe-brasero. Le père allumait le charbon de bois et l’on s’installait en rond, les jambes et les pieds au chaud sous le tapis retombant. Les hôtes invitaient le couple, mais Louis remarquait qu’il n’était jamais placé au

voisinage de doña Teresa. Il comprenait aisément la prudence du mari : le d’un genou, même par mégarde, et il, elle ? aurait pris feu sans le secours des braises.

Ce quinze décembre, calle de Sierpes – la rue des Serpents – assis sur un fauteuil surélevé, dans le souk luxueux des cireurs de bottes, Louis récapitulait tout cela en tendant un pied nonchalant vers le mozo agenouillé. Ayant terminé, celui-ci donna un grand coup de brosse, pour rien, pour la beauté du geste. Les souliers de Louis renvoyaient la lumière, une alouette s’y fût mirée. Lent à se relever, Louis soupira. Allait-il rester là toute sa vie ? Allait-il devenir un Sévillan ? Oublier la ? Changer de vie à jamais ? N’eût été Nadine, le choix aurait été simple…

⁵ « Oh mon Dieu ! Vous allez manger tout ça ? »

⁵¹ « Le dernier ! »

CHAPITRE 258

Que se ait-il ? L’enchantement avait promptement cessé ppour Nadine. Il n’était pas possible d’obtenir une viande convenable, elle qui l’aimait tendre et succulente : « C’est de la semelle ! Comment tu veux faire cuire ça ? » disait-elle avec dépit. Sous-entendu : avec les ustensiles rudimentaires que les Canopas mettaient à sa disposition, même pas de four ! Et leur charabia incompréhensible. Et l’eau que la municipalité coupait de temps à autre, quand ce n’était pas l’électricité, c’était gai ! Dans ce pays, on vivait en temps de paix comme en temps de guerre, elle en avait assez é pendant l’Occupation ! Et les commerçants, ces salopards qui multipliaient les prix par deux pendant la période des fêtes ! Et le manque d’éducation des gens : un jour de générosité, Louis l’avait emmenée déjeuner dans un restaurant de luxe, et elle y avait vu des messieurs huppés cracher des noyaux d’olives dans leur assiette ! Et le mépris de José pour Nadine, qui perçait sous sa gentillesse. Et ce Guadalquivir qui n’était que de l’eau – salée ! – sans corset de verdure , comme l’avait écrit Louis dans son journal, et cette campagne sans arbres, nue comme la main ! Et ces Sévillans qui parlaient si fort, à croire que c’était une ville de sourds, il lui fallait baisser le niveau de son Sonotone ! Et à présent, il faisait froid et humide, l’Andalousie d’hiver n’était pas celle des touristes ! Et il n’y avait pas de brasero dans la chambre, elle dormait enveloppée de lainages, allez donc faire l’amour dans ces conditions-là ! Et ceci, et cela, la liste des griefs de sa compagne aurait empli un cahier d’écolier ! La cohabitation avec les Canopas n’était pas non plus si facile. Doña Teresa était visiblement rongée par l’envie. Ces Français qui mangeaient comme des rois, rien que des produits chers, à eux inaccessibles, cette Nadine qui ne fichait rien du matin au soir, ce couple qui se permettait des séjours de plusieurs mois à l’étranger, mais de quoi vivaient-ils ? Louis, qui observait avec sa curiosité de toujours cette animosité de femelle à l’égard de Nadine, s’étonnait en secret qu’elle ne cherchât pas à lui prendre son don Luis par quelque provocation impudique. Il ne savait pas ce qu’il aurait fait alors… céder ou partir. Lui qui avait tellement l’habitude de vivre hors de chez lui ne partageait pas la lassitude de sa compagne, et il continuait d’étu-dier avec ion les coutumes andalouses. Il connaissait maintenant par leur nom les quarante-sept Vierges et

autant de Christs que le clergé de Séville offrait à la ferveur populaire, particulièrement pendant la Semaine sainte. Et quant au pouilleux faubourg de Triana, où était né l’empereur Trajan – Triana : Trajana –, il en avait exploré les moindres recoins, au mépris des risques. À l’approche de Noël, il avait suivi avec émerveillement les campanilleros : des groupes de garçons, dix, douze ans, qui quêtaient au long des rues en tambourinant en cadence et avec un ensemble irable sur de vieilles boîtes de fer-blanc ; c’était aussi harmonieux que si, professionnels, ils eussent frappé sur des tambours de métal. D’où ces gamins illettrés tiraient-ils leur sens prodigieux du rythme, un rythme qui était à lui seul une musique ? Les ants mettaient la main à la poche et en tiraient leur portemonnaie. Un autre spectacle était celui du linge que les Sévillanes mettaient à sécher sur leurs toits-terrasses – chaque maison en avait un : l’azotea, un nom barbare qui venait probablement de l’arabe. Plusieurs fois, il était monté au sommet de la Giralda, tout spécialement pour regarder en bas : le linge au vent, un océan de drapeaux blancs qui s’agitaient comme si la ville entière se rendait à un ennemi invisible. Les mœurs, aussi, le tenaient attentif. Il avait noté avec intérêt que tous les salaires étaient réglementés, sauf ceux des domestiques. Et ceci par égard pour les possédants qui, s’ils avaient dû augmenter leur personnel, se seraient vus dans l’obligation de se séparer d’une partie, gouvernantes et criadas. À présent, partout, dès le quinze du mois, les Sévillans se préparaient aux réjouissances. Les employeurs doublaient la paie de la semaine, les vitrines exposaient leurs plus belles marchandises, Noël était la grande fête, Noël mettait tout Séville en effervescence, on était absolument sûrs, ici, que Jésus était né le 25 décembre. Ils avaient assisté à la messe de minuit, une messe flamboyante, dans l’énor-me cathédrale – « Notre-Dame de Paris tiendrait dans l’une des chapelles latérales. » avait répété Louis à Nadine, une formule de guide. Au retour, Louis avait offert aux Canopas de partager des langoustines, une boîte de foie gras et un gâteau au miel et à l’oranger, le tout accompagné d’une bouteille de muscat de malaga. Il n’était pas sûr que ce qu’ils avaient avalé n’avait pas un arrière-goût de jalousie.

Ce 31 décembre, il avait voulu montrer à Nadine les vestiges d’Italica. Pour une dizaine de kilomètres, ils avaient pris le tramway à destination de Santiponce, la bourgade voisine. Pour une fois, s’ils continuaient à lancer sous eux les lourds

crachats de leurs catarrhes – Nadine, écœurée, détournait les yeux –, les Espagnols étaient endimanchés, et leurs joues bleues de barbe rasée. À Santiponce, un sentier les avait conduits aux ruines. Partout où l’on ait, Louis avait un mot à dire, que Nadine écoutait sans attention excessive, peu de choses l’intéressaient en dehors de l’amour. Scipion l’Africain, disait Louis, avait fondé la ville et lui avait donné le nom de sa mère : Italica. Quand un général romain détruisait une cité, en remplacement il avait le devoir moral d’en construire une autre. Et Dieu savait si les généraux de Rome en avaient détruit ! Tous les hommes naissaient dans de semblables matrices, tous étaient frères, mais ils se massacraient parce qu’ils n’avaient pas les mêmes idées, religieuses, politiques ou autres. Il ne restait d’Italica que les arènes, l’égout collecteur – « Là coulait le pipi des Romaines ! », avait dit Louis, troublé comme s’il les avait connues dans une vie antérieure –, et l’emplacement, revêtu de fine mosaïque, des villas opulentes d’alors. « Comme si un vent de cataclysme les avait emportées et n’avait laissé que le revêtement des sols. » murmurait-il. Les arènes étaient mieux conservées. Muet pour mieux se recueillir en lui-même, Louis entendait les exclamations de la foule, les vivats, il voyait se dresser des spectateurs enthousiastes, et derrière eux, d’autres qui les priaient de se rasseoir, l’insulte à la bouche ; et il se disait avec mélancolie que tout cela était retourné aux limbes, fauché par la mort. « Dire que là, deux mille ans en arrière, il y avait foule ! avait soupiré Nadine. Pourquoi est-ce qu’on s’en va tous, comme ça ? – Pour laisser la place à d’autres, qui laisseront la place à d’autres, etc… ! avait répondu Louis. – Ça donne le vertige, quand on y pense, dit Nadine, pensive. – Et encore ! Ceux-là ont laissé à la postérité une trace de leur age : ces ruines ; d’autres, l’immense majorité, n’en laisseront aucune, comme s’ils n’avaient jamais existé, ajouta Louis. – Tu crois que c’est possible, qu’il n’y ait aucune trace d’eux nulle part ? – C’est là que la foi intervient, il n’y a qu’elle qui puisse donner une réponse. »

À présent il était onze heures du soir, ce 31 décembre, et au lieu de se coucher, Nadine attendait le divertissement mystérieux que lui avait promis Louis : « Aujourd’hui, tu vas voir quelque chose, mais pas avant minuit. En fait, à minuit tapant ! ». L’appartement était vide, le couple était parti depuis longtemps, et fait extraordinaire, le père s’était t à eux. « C’est curieux, avait dit Nadine, Teresa et son mari ne sortent jamais ensemble, et le père encore moins. Qu’est-ce qu’il y a, aujourd’hui ? – Ça fait partie du mystère. » avait répondu Louis. Pour la première fois seuls au logis, il aurait eu presque envie de fouiner à droite et à gauche, pour surprendre les secrets de famille. Mais il suffisait d’un simple coup d’œil pour se persuader qu’il n’y en avait point : pas de courrier traînant, le mobilier réduit au plus simple, pas d’armoires, pas d’autres tiroirs que ceux du buffet, presque point de linge, s’il se ait quelque chose c’était dehors, pas ici. Il se rappelait : une fois couché, les premiers soirs, il tendait l’oreille, dans le noir, pour saisir quelque halètement révélateur, la nuit on entendait tout. Et rien ! L’apparence troublante de doña Teresa était-elle mensongère, comme chez beaucoup de femmes ? Il se plaisait à le penser. Lui retenait ses gémissements, ses plaintes sauvages à l’issue de ses rapprochements avec Nadine, et il avait constaté avec ennui que son plaisir s’en trouvait fortement diminué. Rien ne remplaçait le chez-soi. Tandis qu’il rêvait, Nadine s’impatienta : « Alors, ta surprise ? Qu’est-ce qu’on fait ? – Je me donne un coup de peigne et on y va. » Ils descendirent. La rue charriait un fleuve d’hommes, de femmes et d’enfants qui, tous, se dirigeaient vers la place San Fernando. Mêlés malgré eux à ce flot, ils se sentirent emportés. Une lune froide brillait en haut d’un ciel si pur qu’il en était plus noir que bleu. De nouveaux groupes affluaient des rues adjacentes, le flot grossissant envahissait le milieu de la chaussée. Sur la place, la foule était si compacte que Louis crut étouffer. « Donne-moi la main, sinon on va se perdre. » dit-il. Avec une habileté stupéfiante, des enfants se faufilaient dans ce magma d’êtres

humains, en criant d’une voix aiguë : « Doce ! Doce ! – Qu’est-ce qu’ils disent ? demanda Nadine. – Ils crient : “Douze ! Douze !”. Regarde les petits sacs transparents qu’ils portent ! Il y a douze grains de raisin secs dedans. – Des grains de raisin ? Pour quoi faire ? – Parce que si on veut avoir du bonheur toute l’année, il faut avoir mangé les douze grains pendant que sonnent les douze coups de minuit. Si tu n’y arrives pas, adieu ! Je vais en acheter deux, un pour toi et un pour moi. – Ah, c’est pour ça qu’ils regardent tous l’horloge ? » L’énorme cadran lumineux de l’Ayuntamiento marquait minuit moins cinq. La grande aiguille noire avançait par saccades. «¡Dos!» dit Louis, en retenant par l’épaule l’un des petits vendeurs et en lui tendant un billet de dix pesetas. Il a l’un des sacs à Nadine : « Maintenant, attention, il faut aller très vite ! Tout dépend de la vitesse avec laquelle tu vas sortir les grains du sac. Si tu les mets tous les douze dans le creux de la main, pour gagner du temps, tu t’affoleras, il en tombera un ou deux par terre, et alors, là aussi, ce sera fichu. » Minuit moins deux. Moins une. Un silence plana soudain comme si les milliers de Sévillans avaient été changés en statues de pierre. Minuit. Minuit une. Minuit deux. Une immense clameur monta. L’horloge n’avait pas sonné ! «¿Qué pasa?» Louis s’adressait à son voisin.

« C’est encore un coup du cardinal Segura⁵² ! Il trouve qu’on s’amuse trop à Séville. C’est archi-sûr que c’est lui ! » répondit l’interpellé. N’était-ce pas plutôt un problème mécanique ? Et Louis apprit que le terrible cardinal avait fulminé en chaire contre la légèreté des Sévillans, la tenue inconvenante des femmes à la messe et l’amour immodéré des jeunes filles pour la danse. En brandissant la menace de l’Enfer. Louis le répéta à Nadine. « C’est pas croyable ! Quel pays ! » dit-elle. Il n’y avait plus qu’à rentrer. Ils s’en allèrent sans hâte. Nadine mangeait ses grains de raisin : « C’est aussi bien comme ça : douze, c’est beaucoup, même sans mâcher, je n’y serais sans doute pas arrivée. Mais moi, si tu m’aimes, je suis sûre d’être heureuse toute l’année, même sans les avoir mangés. » Ce mot laissa Louis tout attendri. À l’appartement, ils surprirent doña Teresa en chemise, devant l’évier, en train de boire un verre d’eau fraîche. Elle se détourna, aussitôt confuse et rougissante. Mais Louis ne lui jeta qu’un regard indifférent. Il ne songeait qu’à caresser Nadine, l’adorable Nadine qui disait parfois de si jolis mots.

⁵² Pedro Segura y Sáenz (1880-1957), ordonné cardinal en 1927 par le pape Pie XI (1857-1939), fut archevêque de Séville de 1937 à sa mort. Un conservateur austère, il s’opposait à la liberté de culte pour les protestants, et vantait les mérites de l’Inquisition. Il désapprouvait la danse comme le cinéma.

CHAPITRE 259

Son départ prochain, depuis que Louis l’avait annoncé aux nCanopas, les masques étaient tombés : doña Teresa ne nettoyait plus la chambre, le père ne desserrait pas les dents et le mari était plus lointain que jamais. Quand quelqu’un montrait son vrai visage, ce n’était pas beau. Ces gens n’étaient pas méchants, ils ne savaient simplement pas plus dissimuler leurs sentiments que des animaux domestiques. Nadine avait dit à plusieurs reprises : « Partons ! Je m’ennuie à Séville ! Je veux rentrer à Esclarmont ! Je voudrais être chez moi ! ». Lasse d’une cuisine et d’un logement précaires, lasse de ne parler à personne, lasse de ne pas comprendre ce que Louis disait aux gens, lasse d’un environnement qu’elle croyait hostile parce qu’elle s’y sentait étrangère, lasse de ne pas pouvoir faire l’amour quand et comme on voulait, les cloisons étaient de carton… ah ! elle était bien guérie de son besoin de voyages ! Louis avait d’abord résisté, puis avait tergiversé, puis il s’était résigné. Il était lui-même un peu déçu par ces Andalous qu’il avait tant aimés. Frustes, paresseux, et gueulards en diable, même si l’on fermait sa fenêtre, ils vous empêchaient de dormir, ils vivaient surtout la nuit. C’était comme pour toutes choses : on aimait surtout de loin. Les femmes aussi, confites dans leur pudeur, et toutes accompagnées d’un frère ou d’un mari, et toutes à la messe, même les putains ! C’était bien la peine d’avoir ces yeux veloutés et cette beauté de traits qui mettaient à l’envers la cervelle des étrangers – les Sévillans, eux, n’y prenaient même pas garde ! Ce ne devait pas être facile d’avoir des aventures extra-conjugales dans un pays où l’adultère était puni de prison ! Pour cela, il y avait les putains, dont les maris andalous faisaient largement usage. Maruja ? Il l’avait connue du temps où elle n’était pas mariée, et il jouissait avec elle du prestige du riche étranger de age. Il y avait les jardins, vastes et superbes, et il les aimait, mais il eût préféré un mouchoir de poche bien à lui, et il évoquait avec nostalgie ses deux terrains d’Esclarmont, ces terres grasses où il ferait pousser tout ce qu’il voudrait…

Il avait donc fixé la date du 15 janvier. Ce serait un retour sans gloire. Où était l’enthousiasme de septembre ? Y avait-il au monde quelque chose qui gagnât à être connu, qui surât l’idée qu’on pouvait en avoir ? Il n’avait rien fait, rien écrit, comme englué dans la paresse andalouse. Il ne gardait aucun regret, une désillusion de plus ne pesait guère. Le bon côté de cette aventure avait été de rendre à Nadine le goût d’Esclarmont. « Tu feras construire sur le terrain du haut. Une maisonnette où nous serons chez nous ! » répétait-elle, et il avait promis de s’en occuper. « Si tu n’as pas assez d’argent, tu trouveras bien à en emprunter ? – Oui, oui. ». Et, rayonnant, il avait écrit à Hélène :

Mérotte, je veux vous parler de Nadine. Vu la situation que vous savez, ce que j’avais de plus intelligent à faire avec elle était de lui fournir à grands frais, mais tant pis, un large champ d’expériences. Eh bien, elles sont terminées. Elle a vu. Et elle est guérie et bien guérie de ses aspirations au bruit et à la frivolité, guérie pour un bon moment de la ville et du voyage. Elle sait maintenant qu’ailleurs beaucoup de gens ont des coutumes plus exaspérantes que celles des habitants d’Esclarmont. Et c’est à sa prière que nous allons rentrer chez nous. Le 15 janvier, la date est fixée. Il y en a bien assez de moi qui voyage, ne croyez-vous pas ?…

Par ailleurs, son propre désenchantement l’avait poussé à décourager li ⁵³, qui s’était mis en tête de le redre à Séville, disant qu’il avait de côté un petit pécule qui lui permettrait d’y er un an. Il citait des prix ridicules – qui dataient de quand ? Pauvre li ! En Espagne, l’afflux croissant des touristes étrangers avait fait grimper le coût de la vie. La nourriture, les loyers, les marchandises… L’État s’enrichissait en devises, et les marchands en billets de banque. Le pécule lien aurait fondu en quelques semaines. Et le climat, que croyait-il, avec ses rhumatismes ?

Mon cher Sacha, je commence ma lettre avec quelque hésitation. Je me sens un peu écrasé par le poids de mes responsabilités. Car, enfin, ce que je vais vous dire déterminera votre abstention, ou votre venue. Certes, vous êtes trop bon ami

et trop bien élevé pour me reprocher ensuite quoi que ce soit, cependant vos regrets n’en seraient pas moindres. Je serai donc franc avec vous.

Des regrets, je ne me dissimule pas que vous en aurez, mais, j’en suis sûr, ceux d’être venu ici seraient plus grands que ceux qui seront les vôtres si vous restez chez vous.

Votre Espagne, votre Andalousie, telles que vous les décrivez, sont à des lieues de celles d’aujourd’hui. Ici, mon cher ami, en hiver et dehors, vous aurez, certes, moins froid qu’à Nice, mais dedans, bien davantage. Les vingt-cinq degrés qui vous sont nécessaires relèvent de l’utopie. Le chauffage est ici assuré, si je puis dire, par des braseros rudimentaires, et s’il faisait 16 dans votre chambre pendant qu’il ferait 14 dehors, vous auriez de la chance. Sans compter qu’il faut aérer fréquemment pour éviter l’asphyxie. Je disais plaisamment à Nadine que je comprenais pourquoi on avait appelé cet appareil de chauffage : un brasero : c’est qu’en fait de chaleur il donne zéro.

Pour ce qui est de l’éclairage, le courant électrique est rationné de façon extrêmement sévère. De même l’eau. Ce n’est pas drôle tous les jours.

Quant à la nourriture, c’est un désastre. Je vous assure qu’en fait de cuisine, en six années bien remplies j’en avais pourtant vu de toutes les couleurs, mais je n’affrontais que les hôtels, dont la table internationale sera désormais un lieu de délices pour l’homme averti que je suis devenu. Sachez notamment, mon cher li, que vous qui, en bon Italien, consommez des pâtes à chaque repas, vous n’en trouverez ici que d’immangeables : collantes comme la glu, outrageusement colorées au safran qui les dénature, et de très mauvaise qualité, et je parle des meilleures.

Quant aux prix…

Il avait aussi parlé de l’ambiance sévillane :

Tout ici est incertain et fragile, tout y fond à moitié dans une paresse invincible. Qu’on ne me parle plus de la vivacité andalouse. C’est du Bizet ⁵⁴, et rien de plus. Cet animal de musicien a plus fait pour déformer notre vision d’un peuple que tous les mauvais historiens réunis… Exit li. D’autre part, Germaine avait fait suivre deux lettres d’Henriette, timbrées des USA. Elle avait voyagé sur le Queen Mary. Quatre jours et demi de traversée. À New-York, elle s’était fait engager dans une famille où elle veillait sur deux petites filles de quatre et six ans. La mère n’était pas contente de leur école. Alors elle allait s’asseoir au fond de la classe, pour voir. En Amérique, les parents avaient le droit d’assister aux cours. Elle était allée ensuite à Boston, où elle avait travaillé dans un restaurant, à servir boissons et repas au comptoir. C’était trop fatigant, elle avait abandonné au bout d’une semaine pour entrer dans un hôpital, où elle apportait leurs repas aux malades. En même temps elle prenait des cours de coiffure. On trouvait du travail partout et à tout moment. « Monsieur, je vous préviens que je ne reviendrai pas demain. », et on filait ailleurs : « Vous avez besoin de quelqu’un ? – Oui. Venez demain matin. ». C’était aussi simple que cela. Elle avait l’impression qu’en comparaison, Paris, c’était encore le Moyen Âge. Suivaient maintes recommandations pour Armel. Elle le voyait au chef-lieu ⁵⁵, avec lui et Germaine, et Nadine loin, et Hélène à Mazamet ⁵ . Et Armel était à Saint-Valat, avec Hélène, et Nadine était avec lui en Espagne. Il dormait sur un matelas de mensonges ! De ce séjour andalou, il n’emporterait qu’un regret : celui de n’avoir pas, par scrupule, tenté sa chance auprès de doña Teresa. Pour voir qui elle était dans l’amour. Une autre sans doute, il n’y avait que les femmes froides pour rester elles-mêmes dans ces moments-là.

Le bon José était tout attristé. « J’avais pensé te garder jusqu’à l’ouverture de la saison. Tu me fais de la peine. ». Les amis de cette qualité étaient rares. Louis s’était gardé de lui révéler que c’était le désir de Nadine qui lui avait fait prendre cette décision-là, il lui aurait de nouveau fait la leçon sur la hiérarchie entre l’homme et la femme : la femme : une servante, pour l’utilité et pour le plaisir. Maintenant qu’ils savaient que c’étaient leurs derniers jours, Louis et Nadine se sentaient pénétrés d’une étrange douceur, à refaire leurs promenades. Les désillusions et les amertumes s’effaçaient dans une brume grandissante. De ses mains magiques, le temps commençait à préparer le lit de la nostalgie. 9 1

⁵³ Cf. Préambule, p. 12, ce volume.

⁵⁴ Allusion à l’opéra : Carmen.

⁵⁵ Officiellement, Armel est à la garde de Germaine, sa grand-mère du chef-lieu, et Louis habite avec eux. Louis prend soin de faire la leçon à son fils avant chaque départ pour les grandes vacances ées rituellement à Dompierre. Il lui dit que s’il vendait la mèche, ou même si Henriette soupçonnait quelque-chose, elle le reprendrait, ce que l’enfant ne voulait pour rien au monde : cf. tome 22, 5e Époque, chap. 151, pp. 106-107.

⁵ Hélène est censée avoir pris sa retraite à Mazamet, c’est du moins ce que Louis, pris de court, avait affirmé à Henriette : cf. tome 21, 5e Époque, chap. 121, pp. 93-94. 9 0

CHAPITRE 260

Les bagages : les valises, les paquets, l’envers perpétuel des nvoyages ! Comme si celui-là devait être sans retour ! Il en voulait à Nadine. Tout ce dont on ne s’était pas servi ! Tout ce qui était resté dans les valises tout le temps du séjour ! Encombrés comme on l’était, et avec les changements multiples, même si on avait eu l’enfer pour destination, l’arrivée aurait été un soulagement ! Avant, on ne pourrait même pas, telle la cigarette du condamné, se donner le réconfort d’un bon repas au restaurant : qu’auraient-ils fait de leurs fichus bagages ? Ce n’était pas l’enfer, mais, à cause du misérable logement d’Esclarmont sur trois niveaux, et ses corvées, le purgatoire. La plus harassante et la plus répétitive d’entre toutes était celle de l’eau trois fois par jour à la fontaine de la placette, dix kilos à chaque main, et les seaux qui, secoués, débordaient sur les jambes ! Et qui tiraient les reins ! Et ô ironie ! on descendait les seaux vides et il fallait remonter les seaux pleins ! Il allait retrouver cela. Et il allait revoir Juliette Rouvière : le souvenir embarrassant de ce qu’ils avaient fait ensemble, elle probablement par intérêt, lui par faiblesse, avec en prime l’idée délétère que Nadine pût être mise au courant. Il aurait à subir les menaçantes ardeurs d’Anna, la voisine, qui avait envie de faire l’amour avec lui – désir allumé ne s’éteignait plus – et qui savait si, un jour où il serait en état de disgrâce, il ne succomberait pas ? Et à partir de ce moment ce serait le baril de poudre à domicile. Il serra les poings : il lui fallait coûte que coûte s’affranchir de tout cela. Le moyen ? Construire ! Ainsi ils seraient chez eux, dans un logis convenable ! Pour la première fois de sa vie, il serait chez lui ! La Femme ! Ce besoin toujours renaissant de pénétrer le corps féminin, n’étaitce pas une nostalgie du ventre maternel ? Il l’avait pensé plus d’une fois. Viendrait-il un moment de sa vie où cette hantise intermittente ferait trêve ? Qu’est-ce que l’existence pouvait être quand il n’y avait plus cela ? Tandis qu’apparaissaient les pentes de Grasse où s’accrochaient des grappes d’immeubles, il évoqua les dernières qu’il avait approchées. À part doña Teresa, Simonne, mais elle était trop sentimentale, il était déjà largement pourvu avec Nadine. Suzanne, et c’était lui qui, avec elle, agissait par intérêt. Renée, qui

n’avait rien à attendre de lui, et c’était de la sensualité à l’état brut, pour ne pas dire du vice. Avec son ex-belle-sœur, il avait un peu l’impression de tromper Louise, sa première femme, à titre posthume. Et il ne voulait pas penser à Louise III ! Les autres avaient fondu dans la brume du é. Il grelotta. Il faisait froid en . Au loin, du côté de l’Italie, des cimes neigeuses dessinaient leurs dents-de-scies sur l’horizon vide. Nadine se pelotonnait dans l’ampleur mousseuse d’un châle sévillan. Louis le lui avait acheté sur le conseil de José. Artistement tissé de grosses laines bariolées, il venait des Alpujarras ⁵⁷, où les montagnardes aient leur hiver à tricoter devant l’âtre, dans leurs hameaux cernés par la neige. Autour d’eux, les femmes jetaient des regards d’envie, et Nadine souriait à demi, égoïste et heureuse. « Tu sais, avait-elle dit dans le train, je crois que je n’aurais pas pu rester un jour de plus là-bas. En arrivant, j’allumerai la cuisinière et je mettrai un poulet au four, un poulet entier, pas une cuisse comme d’où nous venons. Tu ne sais pas ce que c’est pour une femme de ne pas être chez elle. ». Elle avait beaucoup maigri, et Louis se demandait si le souci pouvait, à lui seul, consumer le corps. Elle avait vécu très seule, elle ne s’était pas fait une seule amie, et au contraire, elle n’avait cessé de sentir autour d’elle la jalousie hostile de doña Teresa, partie de son regard noir. Plus d’une fois, blottie contre Louis, sous les couvertures précaires, elle avait pleuré. Voilà ce que donnaient les rêves quand ils étaient confrontés à la réalité.

Boulevard du Jeu-de-Ballon, les platanes, les magasins, les banques, la gare des cars. Quand, sur le trottoir, Louis eut péniblement rassemblé les bagages autour de lui, une rage le prit : « Et puis zut ! s’écria-t-il en tapant du pied sur l’asphalte, je laisse tout ça au café d’en face, et on va au restaurant ! » Un quart d’heure plus tard, ils étaient attablés dans la salle à manger de leur petit hôtel grassois coutumier. « Mon Dieu, comme vous avez maigri ! Vous êtes malade ? s’était naïvement exclamée la jeune hôtesse, en accueillant Nadine. – Non, avait répondu Louis, mais nous arrivons d’un pays où on ne sait pas

manger, parce qu’il n’y a pas vraiment de quoi manger. – Ce n’est pas drôle, vous savez… » Et volubile, heureuse de pouvoir enfin – en dehors de Louis – parler et être entendue, Nadine dauba sur l’Espagne. Louis commanda une bouteille de Beaujolais : « Et on la boira toute ! Il n’y a que ça pour être gai ! » Et trois verres bus, Nadine lançait son mot habituel : « Je suis un peu pompette, c’est délicieux ! » Grisé lui aussi, Louis se sentait plein de courage, à des lieues de ses réflexions désabusées sur les imperfections du monde. « On va construire tout de suite ! – C’est vrai ? s’écria Nadine, transportée. – Je vais emprunter. À Saint-Martin, il y a un type qui prête de l’argent, à ce qu’il paraît. Avec ça, tu te rappelles, l’entrepreneur qui me demandait cinq cent mille francs ⁵⁸ ? Il m’avait dit que le transport des matériaux jusqu’au terrain du bas augmentait leur prix. Tu penses qu’on ne va pas construire en bas ! Alors, en haut, pour ainsi dire au bord de la route, ce sera moins cher. J’ai deux cent mille francs de côté. J’emprunterai deux cent mille et le compte y sera. Ce sera construit avant que je parte pour ma saison. On sera chez nous ! Chez nous ! » Dans la chaleur de son enthousiasme et l’exaltation du vin, il avait crié. Ils virent l’hôtesse apparaître sur le seuil de la salle, l’air effaré. Il pensa qu’elle devait croire qu’il était ivre et qu’ils se disputaient. « Madame, venez trinquer avec nous ! dit-il gaiement. Venez goûter votre Beaujolais ! Vous êtes si sympathique que j’ai de l’affection pour vous ! J’espère que votre mari n’en saura rien ! » L’hôtesse ne put s’empêcher de rire. Puis elle retourna à ses fourneaux. Il acheva de vider son verre et reprit avec entrain :

« Dès demain matin, je me mets au travail. Je téléphone au type de Saint-Martin pour qu’il e et qu’on aille voir sur le terrain. L’après-midi, ce sera le tour de l’entrepreneur. Et demain soir nous serons fixés ! On ne va pas attendre l’autobus, on va rentrer en taxi. Dans trois-quarts d’heure, on sera enfin chez nous. » Impatients, ils réclamèrent l’addition. Pour gagner du temps, Louis laissa son portefeuille à Nadine et alla chercher le taxi d’abord, les bagages ensuite. Il se réjouissait. Chez eux, et pour la première fois depuis des mois, ils allaient enfin pouvoir échanger des paroles qui les mettraient hors d’eux-mêmes, et gémir, soupirer et rugir librement, sans être entendus de personne. Dans le taxi, ils se turent, comme attentifs à une voix intérieure. Les paupières baissées, Louis tâchait à conserver intact dans sa pensée un désir qu’il sentait aussi fugitif que, sur un toit ou sur un arbre, un oiseau.

Une demi-heure plus tard – Louis avait pressé le chauffeur –, ils étaient à pied d’œuvre. Ils fermèrent leur porte à clef, et fébrilement se dévêtirent. Dès qu’ils furent nus, Nadine se mit à dire : « Tu vas te figurer que tu es avec Teresa. » Louis eut un sursaut de surprise. Là-bas, un jour qu’il parlait à cette femme, il avait vu sa maîtresse leur jeter un regard dur, intensément attentif, ce n’était plus elle, et il avait alors pensé qu’il ne la connaissait pas tout à fait, que, peut-être, elle était aussi et en même temps une autre. « Teresa ? – Oui. Prends-moi en te figurant que c’est elle ! Tu crois que je n’ai pas vu que tu avais envie d’elle ? Alors, ne te gêne pas ! » La perverse ! Devant ce qu’il vit, il crut défaillir. Il se jeta dessus, et les échos du logement retentirent de leurs plaintes. Et brusquement survenue, l’idée qu’Anna, leur voisine, pouvait les entendre ne fit que fouetter leur plaisir.

⁵⁷ Région montagneuse située sur les flancs sud de la Sierra Nevada, et partagée entre les provinces andalouses de Grenade et d’Almeria. ⁵⁸ Cf. tome 24, 5e Époque, chap. 219, pp. 97-98.

CHAPITRE 261

«D eux cent mille francs, c’est une somme ! Il faut que je nvoie le terrain. – Je suis à votre disposition, dit Louis. – J’allais justement me rendre à Esclarmont. Indiquez-moi exactement où il se trouve. J’y serai dans une heure. » Louis expliqua, tout gonflé, lui semblait-il, d’espérance. « Ah, mais je le connais, ce terrain-là ! Bon, je vais le revoir. Vous habitez sur la petite place ? Dès que ce sera fait, je erai chez vous. – Je vous y attendrai. » M. Dussiège daigna descendre l’escalier et raccompagner son visiteur jusqu’à la porte cochère d’un petit immeuble de Saint Martin. Louis, humilié, crut voir er une ombre de commisération sur sa face élargie par un double menton et des joues adipeuses quand l’homme le vit enfourcher son misérable vélo. Cette gêne se dissipa dans l’effort qu’il fit pour aller très vite, le désir fiévreux d’annoncer à Nadine le résultat de sa démarche le projetait en avant. Le dernier tournant apparut, puis ce furent les secousses du pavé, et enfin la place, la maison : Nadine ! Il jeta son vélo contre le mur. « C’est fait ! Le type va voir le terrain et venir ici dans une heure ! Tu en as autant envie que moi, de cette maison, hein ? – Oh oui ! – Peut-être plus ? » Il rit et il agita les bras en l’air : « On va pouvoir construire ! Et après ça, j’irai trouver l’entrepreneur ! Et après

ça… » Il parlait si vite qu’il ne trouvait plus ses mots. « Je vais l’écrire à maman ! » s’écria Nadine. Ce réflexe de Nadine surprit Louis une fois de plus, lui qui ne ressentait aucun besoin d’informer Germaine. Il ne se confiait à personne, même pas à elle. Nadine allait écrire. Qu’allait-il faire, lui, pour tuer le temps intolérablement chargé d’attente ? Il monta et parmi les quelques livres alignés dans l’armoire, il en chercha en vain un qu’il n’eût pas lu. Lui qui se targuait d’être un écrivain-né, et qui n’avait même pas de bibliothèque ! Mais, finalement, qu’avait-il besoin des livres des autres puisque son constant souci était de tout tirer de son propre fonds ? Il lui sembla qu’en bas on frappait à la porte. Et presque aussitôt lui parvint la voix de Nadine. « Louis ! C’est le monsieur ! » Il s’empressa. C’était bien lui, déjà. Dussiège, cette espèce de promoteur qui faisait construire des villas qu’il vendait ensuite aux étrangers, avec un bénéfice scandaleux, ainsi le dépeignait la rumeur populaire. « J’ai vu le terrain, dit l’homme, que Nadine avait fait asseoir. C’est bon, je vous prête les deux cent mille francs. – Je vous remercie, monsieur ! dit Louis avec élan. – Il ne reste plus qu’à définir les étapes du remboursement. – J’attends que vous me les fixiez, dit Louis. – Ce n’est pas l’essentiel. Il me faudrait une garantie… » Louis lui jeta un regard surpris : soudain sa voix s’était faite doucereuse, enveloppante. « Monsieur, ma parole ne vous suffit pas ?

– Soyons sérieux ! – Comment ça, sérieux ? Quel genre de garantie ? – Eh bien, je n’en vois qu’une : une hypothèque sur le terrain… » Alerté, Louis observa son visiteur : il se tassait mollement sur sa chaise, ramassé sur lui-même, comme un fauve prêt à bondir sur sa proie. Plus retenue que jamais, sa voix était si douce qu’on l’entendait à peine. Dans un éclair de lucidité, Louis devina sa pensée : Ce petit homme est sans le sou, il est naïf comme l’enfant qui vient de naître, il n’arrivera jamais à payer aux échéances. Je lui ferai vendre, je rachèterai à bas prix, et je ferai construire une villa somptueuse. C’est vrai que ce terrain est magnifiquement situé. Une villa que je vendrai à millions. Mais la condition expresse de ce plan était de ne pas effaroucher le gibier. Sale usurier ! eut envie de crier Louis. Et il dit, d’une voix volontairement paisible : « Merci, je ne croyais pas que ça ferait tant d’histoires. Finalement, je me débrouillerai tout seul. » M. Dussiège se redressa à demi : « Voyons, voyons, ne prenez pas la mouche ! Vous comprenez bien que… – Je comprends parfaitement. Mais, réflexion faite, je vous l’ai dit, je préfère me débrouiller tout seul. – Dans ce cas… » L’homme se levait pesamment : « Si vous changez d’avis… – Merci, j’ai votre adresse. Excusez-moi de vous avoir dérangé pour rien. » « Te débrouiller tout seul, te débrouiller tout seul ! gémit Nadine, dès que Louis eut refermé la porte. Tu sais bien que c’est impossible !

– Tu ne vois pas qui est le bonhomme, à qui nous avons affaire ? Tu ne vois pas que ce qu’il cherche, c’est à mettre la main sur notre terrain ? – Tu crois ? – Ah, tu es encore plus naïve que moi ! Je me demande ce que nous foutons, tous les deux, dans ce monde pourri ! – Oui, mon chéri, mais maintenant, qu’est-ce que tu vas faire ? – Ce que je vais faire ? » Embarrassé, il traîna sur les mots : « Ce que je vais faire ? … D’abord je vais aller voir l’entrepreneur. Il m’avait dit qu’en haut, ce serait beaucoup moins cher qu’en bas… » Il s’agita : « Je mets la charrue avant les bœufs ! C’est idiot d’emprunter de l’argent sans savoir ce qu’on va me demander ! … J’y vais tout de suite ! » s’écria-t-il, frémissant d’impatience.

Il reprit son vélo. L’entrepreneur habitait une maison isolée, à mi-pente, sur la route qui, au-delà d’Esclarmont, allait redre la nationale. C’était l’affaire d’un quart d’heure, dans ce sens ça descendait. L’entrepreneur – ce titre ronflant compensait la modestie de l’entreprise, qui n’employait qu’un ouvrier et un apprenti – se préparait à sortir. L’arrivée de Louis le fit descendre de sa camionnette. Il le reçut dans sa cuisine : « Qu’est-ce que c’est ? – Je reviens vous trouver, dit Louis. Tout est changé. Fini le bas. Vous devez savoir que j’ai acheté le terrain Goiran. Alors, on peut construire en haut. – Ce fameux terrain ? Elle vous l’a cédé ? Je l’aurais bien voulu, moi ! Il a fallu que cette putain de garce le vende à un étranger ! Alors, qu’est-ce que vous

voulez faire ? – Eh bien, vous m’aviez dit que les matériaux reviendraient beaucoup plus chers à cause de la difficulté à les amener à pied d’œuvre… – J’ai dit : plus chers, je n’ai pas dit : beaucoup plus chers. – Enfin, compte tenu de la différence, combien vous me demanderiez pour la maison dont je vous avais parlé ⁵ , vous vous rappelez ? – Oui, oui, je m’en rappelle très bien. – Alors, à peu près combien ? – Vous savez… depuis plus d’un an, les prix ont drôlement augmenté… – Enfin, à peu près ? répéta Louis, impatienté. – Eh bé… pas moins de… » Il fit claquer sa langue : « Pas moins de six cents. – Six cents ? C’est comme ça que vous faites la différence avec le terrain du bas ? Cent de plus ? gronda Louis, indigné. – Qu’est-ce que vous voulez, c’est pas moi qui fais grimper les prix. – On ne le dirait pas ! Cent de plus ! Dites donc, monsieur l’entrepreneur, vous me prenez pour un milliardaire… ou pour un con ? Ou peut-être pour les deux ? – Si vous le prenez comme ça… – Je ne le prends pas, je le laisse ! Je vous salue, monsieur ! – Quand vous en aurez vu un autre, vous reviendrez ! Vous verrez ! – Eh bien, vous aussi, vous verrez ! »

Il sortit en faisant claquer la porte, sans parvenir à soulager son courroux. Il pédala avec rage. Devant Nadine, il tempêta : « Le salaud ! Tu sais combien il m’a demandé ? Six cent mille ! Cent de plus qu’en bas ! Tu te rends compte ? Tous des voleurs ! Tu sais ce qu’ils disent entre eux, quand ils font une affaire avec ceux qu’ils appellent les étrangers ? “On les a bien couillonnés !” Pourquoi faut-il que le pays soit si beau ? Ils ne le méritent pas, ces salauds ! – Alors, qu’est-ce qu’on va faire ? dit Nadine, qui ne savait que se lamenter. – Je vais aller voir les Bernoux . Eux connaissent. Ils me diront. »

Louis sortit de nouveau, et en quelques enjambées atteignit la petite boutique. Les Bernoux s’exclamèrent. Il y avait longtemps qu’ils ne s’étaient vus. Il exposa son problème. La réponse que lui fit Bernoux, de sa voix étonnamment douce, le combla d’espérance. Il y avait à Esclarmont un autre petit entrepreneur, retraité celui-là, âgé de soixante-dix ans. Il n’exerçait plus, mais il donnait un coup de main, par-ci par-là, à un tarif d’ouvrier-maçon, et au noir, sans déclaration à la Sécurité sociale. « Vous le connaissez ? demanda Louis. – Bien sûr ! Tout le monde le connaît ! – Vous pourriez me conduire chez lui ? – Bien sûr ! – Ce ne vous dérangerait pas qu’on y aille tout de suite ? – Mais quand vous voudrez ! – Alors, allons-y ! » Comme le précédent, celui-là les reçut dans sa cuisine ; à Esclarmont, la cuisine

servait de salon. Dans son visage, qui portait son âge, le peu de ses yeux qu’on voyait était d’un bleu fané, et ces deux saphirs éteints, à demi enfouis sous les rides, et plus saisissants dans une face basanée surmontée de cheveux blancs, émurent Louis. Osseux, il était de ceux qui maigrissaient en vieillissant. Il écouta. « S’il s’agit d’une maisonnette, dit-il, c’est d’accord. Pour les gros travaux, c’est plus de mon âge. » Enthousiaste, Louis renonça sur-le-champ à ses projets antérieurs. Il tira de sa poche une enveloppe et dessina au dos deux carrés inégaux, accolés : « Une chambre : quatre mètres sur quatre. Une cuisine : trois sur trois. Plus tard, dans quelques années, je prévois de refaire la même chose à côté. « Deux pièces : ça marche ! dit le bonhomme. Combien d’ouvertures ? – Une grande fenêtre pour la chambre et une porte-fenêtre à deux battants pour la cuisine. – Ça me va. » Louis apprit qu’environ trois mois de travaux seraient nécessaires, par temps sec, et qu’en qualité d’ancien client, le retraité bénéficiait d’une remise de dix pour cent chez le marchand de matériaux du chef-lieu de canton : « Cinq pour cent pour chacun, conclut-il avec bonhomie. Mais voilà, il me faudra de l’aide. Je ne peux pas faire ça tout seul. – Un aide-maçon ? – Pas forcément. Un manœuvre, quoi ! – Alors, c’est moi qui vous aiderai ! dit Louis avec fermeté. À condition qu’on commence sans retard. Après mai, je serai parti en saison. – Je suis libre. Le temps de commander les matériaux et qu’on nous livre, et on y va. Vous voulez des agglomérés ou des briques ?

– Ah non, pas d’agglomérés, j’ai horreur de cette saloperie qui s’effrite sous le doigt ! Des briques ! – Ce sera un peu plus cher ! – Tant pis ! – Et creuses, hein ? Attention, les autres coûtent les yeux de la tête ! Et puis, pour l’isolation, aussi bien contre le froid que le chaud, c’est ce qu’il y a de mieux. – Creuses, creuses, bien sûr ! » Il faudrait des pierres pour les fondations, du ciment, du gravier, du sable, de la chaux, du plâtre, des poutres, des voliges, des tuiles, du carrelage, deux portes, une fenêtre, des persiennes, un encadrement de cheminée, et le menu : les pointes, et ceci et cela… les outils indispensables. Mais le vieil homme avait conservé les siens. « Il y a les restes d’une construction en pierre. Il faudra donc déblayer d’abord, dit Louis. – Je viendrai voir avec vous. Demain matin, à huit heures et demie sur place, ça vous va ? – D’accord. Mais dites-moi : vous ne m’avez pas donné une idée de ce que ça va coûter ? – C’est difficile à dire. Vous savez, on sait ce que ça coûte une fois que c’est fini ! Je vous dirai ça demain, quand j’aurai vu. Et à peu près, eh ? – De toute manière, ça vous coûtera beaucoup moins cher qu’avec l’autre ! » dit Bernoux. Le vieux maçon dressa l’oreille : « C’est de Faubas que vous parlez ? » Louis fit un signe affirmatif.

« Combien il vous a demandé ? – Six cent mille ! – Boun Dious ! Ça ne vous coûtera pas la moitié de ça ! – Vous croyez ? » dit Bernoux. L’homme ouvrit un placard : « On va fêter ça ! » Le verre en main, Louis dut refouler son horreur de la gnole. Il fallait toujours boire cette saleté, des alcools, pour faire plaisir aux gens. « Vous voulez que je vienne vous chercher ? – Pas la peine, j’irai tout seul. Le terrain Goiran, vous pensez si je connais ! »

Sur la route, Louis remercia chaleureusement Bernoux, qui le quitta en disant qu’il avait affaire dans le coin, et il rentra tout content chez lui. « Voilà, ma Biquette, notre maison n’est plus un rêve. J’ai réglé ça en cinq sec ! – Raconte-moi ! » supplia Nadine. Ce qu’il fit. « Et tu as trouvé de l’argent ? » demanda-t-elle, quand il eut terminé. Il ne réfléchit pas longtemps : « Écoute, dit-il, nous avons deux cent mille. Mettons qu’on en dépense la moitié d’ici mon départ. Reste cent mille pour la maison. Ce n’est probablement pas plus que le tiers de ce que ça va coûter. Comment faire ? Eh bien, c’est simple : les deux cent mille restants, que je voulais emprunter à cet usurier, je vais les demander à Pierre Langue ¹. Ils ont sûrement un petit magot. Ils ont toujours fait des économies, ces deux-là. Sou par sou, mais ça fait longtemps !

– Et s’ils ne peuvent pas ? – Je vais leur envoyer un télégramme, en leur demandant de répondre de même. Nous serons certainement fixés avant ce soir. – Et s’ils ne veulent pas ? – Ah, je ne sais pas ! Pourquoi tu soulèves tout le temps des problèmes ? dit Louis avec humeur. Si moi je les avais et qu’ils me les demandent, je les leur prêterais aussitôt ! Nous sommes dignes de confiance ou non ? C’est mon meilleur ami !… Et même le seul ! » ajouta-t-il, un peu amer. Il fit un grand geste : « Allez, je vais à la poste. » Le bureau de poste était à Saint-Martin. Il vola, à force de pédales, un peu confus de sa hâte : elle lui rappelait qu’il ne savait pas attendre. Combien il eût voulu atteindre à la sérénité ! Un idéal inaccessible. Au guichet, il rédigea son télégramme :

Peux-tu me prêter 200 000 jusqu’au 1er juillet ? C’est urgent. Réponds par télégramme. Remerciements affectueux. Louis. Il s’en retourna, à la fois soulagé et inquiet. Si avisé et si expéditif qu’il se fût montré, la clé de la situation n’était plus entre ses seules mains. Il avait demandé combien de temps mettrait le télégramme à parvenir à son destinataire : « Deux à trois heures. » avait répondu la postière. Tout le temps du déjeuner, il supputa. Pierre aurait-il le télégramme avant de partir pour son bureau, après son déjeuner ? Enverrait-il sa réponse sur-le-champ ? Jugerait-il préférable de se donner le temps de réfléchir ? Son café bu, avide d’être distrait de son souci par les mille spectacles qu’offrait à ses yeux attentifs la libre Nature, il partit à pied vers les bois.

Quatre heures plus tard, quand il revint, il vit, sur la table de la cuisine, un télégramme à demi déchiré, ouvert sans doute par des doigts fébriles :

D’accord pour 100 000. Pierre

Mais où était Nadine ? Peut-être chez Anna ? Il alla frapper à la porte voisine : « Nadine n’est pas chez vous ? – Nadine ? Celle de la Coopérative est venue la chercher. Elle avait besoin d’un conseil, pour une robe. – Ah bon ! » Elle dardait sur lui des yeux avides. Elle semblait hésiter. Et tout à coup, elle dit, à brûle-pourpoint : « Ce que vous m’avez dit l’année dernière, le jour où vous êtes parti en Espagne, vous le pensez toujours ? » Encore honteux de sa phrase obscène, qu’il se rappelait fort bien, Louis eut envie de se sauver sans répondre. Il ne voulut pourtant pas blesser cette femme qui n’avait que le tort de se souvenir, elle aussi : « Vous savez, j’ai dit ça… On a tous des moments où on est un peu fous. – Moi, monsieur Louis, depuis je ne fais qu’y penser. – Ce n’est pas possible. Il y a Nadine… – En prenant nos précautions… » Elle avait dû imaginer cent fois ce qu’ils feraient ensemble. « Ce n’est pas si simple, dit-il, un peu perdu. – Vous avez bien couché avec Juliette Rouvière. Pourquoi pas avec moi ? »

Louis eut un haut-le-corps : « Qui vous a dit ça ? – On me l’a dit. » Alors ça se sait ! pensa Louis, atterré. J’aurais dû m’en douter ! « Je ne suis pas si belle qu’elle, mais au lit je la vaux, vous savez ? » Louis frémit. Pour perdre à ce point toute pudeur, fallait-il qu’elle eût le désir au ventre ! « Voyons, Anna, est-ce que vous vous rendez compte qu’on pourrait être surpris ? Vous voyez le scandale ? Deux ménages brisés, le vôtre et le mien ! – Rien qu’une fois ! Pas plus ! Ce sera vite fait ! Personne n’en saura rien ! » Une idée fixe. Le souffle court, haletant, elle s’y voyait ! Elle s’y était vue sans doute vingt fois déjà, dans le lit conjugal. Malgré lui il eut un regard vers ses larges hanches. Il fut troublé. « Nadine vient à peine de partir. Avec l’épicière et ses robes, elles en ont pour un bon moment ! » Les yeux d’Anna brillaient d’un feu obscène, il ne pouvait en détacher les siens. Et voilà que s’en mêlaient les images, voilà qu’il la désirait ! Il se sentit submergé. « Nous sommes porte-à-porte, dans le recoin. Personne n’a vu que vous étiez rentré chez moi. Nous sommes seuls. Vous voulez ?… Vous voulez ? » répéta-telle d’une voix pressante. Il inclina la tête. « Je reviens tout de suite ! » souffla-t-elle. Elle fermait sa porte à clef et ait dans la pièce voisine, sans doute pour faire une rapide toilette intime. Avec cette Anna, tout était dans le sexe. Rien d’autre que lui. Il frissonna. Une brune. Sa toison devait être fournie…

Elle était devant lui, empourprée. Il ne voulut pas voir son ventre. Il la fit se retourner et se pencher en avant. Sa croupe élargie le fit pousser un gémissement. Cet ovale plantureux, comme il en avait toujours rêvé… Il la pénétra avec fougue. Haletants et gémissants, puis frénétiques, ils montèrent ensemble à l’orgasme, si étroitement unis dans un dernier sursaut, que Louis eut une pensée foudroyante : « Je vais lui faire un enfant ! » Apaisés, ils se désunirent. Le geste avait été si bestial que Louis eut honte. Il s’en alla sans regarder Anna, effondrée sur une chaise, immobile, les yeux clos. Maintenant il faudrait affronter Nadine. Avec un secret de plus dans l’esprit. Pourquoi, mais pourquoi, puis-qu’il n’aimait qu’elle ? Quelle était cette force du sexe qui, périodiquement, tel un fauve affamé sorti en hurlant de son antre, prenait furieusement possession de tout son être ? À présent celle-ci. Et les autres qu’il laissait à la traîne… Quel besoin de compliquer son existence ? Sans elles, sans toutes, se serait-il ennuyé à périr ? Comme un portrait géant, le visage de Nadine emplit sa mémoire. Son menton trembla, il eut presque envie de pleurer. Il le savait, parfois, comme disait le poète ², la chair était triste.

⁵ Cf. tome 24, 5e Époque, chap. 219, pp. 97-98.

Les Bernoux sont les Esclarmontais qui leur ont vendu le terrain du bas : cf. tome 24, 5e Époque, chap. 214, pp. 47-50.

¹ Un ami d’enfance de Louis au chef-lieu : cf. tome 2, 1re Époque, chap. 31, pp. 117-119 ; le seul avec qui il a maintenu des relations suivies.

² Stéphane Mallarmé (1842-1898) dans Brise marine (1865).

CHAPITRE 262

Il était huit heures du matin. Le télégramme était resté sur la ntable :

D’accord pour 100 000. Pierre. Nadine versait le café au lait dans les bols. Assis, les traits immobiles, Louis réfléchissait. Pouvait-on, avec trois cent mille francs, entamer une construction qui en demanderait sans doute quatre cents et plus ? Y aurait-il seulement de quoi payer les matériaux ? Ses premiers gains, en juin, iraient à Pierre, remboursement promis. Le maçon pourrait-il attendre jusqu’en juillet ? Il fallait qu’il vive, et Nadine aussi. Il désespéra. Il n’avait jamais eu de dettes. La famille, Germaine, serait morte plutôt que de devoir un sou à quel-qu’un. Il croyait s’être élevé tout seul, et il s’apercevait amèrement qu’il tenait d’elle, en cela aussi, ah ! il était bien le fils de sa mère, il portait cela comme un bossu sa bosse. En secret, il souhaita que le maçon estimât l’entreprise trop ardue pour lui seul, ou qu’au contraire il jugeât qu’elle n’en valait pas la peine, et qu’il renonçât, ainsi il serait délivré de ce projet fou qui compliquait tellement son existence. Et Anna. Un danger mortel à quatre pas d’eux, sans cesse. Il connaissait les femmes. Quand elles rencontraient un homme qui les transportait au septième ciel, elles devenaient folles. Anna l’avait désiré si fort, et elle avait été si profondément secouée par son orgasme, qu’elle voudrait recommencer. Et lui qui ne savait pas faire de la peine à une femme ! Fuir ce village où elles étaient deux à pouvoir détruire d’un coup, si elles le voulaient, l’amour de Nadine. La maison ? Ah oui ! Coûte que coûte, il fallait la construire afin de s’extraire de ce village maudit ! « Bon, j’y vais, dit-il. Je ne veux pas le faire attendre. – Tu veux que je vienne avec toi ? – Reste là, tu ne me serais d’aucun secours. »

Elle ne protesta pas, et Louis pensa : Contente ou pas contente, elle accepte tout ce qui vient de moi. Quand une femme aime, celui qu’elle aime est son dieu. Il était sorti en guettant avec précaution la porte voisine, et il avait eu le soulagement de la voir fermée. Rare aubaine : en effet, elle restait ouverte du matin au soir, Anna vivait à ciel ouvert, prête, dans sa soif de bavardages et de cancans, à sauter sur la première personne qui erait par là. Aujourd’hui, avait-elle honte ? De la route, il aperçut le maçon, des cheveux blancs comme un casque ajusté – comment avait-il fait pour n’être pas à demi chauve, à l’âge qu’il avait ? –, qui, penché sur la ruine, écartait à deux bras un bloc de pierre branlant. Il sourit de plaisir et le rejoignit d’un pas rapide. Ils se serrèrent la main. « Il y a longtemps que vous êtes là ? – Je viens d’arriver. – Alors, qu’est-ce que vous en dites ? demanda Louis, avec un peu d’anxiété dans la voix. – Eh bé, je crois qu’il faut conserver le mur du fond, il est solide, on ne fera pas mieux. Il faudra seulement le surélever. – Vous croyez que sa longueur est suffisante ? – Pour une petite cuisine et une chambre, quatre sur quatre et trois sur trois, comme vous avez dit, oui. C’est pas grand, mais vous aurez le devant, la terrasse. Avec cette vue ! Ici, vous savez, on vit à moitié dehors ! – Ce n’est pas pour me déplaire, dit Louis, radieux. En tout cas, ça vous paraît faisable, vous acceptez ? – Eh bé, pourquoi pas ? » Un peu tremblant, Louis aborda la question qui lui brûlait la langue : « Et ça pourra coûter combien ?… À peu près, bien entendu ! – Euh… ça ira chercher dans les trois cent cinquante, quatre cents. – Et vous ?

– Moi ? » Comme si ce qu’il allait dire pouvait faire revenir le vieux maçon sur une réponse désastreuse, Louis parla, très vite : « Vous compris, n’est-ce pas ? – Oui… maintenant… si ça demandait plus de temps que… – Bien sûr, bien sûr ! » Louis acquiesçait avec un empressement hypocrite. Un sérieux retard dans le paiement de son salaire ? On verrait bien ! Peut-être que de l’argent tomberait du ciel ! Intrigué par un vestige de paroi lisse, qu’il n’avait pas remarqué, et qui prolongeait le mur, il demanda : « Qu’est-ce que c’est que ça ? – C’était une citerne. On gardera ça aussi. On le piquera un peu pour que le ciment tienne. – Alors, ça marche ? » Le vieil homme tendit sa main maigre et calleuse : « Eh bé oui, ça va. C’est d’accord. – De mon côté, qu’est-ce qu’il faut que je fasse ? – Rien pour le moment. Je vais commander les matériaux cet après-midi. On les aura sûrement demain. Je erai chez vous pour vous dire. – Vous savez où j’habite ? – Tout le monde le sait ! Le Parisien qui voyage dans les avions ! Votre nom, ça je le savais pas. – Et ensuite ?

– Eh bé, si on a tout demain, on pourra commencer après-demain. Vous m’avez dit que vous étiez pressé. – C’est exact. Je vous ai dit pourquoi. – Et même si on n’est pas livrés, on crea les fondations. Il faudra pas venir en veston, comme aujourd’hui, eh ? – Soyez tranquille ! – Vous êtes sûr que vous pourrez tenir le coup ? – Ne vous en faites pas, je suis petit, mais costaud. – Bon. Alors à demain ! » Demeuré seul, Louis se pavana à faire les cent pas d’un bout de la terrasse à l’autre. Il avait envoyé promener l’usurier et l’entrepreneur, qui ne pensaient qu’à le tondre.

Il regagna l’appartement, où il ne trouva pas Nadine. La porte d’Anna était encore fermée. Il refoula l’idée humiliante qui l’avait effleuré deux heures avant et revenait en force : c’était elle qui, dans une confusion extrême, se cachait et ne voulait plus le revoir. Il but un verre d’eau et attendit. Un bruit de voix, enfin : « Comment ça va, Nadine ? – Ça va bien, merci, Anna. – Je ne me suis pas levée de bonne heure, aujourd’hui. J’étais fatiguée. Votre mari va bien ? – Oui, merci, Anna. – Il est là ? – Non, il est au terrain.

– Ah ! – Excusez-moi, il faut que je prépare le déjeuner. » Une amabilité mielleuse. Quel imbécile il était, lui qui, un moment, l’avait crue honteuse ! Si seulement ! Elle cherchait à se mettre au mieux avec la femme de celui qui la comblerait ! Une ruse féminine qui marquait bien son désir de continuer une relation délicieusement coupable. « Garce de garce ! Et ton mari ? Et ton enfant ? » gronda-t-il entre ses dents, saisi d’un courroux vertueux qui renforçait son inquiétude : accolé à cette ribaude, il avait connu une extase foudroyante : pourrait-il s’empêcher de recommencer ? Dans l’esprit de Louis, la joie souffla de nouveau et balaya ce souvenir malsain : « C’est décidé ! On construit ! On commence après-demain ! – Oh, mon Biquet ! – J’aurais bien voulu avoir une salle d’eau ! soupira Nadine, quand il eut terminé. – D’accord, une chambre et une cuisine, c’est un peu sommaire, dit Louis. Mais quand on aura fini de payer, on fera une aile symétrique, et tu auras une salle de bains. Et une seconde chambre. En attendant, j’achèterai un tub. » Sa voix se fit tendre : « Mais il ne faut pas m’empêcher de travailler. Il ne faut pas que tu te plaignes tout le temps que je te laisse seule. Tu vois bien à quoi ça sert ! Nous avons deux terrains, nous allons avoir une maison. Si j’étais resté bureaucrate, non seulement nous n’aurions rien, mais nous aurions du mal à boucler nos fins de mois. D’abord nous ne serions pas ici. – Je sais bien, dit tristement Nadine. Mais en été, quand j’ai du goût à me faire belle, les bras nus et une jolie robe, quand j’ai envie de plaire, tu n’es pas là ! – Je sais bien, moi aussi ! Tu me l’as dit, tu me l’as écrit, mais qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ? Ça ne durera pas toujours ! J’écrirai un grand roman. Je deviendrai célèbre. Je pourrai rester toute l’année à la maison. Avec toi tout le temps ! En été tu as ta mère, tu as ta sœur ! Et les autres !

– Oui, mais toi tu n’es pas là. – Écoute, deux ans, laisse-moi deux ans ! Je te promets ! Deux ans ! Biquette je t’en prie, ne gâche pas notre bonheur d’aujour-d’hui ! » Nadine essayait de sourire. Ils parlèrent de la tenue de travail de l’aide-maçon improvisé. On était en janvier. De bon matin, tant que le soleil n’était pas franchement levé, il faisait frisquet. Un pull-over usé, mais chaud, une vieille paire de pantalons… « Tes sandales de cuir, dit Nadine. – Non, des souliers. Pour patauger dans le sable, le ciment et la caillasse, je m’en mettrais plein les pieds. Tant pis pour la paire de souliers ! – Tu n’as jamais fait ça ! Tu vas être fatigué ! – Et alors ? Bien sûr que je vais être fatigué ! Mais qu’est-ce que ça fait ? Je me reposerai quand ce sera fini ! » Il regarda sa montre : « Il reste deux heures avant le déjeuner. Je vais faire un tour dans les bois. Il faut que j’en profite. À partir d’après-demain je n’aurai plus le temps ni le goût d’aller me promener ! »

Il sortit, prit la route de Saint Martin, et se ravisant, au lieu d’aller vers les bois, il descendit vers la plaine, par son terrain du bas. Fantômes noirs et lamentables, sauf deux, les cerisiers étaient morts et recouverts par les lichens, eux-mêmes en partie morts, le peu de vigne était envahi d’herbes folles. Seul, le figuier géant restait épanoui. Si j’ai dix ou vingt kilos de cerises cette année, ce sera le bout du monde, songea-t-il. Le disque d’un soleil froid et sans rayons était suspendu comme une étrange médaille. Le silence était absolu, l’instant si insolite qu’il en semblait mystérieux. Louis avançait avec une aisance retenue, la pente était raide, semée

de cailloux qui roulaient facilement sous le pied, et quand il se mettait à rêver… L’écrirait-il, ce grand roman ? En était-il capable ? Était-il un romancier ? Peutêtre pas. Était-il un auteur comique ? Oui, sans doute, il l’avait prouvé, mais cela ne lui servirait à rien, il était pratiquement impossible de se faire jouer. Était-il un poète ? Ah, mon Dieu oui, mais cela servait encore moins à quelque chose ! Alors ?… Alors il verrait bien ! Au retour il trouva Nadine fiévreuse et volubile : « J’ai parlé à celle de la Coopérative. Elle m’a dit : “Mais vous n’y pensez pas ! Il faut déposer une demande de permis de construire, et on ne vous répond pas avant des mois !” Tu ne l’as pas faite cette demande ! On ne pourra pas construire ! gémit-elle. – Voyons, voyons ! dit Louis, atterré. Le maçon ne m’en a pas parlé. Il doit pourtant le savoir, lui ! Je vais le voir ! – Le déjeuner est prêt ! – Je n’en ai pas pour long. » Il ne pouvait pas rester dans cette inquiétude. Il courut. Le maçon était à table. « Faut pas vous inquiéter ! dit-il. Y a un truc. Il y avait un cabanon sur le terrain, eh ! Alors vous n’avez qu’à déclarer à la mairie : “Réfection d’un cabanon”… Et vous n’avez pas besoin de permis ! » Louis respira. Que d’émotions depuis son retour d’Espagne ! « Sans ça vous pensez bien que je vous l’aurais dit ! D’abord, avec le permis, vous étiez obligé de faire une salle d’eau. Une pièce de plus. Allez, ne vous faites pas de bile. On va boire un petit coup ! – Non, merci. Je n’ai pas déjeuné. »

Il revint vers Nadine, pensif et un peu triste. Il se sentait humble, infirme, ignorant de tout, perdu dans l’immense corps de l’État, de la nation, dont il

n’était qu’un atome. Voilà ce que c’était que de vivre solitaire. Et pauvre. Comme souvent, il ne chercha pas à se délivrer, à rejeter cette crise d’humilité, il savait qu’elle cesserait d’elle-même. Elle lui inspirait le désir désespéré d’une solitude encore accrue, d’une ignorance encore plus grande des règles compliquées qui régissaient la société humaine, pareilles aux liens paralysants de Gulliver à Lilliput. Mais on était vivant, et il fallait vivre. Et cela, hélas ! voulait dire : lutter.

CHAPITRE 263

Dans le fossé qu’il avait creusé pour établir les fondations, Eugène disparaissait jusqu’à mi-corps, et quand Louis, pelle en mains, regardait vers lui, il avait la sensation macabre que le vieillard était déjà happé par la terre. Il avait mal aux reins. L’outil, au manche fait d’une branche d’arbre grossièrement équarrie, meurtrissait les doigts, et quand il fallait, avec lui, lancer par-dessus bord une pelletée de pierraille mêlée d’argile, c’était lourd à ne pouvoir aller plus loin. Eugène peinait, lui aussi. Il tombait sur de véritables blocs qu’il lui fallait casser au pic, avec des ahan exténués, pour les dégager et les extraire. « C’est crevant ! disait-il. Mais tant mieux, l’assise sera plus solide. Si c’était que de la terre, ça tiendrait pas le coup. ». Il se redressait par moments et il levait la tête, comme s’il cherchait ou trouvait une aide dans la contemplation du ciel. Louis l’imitait, mais c’était pour suivre d’un œil anxieux la course du soleil. Il n’osait pas dire qu’il en avait assez, qu’il n’en pouvait plus, et il appelait désespérément les premiers signes du crépuscule qui décideraient le vieux maçon à cesser le travail. Parfois l’effleurait la pensée qu’Eugène, peut-être aussi fatigué que lui, n’osait pas davantage écourter sa journée en présence de celui qui lui en payait l’intégralité, et qu’ils se taisaient tous deux pour des raisons différentes. Le creusement des fondations, par bonheur, touchait à sa fin. Autour d’eux, par-delà les déblais, s’étageait un monceau de briques creuses, au voisinage d’une douzaine de sacs de chaux et de ciment abrités par une bâche. Et au-dessus d’eux, dans l’herbe, un fouillis de blocs de pierre rougeâtres jonchait la petite terrasse, le camion-benne les y avait déversés depuis la route. Il y avait encore, à l’écart, deux grands tas, un de gravier et un de sable, que le soleil parsemait de fines étincelles qui éblouissaient. De quoi commencer les travaux. À quatre heures, ils virent arriver Nadine. Elle leur apportait des canettes de bière dans un cabas. Assis un instant sur le rebord de la tranchée, les jambes pendantes, ils se désaltérèrent. Louis brûlait d’envie d’embrasser Nadine, il lui semblait que ce chaud l’aurait réconforté, et il devinait qu’elle partageait

cette envie. Mais ils n’étaient pas seuls, et à Esclarmont on ne s’embrassait pas en public. Y avait-il dans le village un seul autre couple qui fût toujours aussi prêt à échanger un baiser ? Après dix ans de vie commune ? Nadine s’en alla et il la suivit d’un regard déçu. « On fait le plus dur, dit Eugène. Après, ça ira mieux. Demain il faudra que vous prépariez le béton. Il expliqua que les blocs qu’il avait extirpés à grand peine, il faudrait les remettre, et beaucoup d’autres avec eux, en comblant les vides avec du béton. Sur cette base massive, on pourrait bâtir tout ce qu’on voudrait. Louis opinait avec de légers mouvements de tête, il comprenait que sans ces précautions une maison se fût enfoncée lentement dans le sol ou eût glissé sur la pente. À cinq heures, alors que les lointains commençaient à fondre dans le gris, le vieux maçon répéta son mot habituel : « C’est assez pour aujourd’hui. Basta ! » Louis acquiesça en pensant : C’est pas trop tôt ! Et ils quittèrent le chantier, pour se séparer sur la place de l’Église.

Louis rentra chez lui, las jusqu’à la nausée, mais l’esprit tranquille : le mari d’Anna était rentré, il ne risquait plus rien. Chaque matin il partait à huit heures, l’homme était encore là, et à midi Nadine lui apportait son déjeuner sur place. Ainsi Anna, espérait-il, finirait par se lasser. Épuisé comme il était, la seule idée d’un rapprochement sexuel avec cette grosse dondon lui inspirait un dégoût qui touchait à l’indicible. « Mon pauvre chéri, soupira Nadine en le voyant s’effondrer sur une chaise, pourquoi tu fais ça toi-même ? Pour économiser cent mille francs ? – Oui, mais pas seulement ! » répondit Louis, tout en pensant : Ce n’est pas moi, c’est Germaine ! Et pas uniquement le souci d’économie, mais le besoin de faire tout par moi-même, pour être sûr que ce sera bien fait ! Découvrir ainsi sa nature profonde n’était pas très gai, il eut un instant de mélancolie. Bah ! c’est la fatigue ! se dit-il.

« Anna me disait, cet après-midi : “Comment ça se fait qu’on ne voie plus votre mari ?” Elle sait pourtant bien ce que tu es en train de faire ! Tu sais, elle a beaucoup de respect pour toi. Elle te considère comme un grand monsieur ! » Silencieux, Louis ricana en lui-même : Plutôt comme un monsieur capable de la faire jouir comme jamais ! « Elle voudrait nous inviter à déjeuner dimanche, enfin, à dîner, comme ils disent. – Ah non ! s’écria Louis. – Pourquoi ? Elle est si gentille ! Elle m’a encore offert un napperon brodé ce matin. Tu sais, ce sont des gens simples, mais ils sont sympathiques. On ne peut pas leur ref ça ! Ils penseraient qu’on les méprise. » Les dernières paroles de sa maîtresse mirent Louis dans l’embarras. C’étaient celles qu’il ne fallait pas dire, elles l’empêchaient de ref comme il voulait le faire, avec une sorte de fureur, avant qu’elle les prononçât. « Je lui ai dit que je t’en parlerai, et que tu seras sûrement d’accord. Tu aimes les humbles. Enfin, tu me l’as dit. » Innocemment, elle l’enfonçait davantage. « Quel jour sommes-nous, aujourd’hui ? – Samedi ! – Ah non, pas demain ! Pas ce dimanche ! – Alors, dimanche prochain ? – Si tu veux ! dit-il, rageur, en pensant : Ah ! Sotte ! Sotte ! Si tu savais ! » Il retardait l’échéance. C’était une façon de la ref. D’ici là… « Je prendrai une assiettée de potage et ce sera tout. Je suis rompu. J’irai me coucher aussitôt après. » Il était furieux contre lui-même. Il avait commis l’imprudence folle de coucher

avec Juliette Rouvière, une Esclarmontaise qui habitait à deux cents mètres de chez lui. Et il en avait rajouté en s’étant fait l’amant d’une autre qui n’était séparée d’eux que par une cloison ! Il n’était plus maître de ses sens ni de luimême. Où était sa résolution de jadis : ne jamais détruire un couple, ne jamais séduire une femme en possession d’amant ou de mari ? Il avait avancé dans presque tous les domaines et régressé dans celui de la sexualité. On était maître de son corps, à l’exception de son sexe, il était, en soi, comme un pouvoir autonome, le génie de l’es-pèce l’avait voulu ainsi. Son potage bu avec délices – Nadine avait fait un pot-au-feu et lui avait servi un grand bol de bouillon chaud et réconfortant à voir, avec ses yeux de pain brûlé qui se mettaient à danser chaque fois qu’il soulevait le bol –, il monta se coucher. Sans daigner lire le journal qu’Anna avait prêté à Nadine « À l’intention de monsieur Bienvenu. ». Depuis bien longtemps il ne lisait plus les journaux ni n’écoutait la radio. Il avait bien assez à penser avec ses soucis personnels sans se représenter ceux des autres, que les journalistes récoltaient avec une sorte d’entrain furieux et perpétuel sur toute l’étendue de la planète. Nadine était restée à mettre la cuisine en ordre. Il ne l’attendit pas. Couché sur le côté, il ferma les yeux et coula à pic dans le sommeil.

Il dormit jusqu’au-delà de l’aube, s’éveilla les membres gourds, vit qu’il était plus de huit heures et bondit hors du lit : Eugène était déjà sur le chantier. Sans réveiller Nadine, il but une tasse de lait froid et partit. Il pensait avec soulagement que la préparation du béton serait beaucoup moins pénible que le déblaiement des fondations. Le vieux maçon ne fit aucun commentaire sur son retard. Paisible, il allait et venait sans hâte. Après avoir écouté ses instructions, Louis se mit à l’ouvrage. Les sacs de ciment et de chaux étaient râpeux, leur était désagréable à ses doigts déjà calleux. Faute de pouvoir les soulever, il les traînait et il les éventrait sur le cratère de gravier. Au cinquième seau d’eau et à la dixième pelletée de gravier, il recommença à sentir des tiraillements dans les muscles des bras, et dans les reins. Une pelletée de sable était de la plume à côté d’une de gravier, que l’eau rendait plus pesant encore. Et que le mélange était lourd à remuer ! Déjà la fatigue reprenait possession de tout son être, à peine reposé par une nuit de plomb. Et on n’était qu’au matin ! Il regarda, avec un irrésistible

mouvement de haine l’homme qui lui imposait cette épreuve. Désinvolte, Eugène sifflotait en prenant des mesures de-ci de-là. Heureux homme qui faisait travailler les autres, sous prétexte que lui savait ! Louis leva désespérément les yeux au ciel. Au-dessus de lui, le feuillage pâle d’un olivier se balançait mollement, secoué par un léger vent dont Louis, en nage, ne sentait pas la fraîcheur. Il savait pourtant qu’il faisait froid, dès qu’il avait mis le pied dehors l’air vif l’avait fait frissonner. Eugène était venu à lui, et immobile, il avait l’air d’examiner la consistance du mélange : « Ça va, dit-il. Vous pouvez m’en apporter une auge. » Il retournait aux fondations. Louis emplit l’auge, essaya de la soulever et y parvint à peine. Jamais il ne pourrait porter un poids pareil sur dix mètres. Il s’aperçut que le vieil homme l’observait en silence. Le rouge au front, il dit avec effort : « C’est trop lourd pour moi. Excusez-moi, je n’ai pas l’habitude. » Eugène vint à lui et sans dire un mot emporta le baquet. Louis souffrit. Le vieux maçon lui jeta un coup d’œil : « Pardi ! dit-il, ça pèse plus que le porte-plume ! Maintenant, on va faire descendre les blocs, et vous les ferez tomber dans la tranchée là où je vous demanderai. » Ils transportèrent les blocs. Louis avait beau choisir les plus petits, ses muscles refusaient la charge, et de nouveau c’étaient d’affreux tiraillements dans les reins. À présent s’y joignait une douleur intolérable dans l’articulation des épaules. C’était du travail de fellah, d’esclave, de déporté dans les camps. Il crut revivre quand il n’eut plus qu’à pousser du pied les blocs pour les faire choir dans le fossé, sur les assises successives de béton pâteux où ils s’enfonçaient en oscillant. Peu à peu la masse compacte du mur souterrain augmentait ; presque soulagé, Louis se dit que la maison serait solide, Eugène était de l’ancienne génération qui ne comptait que sur ses bras. À midi, Nadine arriva. Elle apportait de la viande et une purée de pommes de terre dans une petite marmite à deux compartiments. Louis se rappela son père qui partait chaque matin pour l’usine avec une marmite semblable dans sa

musette. À la pause, là-bas, il la mettait à chauffer sur un fourneau collectif. Ici ce n’était pas la peine, elle n’avait pas eu le temps de refroidir. Nadine était repartie. Mâchant distraitement, il eut un nouvel accès de mélancolie. À cette heure, il était pareil à Joseph. Par insouciance, par paresse peut-être – et il l’avait durement payé ! – Joseph avait raté sa vie. Il avait beau ne pas être un manuel, la sienne à lui, Louis, semblait prendre le même chemin. Quel avenir ? Qui donc lui avait prédit qu’il serait aidé par les femmes ? Les femmes ! Henriette ? Il l’avait rejetée pour une qui n’était qu’une charge. En vérité, deux hantises l’avaient précipité dans l’incertain : celle de l’amour et celle de la littérature. Tandis qu’il réfléchissait, assis à même le sol, Eugène rangeait dans un panier d’osier les reliefs d’un frugal repas. Il alluma une cigarette, ce qui suscita chez Louis une remarque désabusée : Je n’ai même pas ce recours ! « Eh bé, elle est bien commencée, votre maison ! C’est comme si elle était déjà faite ! » Louis se redressa. Une bouffée de joie soudaine dispersa ses pensées moroses. Il avait deux terrains à lui et il allait avoir une maison à lui. Où était le fiasco de son existence ? Joseph n’avait eu ni terre ni maison, même pas la possession durable de son coin de cimetière. Et de son vivant, aucun espoir de sortir jamais de sa pauvreté. Alors que lui avait, dans sa partie, des armes, du talent, et donc la possibilité d’une vraie réussite. C’était la fatigue qui lui avait fait voir les choses en noir. La fatigue erait, la terre et la maison demeureraient, elles. Et il aimait, et il était aimé de celle qu’il aimait. Et le métier qu’il exerçait le ionnait, et il lui laissait des loisirs immenses. Et il avait reçu le don inestimable d’écrire. Et il était robuste et jouissait d’une santé parfaite. Et il parlait d’or. Et il était beau. Combien d’hommes sur cent cumulaient autant de faveurs de la destinée ? En vérité, il était beaucoup plus à envier qu’à plaindre. Il sourit, en irant la souplesse de l’esprit qui pouvait presque instantanément er d’un extrême à l’autre. La tristesse et la joie étaient relatives, il ne fallait donc pas les prendre trop au sérieux. « Té, deux de vos voisines ! On dirait qu’elles viennent par ici. » Eugène tournait la tête vers la route. Surpris, Louis en fit autant et il vit. Elles descendaient la courte pente herbeuse. C’était bien elles, Anna et Lucienne ³.

Souriantes. « On est venues voir les travaux, dit Anna. Vous en avez de la chance de pouvoir faire construire. Je voudrais bien pouvoir le faire, moi ! » Anna le dévisageait, avec des yeux ardents. Elle devait s’être serrée dans une gaine, sa robe flottait. « Ce ne sera pas grand-chose, vous savez ? Deux pièces, c’est tout ! – Mais ça sera du neuf, dit Eugène. Ici les maisons sont tellement vieilles qu’elles sentent le moisi ! – Alors, monsieur Bienvenu, vous faites le manœuvre, dit Lucienne. Vous en avez du courage. Un homme comme vous ! » Elle minaudait. Son regard à elle aussi était brûlant. Anna l’avait mise au courant, il en eut la certitude. Elle en voulait peut-être, elle aussi. Cette femme mûre, avec ses varices ! Ces protubérances serpentines, d’un bleu sale, sur ses chevilles et sur ses mollets ! Une horreur « Nous allons faire un tour vers les bois. On vous aurait emmené. C’est dommage que vous ne puissiez pas venir avec nous. » Anna faisait la mielleuse. Pourquoi était-elle venue ? Qu’espérait-elle ? Et pourquoi avait-elle emmené Lucienne ? Elles étaient folles ! « Toutes seules, vous n’avez pas peur de rencontrer un satyre ? » demanda Eugène, en rigolant. Les deux femmes s’esclaffèrent. « C’est ce qui pourrait nous arriver de mieux ! » dit Lucienne sur un ton plaisant. Cette Lucienne avait de l’esprit. Elle ne mérite pas ses varices, se dit Louis. « Un satyre ? Il pourrait toujours essayer ! » dit Anna en pliant un bras et en faisant mine de tâter son biceps. Tous quatre rirent.

« Alors vous ne pouvez pas venir ? Monsieur Eugène, avec votre permission ? » Eugène haussa les épaules : « C’est à lui de voir ! – Excusez-moi, mesdames, mais je suis en service. » dit Louis, qui s’était ressaisi. Elles partirent, Anna sur une œillade qui indigna secrètement Louis. Quoi, pour un malheureux rapport de quelques minutes, elle le considérait comme son amant, elle le prenait pour sa chose ? Ainsi étaient les femmes. Il se remit à son travail, soucieux. Il la fuyait et cela ne servait de rien : elle se mettait à le poursuivre. Elles savaient bien, ces femelles, qu’un homme hésiterait toujours à leur faire affront. « Il faut bien rire, mais je trouve qu’elles sont culottées, ces deux-là ! Elles font comme si elles n’étaient pas mariées ! dit le maçon. – Elles plaisantaient, dit Louis. – Enfin, si votre femme les avait entendues, ça lui aurait pas fait plaisir ! – Pff ! C’est une Parisienne, elle comprend les choses ! – En tout cas, elles ont l’air de bien vous aimer ! » Oui, surtout dans le costume du satyre qu’elles souhaiteraient rencontrer dans le bois ! pensa Louis Eugène n’insista pas. Quelques instants plus tard, il reprit la parole : « Ça ne suffira pas, comme béton, vous savez ? Il faut en refaire au moins autant. » Désespéré, Louis poussa un soupir exténué. Il se serait couché sur le sol et n’aurait plus bougé, quoi qu’aurait pu penser et faire le vieillard. Il saisit néanmoins sa pelle. Au bout d’un quart d’heure, il se sentit si las que, tout en continuant à remuer le magma gluant avec une peine sans bornes, le dos tourné

au vieux maçon, il pleura, à traits immobiles, il avait envie de mourir. « Demain on aura fini les fondations, ça sera moins dur. » dit Eugène. Louis ne répondit pas. Ravalant ses larmes, attentif à la gêne douloureuse qui paralysait ses épaules et ses reins, il évoquait son lit, ce lit dans lequel, ce soir, il tomberait comme un sac de plomb.

³ Lucienne Galand, dont Louis entendit parler pour la première fois à son retour à Esclarmont, en fin de saison, lorsqu’il mit la main sur une lettre signée par elle, en rapport avec la ade de Nadine pour un jeune homme du village : cf. tome 24, 5e Époque, chap. 238, pp. 261-264.

CHAPITRE 264

Louis se réveilla brusquement. Il venait de sentir un nsur sa tempe, et ce n’était pas du côté de Nadine… Un insecte ? Un rat ? Il n’eut pas le temps de s’interroger, il entendait distinctement son prénom, prononcé d’une voix forte : « Louis ! » trois fois. Puis plus rien. Figé de saisissement, il sentit une peur panique le gagner. Ces trois appels avaient été lancés tout près de lui. Il faisait nuit, on devait être sur le matin, et il n’y avait personne dans la chambre. Et ce n’était pas la voix de Nadine. D’ailleurs cela ne venait pas non plus de son côté. Il rea les trois appels dans sa mémoire, avec une attention ardente. On ne pouvait pas savoir si c’était une voix d’homme ou une voix de femme. C’était comme si elle était partie de quelqu’un debout sur la descente de lit. Tout à coup il se rappela que la chose lui était arrivée à Paris, des années avant, et que, d’abord terrifié, il avait pensé que ce cri venait de l’au-delà, que c’était Louise, sa morte, qui l’appelait. Et pourquoi ? Pour lui apprendre que, sous une autre forme, sans corps ou dans un autre corps, elle existait encore ? Mais pourquoi trois appels, et réitérés à des années de distance, et pourquoi pas quatre ni deux ? Et pourquoi son prénom seulement ? Cela venait donc d’un familier, non pas de lui-même, il ne pouvait douter de son oreille. Et ce mou, pourrait-il se rappeler ? Immobile et silencieux, il se dit que sa vie était fertile en étrangetés. Déjà il avait conscience de ne ressembler à personne, par la stature, et à la fois par le caractère et par l’esprit. Et plus encore par les habitudes. Et ce mystérieux pouvoir de guérir, qu’il oubliait sans cesse, peut-être parce qu’il ne parvenait pas à y croire lui-même ? Et les trois ou quatre fois où il avait été miraculeusement sauvé, à la porte même de la mort ⁴ ? Et ces faits anormaux, qu’il avait heureusement notés dans son journal intime aussitôt après qu’ils s’étaient produits ⁵ ? Et cet avenir qui reculait sans cesse, mais qu’obscurément il continuait néanmoins à pressentir sans bornes et empreint de grandeur ? Qui était-il vraiment ? Louise, dont il révérait le souvenir, n’avait été qu’une courte étape. À présent il y avait Nadine. Et, certes, il était heureux avec elle. Tout ce qu’elle demandait à la vie, c’était d’aimer et d’être aimée. Mais, quoique cette idée lui fût déchirante, ne erait-elle pas, comme tant d’autres personnages, plus ou moins fugitifs, étaient és depuis qu’il était au monde ? Tout ait sans arrêt, tout était en train de er, jour et nuit, d’un bout à l’autre l’existence

n’était qu’un voyage. Attristé, il détourna sa pensée et tendit l’oreille. Pas un bruit, le village tout entier était plongé dans le sommeil, il n’y avait que dans les grandes villes, et même qu’à Paris, que des milliers de gens ignoraient la nuit. Combien lui restaitil de temps à essayer de dormir avant de retourner au chantier ? Déjà se dressaient les murs, la grande fatigue était ée, bientôt on poserait le toit. Il était difficile d’imaginer que cette carcasse rose, dont les interstices bavaient un mortier grisâtre, deviendrait un douillet nid d’amoureux. Attentif à ses faits et gestes, Louis avait beaucoup appris avec le vieux maçon. Eugène ne détestait pas accompagner son travail de commentaires. Il besognait sans hâte et avec soin, en chantonnant de temps à autre :

La ta ca ta ca tac tac tique du gendarme Mais il n’allait pas plus loin. Pas très ferré sur les chansons populaires, Louis ne saurait jamais quelle était cette tactique. Désormais, si c’était à refaire, il croyait que, pourvu qu’il fût aidé, il saurait construire lui-même une maison. L’important était de se conformer au fil à plomb. Mais il réprouvait le désordre indescriptible du chantier, on ne savait plus où poser les pieds. Eugène était précautionneux, mais, contradictoirement, il posait ses outils n’importe où, et leur recherche lui demandait beaucoup de temps et beaucoup de jurons, tous plus étonnants les uns que les autres dans cette vieille bouche tranquille. Nadine tenait sa mère au courant des travaux. Hélène devait mijoter des venues fréquentes quand ils seraient terminés. Par bonheur, il n’y aurait pas de quoi la loger. Sauf quand il serait en Espagne. Mais alors ce serait pain bénit, Nadine ne serait pas seule. Pain bénit, ce le serait aussi quand, lui absent, Hélène, la robuste Hélène, viendrait aider à un nouveau déménagement. C’était une chance et un réconfort pour la faible Nadine d’avoir une mère solide, massive comme un pilier de chaire, et courageuse, le travail ne lui faisait pas peur. À Germaine non plus, mais elle était petite et frêle, et elle devait se surer là où Hélène abattait la besogne en se jouant. Nadine ne serait donc pas seule. Mais elle aurait peut-être, aussi, un compagnon

d’été. li avait écrit et parlé vaguement d’un séjour à Esclarmont en juillet-août, dans un logement qu’il louerait au mois. S’il donnait suite – mais avec lui, on n’était sûr de rien ! –, ce vieux bonhomme, qui l’aimait, serait pour elle une compagnie salutaire. Il viendrait seul, bien entendu, laissant nonchalamment son humble femme occupée à quelque tâche alimentaire. Cet aristocrate désargenté avait dû épo sa bonne, il le lui avait déjà dit à Paris, quand il les avait connus. Elle lui avait quand même donné des enfants, tous intelligents, et qu’avaient-ils pensé, eux, en grandissant, entre cette mère sans culture, modeste jusque dans son apparence, et ce père fin, lettré et disert ? La beauté en moins, Marguerite li lui rappelait sa mère. Petite et diligente comme elle. Germaine ? Elle avait écrit, elle se plaignait d’avoir rarement des nouvelles. Il avait un peu honte : ses lettres lui arrivaient par le canal d’Hélène, il lui avait caché son adresse, par crainte d’une indiscrétion du côté d’Henriette, il se cachait décidément de tout le monde. Quant aux nouvelles, Dieu savait combien peu il lui coûtait d’écrire, il ne faisait que cela, à une maîtresse aimée il eût adressé une missive par jour, de plusieurs pages ! Et à Germaine, à la famille, c’était un effort sans cesse remis. Il savait pourtant qu’avec Nadine, elle était son bien le plus précieux, qu’il disparaîtrait un jour, de plus en plus proche, et qu’alors il serait trop tard pour en jouir. Julien, Joseph, et plus tard, Germaine, le voyage de la vie était une marche vers la solitude. Il fallait garder ses ascendants auprès de soi jusqu’à leur mort. À la fin de sa saison, il se rendrait d’abord au chef-lieu, il irait la voir, il lui apporterait un cadeau, non pas des fleurs, elle avait toujours estimé que c’était de l’argent gaspillé, plutôt autre chose, il ne savait quoi, mais d’importance. Quoique, venant de lui, il en fallût si peu pour la contenter, au point de la mettre en larmes ! C’était sa mère, physiquement il ne comprenait pas bien le phénomène : il était sorti de son ventre, il avait vécu en elle, à l’intérieur d’elle. Comment imaginer ce séjour monstrueux ? Elle allait et venait avec lui dans le corps ! Il était né dans un ventre rond comme une planète, c’était cela qu’on pouvait appeler l’autre monde, tangible celui-là. Tandis qu’il y songeait un souci lui tomba brusquement dessus. Anna. Cette histoire ne laissait pas de le tourmenter. Eugène avait jasé, elle n’avait pas osé reparaître sur le chantier. Peut-être, aussi, la sécheresse et la dignité de son refus à l’accompagner dans sa promenade ? Il veillait plus que jamais à ne pas se trouver au logis quand son mari n’était pas avec elle, au moins en l’absence de Nadine, les deux étaient la protection la plus efficace. Une seule fois, Eugène,

grippé, ayant demandé sa journée pour se rendre chez le médecin, il était resté à la maison. Nadine n’était pas sortie de la matinée, mais l’après-midi, elle avait dit : « Je vais er une heure avec celle de la Coopérative. ». Elle la nommait ainsi. Alarmé, il s’était écrié : « Je viens avec toi ! ». « Non ! » avait répondu Nadine. « C’est pour me raconter ses affaires intimes. Elle n’oserait pas en ta présence. ». Inquiet, il avait décidé de fuir immédiatement dans la campagne. Comme se défendre d’elle ? Combien de temps encore serait-il contraint d’habiter ce pauvre logement où ne pouvaient advenir que des évènements sordides ? Eugène disait : « On en verra la fin dans un mois et demi, deux mois… ». Beaucoup plus long que prévu. Là-bas, enfin, il serait délivré d’elle, d’Esclarmont et de la médiocrité ambiante. Sans perdre, et bien au contraire, les avantages du lieu : le soleil, l’espace, le ciel pur. Sur sa terrasse en forme de vaste pirogue, il serait comme seul sur la mer. Ou comme sur une île déserte. Un paradis. Femmes. Il n’avait toujours pas écrit à Simonne. D’abord de la négligence, et peu à peu, une véritable inhibition. Un mauvais aspect de sa nature devait le pousser à faire souffrir cette fille trop tendre et trop soumise. Et il était certain qu’il n’avait qu’à lui faire signe, à son arrivée à Paris, pour qu’elle accourût, humble et aimante, et lui sachant une gratitude infinie de consentir à la revoir. De tels êtres semblaient appeler le martyre. De toute façon, dans un couple, celui qui aimait le plus était destiné à souffrir. À propos de Germaine. Et Agalric ? Il vieillissait, comme tout le monde, avec la différence que, pour lui, la mort n’était pas loin, et que bon gré mal gré il lui fallait se mettre à y penser. Germaine écrivait qu’il était de moins en moins actif, il s’enfonçait dans la vieillesse comme dans une lise perfide. Quand il aurait disparu, quel serait le sort de Germaine ? Eh bien, elle aurait deux fois moins de travail et de tracas ! La disparition de sa compagne était un drame pour un homme, comme cela l’avait été pour Agalric – quand, hirsute et débraillé, il était venu trouver Germaine et lui avait dit, implorant, lui l’orgueilleux : « Germaine, venez me faire la soupe ! ⁷ » – tandis que celle de son compagnon, pour une femme, ne faisait que simplifier son existence. Une charge en moins. Mais il y aurait la question matérielle. Privée de la retraite d’Agalric, de quoi vivrait-elle ? Elle garderait probablement la maison, mais vendrait le carré de terre et la vigne. Devrait-il lui envoyer de l’argent ? ⁷ Cf. tome 15, 4e Époque, chap. 72, p. 70. D’ailleurs, le pourrait-il ? Il eut

l’impression qu’un nuage glacé venait d’envahir la chambre, chargé de tous les aléas de son avenir. Le souci de l’avenir ! Voilà pourquoi tant de gens acceptaient avec soulagement une activité médiocre, mais sûre. Lui, par malheur, avait déserté la vie médiocre, sans avoir le goût de s’enrichir. Un sourd désespoir pointa, il se hâta d’appeler à lui un nouveau sujet de méditation. Il suffisait d’évoquer un visage. Suzanne Fléchet ? Il en recevait des nouvelles de temps en temps. Elle, c’était sans danger, elle écrivait en copain, Nadine n’en prenait pas ombrage, le prétexte de la Société des Auteurs était plus que suffisant. Copain, quoiqu’il couchât – rarement – avec elle, il ne pouvait pas savoir si, pour elle, il était davantage, si elle l’aimait ou non. Mais que lui importait ? Elle lui était indifférente. Sèche était cette vieille fille encore jeune. Ou si elle était sentimentale, elle le cachait bien. Ce visage-là n’offrait pas beaucoup d’intérêt. Il a à un autre. Jacques de Lassau-Benan ⁸ avait écrit pour annoncer la naissance d’un fils : Pierre. Il disait s’occuper de théâtre, de mise en scène, avec une troupe d’amateurs qui se produisait dans les villages de sa région bordelaise. Épo un professeur de lycée avait été la chance de sa vie. Assuré, quoiqu’il lui arrivât, du pain quotidien, il allait pouvoir consacrer son temps à ce qui serait pour lui des arts d’agrément : une vague peinture, de vagues tournées théâtrales, la mise en scène, comme il disait, ce que les gens sérieux auraient appelé ses dadas. Mais n’en déplût à ces gens, il serait heureux, et c’était là la plus grande réussite. Et tant mieux pour lui, c’était un brave garçon, il le méritait. Louis l’aurait envié, lui devait se colleter avec la vie, il n’avait personne pour l’aider, bien au contraire, Armel et Nadine à charge. Un autre visage ? Plus personne. Que son univers était restreint ! En vérité, c’était à l’intérieur de lui-même que le champ était vaste, au point de s’étendre, lui semblait-il, à l’infini. Il tenta de se secouer. Depuis qu’il était réveillé, une paresse gluante l’empêchait d’allumer et de regarder l’heure. Un simple geste, mais c’était comme s’il s’agissait de remonter le rocher de Sisyphe. Tel était le mécanisme incompréhensible de la paresse. Combien de temps lui restait-il avant la sonnerie du réveille-matin ? Les vitres de la fenêtre étaient noires. Il se tourna sur le côté, et la joue contre l’oreiller, il se rendormit.

⁴ Une première fois, au chef-lieu, par pure gloriole devant les filles, il avait plongé de la falaise dans la rivière et avait cru ne jamais remonter : cf. tome 3, 1re Époque, chap. 75, pp. 263-265. La seconde fois, alors qu’il roulait en haut d’une autre falaise qui surplombait la même rivière, le chemin s’était effondré, engloutissant sa bicyclette et le laissant à quatre pattes au bord du vide : ibid. chap. 76, pp. 279-280. La troisième fois, au chef-lieu, revenant du collège à vélo, et descendant une forte pente tête baissée, un attelage de deux chevaux lui avait soudainement barré la route ; dans l’impossibilité de freiner, la tête sur le guidon, il avait pu er sous l’encolure d’un des chevaux, sans encombre : ibid. chap. 79, p. 301.

⁵ Lors de la veillée mortuaire de son frère Julien, son père et lui avaient distinctement vu un grand papillon noir s’échapper du corps du défunt : cf. tome 1, 1re Époque, chap. 21, pp. 231-232. À l’heure de la mort de Louise, alors que les Doller, Louis et sa mère, étaient réunis dans l’appartement de la rue Cassini, celle-ci, ou plutôt l’apparence de celle-ci, était apparue à André dans le couloir : cf. tome 12, 3e Époque, chap. 104, p. 296.

La Tactique du gendarme est une chanson interprétée par Bourvil (19171970) en 1949 pour le film Le Roi Pandore. Paroles les plus savoureuses :

Comme la montre a son tic-tac

Le gendarme a sa tactique

⁸ Le fils de Georgette, et petit-cousin de Louis. Georgette est la fille de l’oncle Jacques et de Mariette, et la cousine germaine de Louis (cf. la généalogie de Louis : tome 1, 1re Époque, chap. 7, p. 62). Jacques lui avait précédemment annoncé qu’il déménageait à Bordeaux, de Toulouse, pour se marier, sans autres détails : cf. tome 24, 5e Époque, chap. 246, p. 327.

CHAPITRE 265

Était venue l’étape cruciale dans la construction : la couvernture. Louis avait choisi la solution la plus simple et la moins onéreuse : un toit à une seule pente. Après avoir aidé à assujettir les poutres, appelées pannes, dans les encoches prévues à cet effet dans la maçonnerie, il s’était chargé du reste, tout seul. Il avait cloué les chevrons sur les pannes, et les liteaux sur les chevrons, le tout à des espacements réguliers qu’il avait mesurés avec précision. Pendant qu’Eugène, à coups réguliers de truelle – il avait iré le souple mouvement de son poignet –, revêtait les murs extérieurs de crépi. Sur cette assise quadrillée qui était son œuvre, et qu’il avait contemplée avec ravissement, il s’était mis à poser les tuiles qu’Eugène lui tendait au fur et à mesure avec un sourire d’encouragement indulgent. Ils n’avaient pas eu besoin d’échelle, le côté haut du toit déait à peine le niveau de la terrasse supérieure, la berge, comme disaient les Esclarmontais. Et tout au long, l’emboîtement par leurs bords des tuiles plates l’avait empli d’aise, il avait joué avec elles. À la fin, debout sur le talus, ce fut le délice du regard sur l’étendue rose du toit ! Le toit, c’était la partie essentielle, celle qui faisait de quatre murs tout bêtes un abri sûr, une maison. Et il se souvenait l’avoir vu plusieurs fois dans son enfance : la toiture terminée, les ouvriers fixaient au faîte un bouquet de feuillage pour marquer la fin du gros œuvre et témoigner leur satisfaction du travail accompli.

Au soir de ce jour, il était rentré tout bouillant d’un enthousiasme qu’il voulait ardemment faire partager à Nadine. Et prêt à claironner son exploit devant sa compagne, il l’avait trouvée couchée, fiévreuse et se plaignant de son ventre ; ce n’était pas l’époque de ses règles, mon dieu, que pouvait-elle avoir ? Et c’était toujours pareil, ces choses-là survenaient au moment où l’on n’y pouvait porter remède, l’heure était trop tardive pour appeler un médecin. Il n’avait pas de chance avec ses femmes, Henriette exceptée, continuellement survenait ce qu’il appelait un pet de travers ! Sur-le-champ, le souvenir du calvaire qu’il avait vécu avec Louise l’avait rendu amer et empêché de se montrer tendre. Au diable tant de fragilité ! Il savait bien que c’était cette fragilité, précisément, qui lui rendait Nadine plus chère, et cela ne faisait que l’enrager davantage.

Par bonheur, ce ne fut qu’une bonne diarrhée, et le lendemain il n’y paraissait plus. Seule à déjeuner chaque jour, elle mangeait mal et trop vite. Quand cette sacrée maisonnette serait-elle enfin terminée ? Les semaines aient, le moment du départ pour Paris se rapprochait inexorablement : Dubart s’était manifesté : le guide-courrier Louis Bienvenu entamerait sa saison dès le début de mai. Il avait soupiré : il n’habiterait pas avant son retour – en octobre, c’était loin ! – cette maison de ses rêves qu’il avait décidé de baptiser la Quinta ; en espagnol : la maison de campagne. Cela ferait une belle adresse :

Monsieur Louis Bienvenu,

Route de Saint Martin

La Quinta

Esclarmont-en-Provence, Var De quoi le poser auprès de ceux qui n’y mettraient jamais les pieds. En attendant mai, il tâchait à mettre les bouchées doubles. Amoureux de la lumière, quand il s’était agi de la fenêtre et de la porte vitrée, il n’avait pas lésiné : le soleil chez soi : deux larges battants, et au lieu des trois ou quatre vitres de pauvres, ces multiples petits carreaux qu’il avait toujours vus aux maisons bourgeoises, cela il y tenait. Et non pas des volets pleins, mais des persiennes ! Eugène l’avait appelé, quand il avait installé la fenêtre : « Regardez bien : si on veut qu’elle tienne bien ouverte, il faut fixer les battants un petit peu en oblique. Une légère, légère pente, pas plus ! Pas tout à fait droits. ». Cette astuce, et quelques autres, l’avaient ravi. Expliquant la chose à Nadine, il lui avait dit : « C’est comme en littérature, les vrais secrets de l’art sont dans ces minuscules détails. »

Cependant, sa vie lui paraissait avoir pris un tour singulier. Semaine après semaine, arrivant chaque jour au chantier à la même heure matinale et se livrant jusqu’au soir à ce travail purement manuel, il se voyait descendu à la condition d’un ouvrier. Un peu par jeu, il lui arrivait d’imaginer ce qu’il deviendrait si cela, au lieu d’être temporaire, devenait permanent. Et il restait saisi en songeant que le sort de son père avait été précisément celui-là, jusqu’aux jours de sa mort, alors que rien, dans sa jeunesse, ne l’y prédestinait, bien au contraire ! Dans le refuge de sa pensée, que de retours amers il avait dû endurer ! À son grand soulagement, Eugène avait accepté de n’être payé qu’en août. Autrement, il aurait fallu interrompre les travaux. Le vieux bonhomme vivait de peu, et il avait des économies. Par ailleurs, en mai, tandis que Louis serait au loin, le maçon serait encore occupé aux finitions. Selon les prévisions, ce ne serait qu’en juin que le nouveau logis serait fin prêt pour accueillir Nadine. Délicate et attentive, et aidée par Hélène, elle le rendrait douillettement habitable, il était tranquille sur ce point. De son côté, il achèterait en Espagne des poteries et autres bibelots, de quoi orner les meubles et les murs. Dans un moment de repos, à proximité de ce qui serait la Quinta, au flanc de la terrasse supérieure et au cœur d’un pan rocheux, il avait découvert un curieux orifice, une fente verticale de quelques centimètres de largeur, et qui semblait s’ouvrir sur un vide de ténèbres. Intrigué, il avait approché sa bouche et lancé un cri, et ce cri s’était répercuté, cela avait sonné le creux. Il avait taillé une longue baguette prise aux noisetiers, il l’avait introduite, puis poussée tout entière dedans. Elle n’avait pas rencontré de résistance. Depuis, fasciné, il y retournait de temps en temps, et il restait quelques minutes à rêver d’un gouffre ou d’une caverne inexplorée. L’hypothèse n’était pas gratuite. Aux confins d’Esclarmont, on pouvait voir un cratère aux flancs verticaux d’une trentaine de mètres de diamètre et profond d’une vingtaine. Mince voûte sur une cavité, le sol s’était subitement effondré une nuit, heureusement sans dégât. On le savait, des eaux innocentes, potentiellement ravageuses pour les maisons et leurs habitants, ruisselaient allègrement sous le village d’Esclarmont. Pris par sa dure besogne, il n’allait jamais sur le terrain du bas, où finissaient de mourir les cerisiers, un invraisemblable fouillis d’herbes hautes poussant à l’envi autour de leurs troncs desséchés. Plus tard, quand tout serait fini, il irait y mettre de l’ordre. Cette terre, qui l’avait tant réjoui, ne lui servait maintenant plus de rien, et retournait lentement à la nature. Par une ironie du sort, ses deux terrains évoluaient en sens opposé : l’ancienne friche allait abriter leur maison, et

l’ancien terrain cultivé – ô combien, quand il l’avait acheté ⁷ ! – tournait en friche.

Pas de nouvelles de li. Mais Nadine aurait peut-être un autre compagnon. Toute fière de voir sa fille bientôt propriétaire d’une villa – celle-ci appartenait au terrain, qui lui-même était à son nom –, Hélène n’avait pu tenir sa plume, elle qui n’avait possédé de terre que celle de ses pots de fleurs. Francis ⁷¹, le grand Francis, était candidat à un hébergement ager. Il adressait sa lettre à lui seul, M. Bienvenu, et il faisait allusion à une récente missive de Nadine qu’elle avait écrite et envoyée à son insu :

J’ai reçu une lettre de Nadine, qui, je vous l’avoue, n’est pas sans m’étonner. Elle me paraît faire preuve d’une imagination débordante et je crains qu’à force de vouloir s’élever au-dessus du commun et de chercher à pénétrer les mystères de la nature, elle ne fasse fausse route. Car elle n’a pas la formation intellectuelle nécessaire pour digérer sans danger les théories plus ou moins abstraites qui occupent actuellement son esprit…

Il était vrai que Nadine était fantaisiste, pour dire le moins, et même souvent un peu folle, pour dire le plus, et encline à prendre pour argent comptant tout ce qu’enfantait son imagination fantasque et tout ce qu’elle pouvait lire ici ou là. Au age du facteur, elle n’avait pas osé ouvrir l’enveloppe. À son arrivée, après avoir rapidement pris connaissance de son contenu, Louis le lui avait lu tout haut, en escamotant le age qui la concernait.

… L’épave que je suis se traîne vers sa fin… Quand votre villa sera terminée, y aura-t-il une petite place, trois ou quatre semaines, pour moi qui ai tant envie de venir un peu sur la Côte où la douceur du climat serait une panacée pour mes pauvres poumons – ce qu’il m’en reste ! –, qui cherchent en vain à respirer…

Soit. Peu lui importait ce qui se erait en son absence, plus il y aurait de monde autour de Nadine, plus il serait tranquille, elle n’aurait pas la tentation de se distraire autrement.

En mars, elle avait été de nouveau malade. Un point de congestion et un gros rhume, pris elle ne savait où. Comme cela avait duré, Anna, la bonne voisine, était venue lui faire son ménage et lui préparer des tisanes. Bien qu’elle eût choisi les moments où elle le savait à domicile, elle n’avait pas réussi à le voir seul : tant que l’intruse était là il ne quittait pas le chevet de Nadine. Il s’était préservé avec une satisfaction secrète : à l’heure de la séparation inévitable il ne se sentirait pas impur.

La lettre de Dubart, la seule en-tête, même, de l’agence, lui avait rappelé brutalement ses voyages. À chaque fin de saison, ils s’effaçaient, il les oubliait dès la descente du train, pour ne plus penser qu’à sa chère et féconde solitude ; c’étaient deux univers différents. Cette année, pourtant, il n’avait presque rien écrit. D’abord ç’avait été Séville, où toutes ses facultés s’étaient tournées vers l’observation minutieuse d’un autre peuple. Ensuite ç’avait été la Quinta, une harassante dépense physique qui vidait son esprit. Pour la première fois, à cause de la Quinta, ou plutôt : grâce à elle, cette saison 1955 ne serait que routine, et ce serait à son retour qu’il connaîtrait cette extraordinaire nouveauté d’être chez lui.

Joseph était un déclassé : après avoir mené la grande vie à Paris de 25 à 29 ans au service de son protecteur, un baron richissime, il avait été congédié à sa mort. Mais par égard pour l’estime dans lequel le tenait le défunt, ses héritiers l’avaient fait rentrer aux Chemins de fer du Midi, où ils possédaient des parts : cf. tome 1, 1re Époque, chap. 9, p. 75.

⁷ Cf. tome 24, 5e Époque, chaps 214-215, pp. 47-54.

⁷¹ Francis, tuberculeux au dernier degré, est un grand et vieil ami de la famille Chavelier. Louis l’avait rencontré pour la première fois chez Hélène, à Garches : cf. tome 16, 5e Époque, chap. 117, pp. 130-132.

CHAPITRE 266

Àtrois jours du départ de son aimé, Nadine était tombée dans nune tristesse qui faisait mal à voir. Elle ne parlait plus, elle ne souriait plus, elle s’asseyait et restait prostrée. Alerté par son silence morne dont il comprenait parfaitement la cause, Louis avait essayé de la secouer. En vain. Seule solution : Hélène ! Il lui avait envoyé un télégramme, elle était arrivée au soir du dernier jour. Les embrassades, les « Ma Titite ! », le chapelet des nouvelles, avaient ranimé Nadine, et comme d’autres fois, tout était changé. Elle s’était remise à parler et à rire. Il partait, sans doute, mais c’était un peu, déjà, comme s’il n’était plus là. Aux côtés d’Hélène, vingt-sept ans de maternel – son âge quand Louis l’avait rencontrée – lui remontaient en mémoire et dans le cœur. À la fois rassuré et déçu, il avait paradoxalement regretté qu’elle souffrît moins d’une séparation qui, pensait-il, affermissait leurs liens et permettait à ceux-ci de défier les atteintes dissolvantes du temps. Hélène avait apporté les notes d’Armel, brillantes en français et mathématiques, mais médiocres en latin ; c’était sa première année dans la langue de Virgile, que les prêtres enseignants dispensaient généreusement aux élèves à raison de deux heures quotidiennes. D’après les appréciations des dirigeants du séminaire qui, l’an é, avaient accepté de l’inscrire en surnombre dans leur cursus, ils le voyaient, malgré ces lacunes, comme un bon élément, le latin n’étant pas la matière la plus importante. Pensant demeurer à peine quelques jours et ramener Nadine avec elle, Hélène l’avait confié à la belle madame Boulier, qui l’aimait parce qu’il était beau. Le danger, avait pensé Louis sans le dire, était qu’à treize ans le garçon tombât amoureux d’elle, au même âge lui était depuis longtemps troublé par les femmes. Un instant, il évoqua le petit visage, les yeux intelligents, il crut entendre le mot que l’enfant disait parfois, en le regardant avec amour : « Hein papa ? », et il fut au bord des larmes. Mais comment avait-il pris son éloignement, cette séparation d’avec son père dont personne ne lui avait révélé le motif exact ? Interrogée, Hélène avait répondu : « Il ne dit rien. Je pense qu’il n’est pas malheureux avec moi. ». Louis avait baissé la tête. Ce n’était pas tout à fait de la honte, mais une gêne secrète :

en janvier, au retour de Séville, il avait cédé à sa compagne, qui avait refusé de le reprendre, tout en sachant qu’il aurait très bien pu er outre. Il avait été lâche. Mais quant à Armel, que ferait de lui cette enfance ballottée : Paris, sa mère ; Dompierre, sa grand-mère ; le chef-lieu, son autre grand-mère ; Saint-Valat, son père ; Esclarmont et Auribeau, encore son père ; de nouveau Saint-Valat, Hélène. Sans cesse à perdre des camarades et à devoir s’en faire de nouveaux. Et demain ? Tout cela, ou presque, pour une Nadine qui ne voulait voir et prendre de la vie que les choses de l’amour. Et pourquoi l’aimait-il si fort ? Parce qu’elle était ainsi ! Simplement cela ! En lui, la réponse avait jailli, et il s’était raidi avec une sorte de colère contre cette voix intérieure qui ajoutait : …parce qu’elle est caressante et que tu as besoin d’être cajolé comme un enfant, toi qui ne l’as guère été par ta propre mère, qui t’aimait sans jamais te le montrer. Une révélation fulgurante était née, pourtant, de cette pensée qu’il ne voulait pas ettre. Était-ce vrai, son complexe vis-à-vis d’elle n’avait-il pas là sa source : faute d’embrassades, faute de mots tendres, faute de s étroits, il l’avait ressentie comme une femme plutôt que comme une mère, et tourmenté par une précocité qu’il tenait d’elle, la sachant infidèle et vicieuse ⁷², en plus, il l’avait parfois désirée en secret. D’autres nouvelles : Yvette était perdue de dettes et ne remboursait plus personne, Hélène était furieuse, elle avait dit : « Moi, c’est fini, j’ai fermé le robinet ! ». Louis avait ri. Il y avait longtemps que lui avait fait une croix sur les soixante mille francs qu’elle lui devait depuis bientôt cinq ans. Autre nouvelle, la cousine Maryse et le cousin Roger ⁷³ étaient toujours aussi acharnés à gagner des sous, ils y consacraient tout leur temps et toutes leurs forces, englués pour la vie dans l’univers du bistrot et la fréquentation assidue et intéressée des ivrognes, qui étaient leurs clients de choix, et pour cause : c’étaient eux qui consommaient le plus. Et à propos d’ivrognes, Carrasco ⁷⁴, l’Espagnol, le ferblantier improvisé, buvait comme un trou, il n’était plus présentable, une loque humaine, Hélène le jugeait sévèrement : « Pour un poète, c’est du joli ! ». Louis l’avait défendu : « Voilà un homme qui était un notable dans son village, et qui, pendant la guerre civile, était devenu une espèce de poète officiel de l’armée républicaine. À la débâcle, il doit fuir en , parqué dans des camps pendant des mois, avec quatre cent mille compatriotes. Il est sans ressources. Il a laissé une femme et des enfants, il n’en a aucune nouvelle. Quinze ans après, il ne sait pas s’ils sont morts ou vivants. Il ne peut pas reer la frontière et rentrer chez lui, sous peine de prison ou de mort. Qu’est-ce qu’il pense ? “Ma vie est foutue !” Et il

boit. Voilà l’histoire de Carrasco. Moi, je le comprends. ». « En tout cas il ne fera pas de vieux os ! » avait conclu Hélène. Elle avait vu Germaine au chef-lieu. Amaigrie. « Elle se fait du mauvais sang pour vous. – Je sais bien ! Mais qu’est-ce que vous voulez, je n’ai pas une vie comme les autres ! C’est une fatalité ! » s’était-il exclamé, agacé et navré à la fois. Ils avaient parlé jusqu’à minuit. Bavarde comme une pie, Hélène les aurait tenus jusqu’à l’aube. Avant d’aller au lit, Nadine avait demandé ce que devenait Mémé ⁷⁵. « Oh, nous sommes un peu en froid. », avait répondu Hélène, et il avait revu, en souriant in petto, la vieille femme aux lèvres minces, au sourire sarcastique, qui trouvait un plaisir sadique à montrer aux gens, à son amie Hélène surtout, leur défaut le plus criant, celui qu’ils ne pouvaient nier et dont l’évocation les laissait tout morfondus.

Bien que ragaillardie, au pied de l’autobus, Nadine avait pourtant pleuré. Lui était resté calme, il savait qu’il reviendrait. Après le dernier regard, le plus tendre et le plus douloureux, assis, insoucieux des Esclarmontais qui l’entouraient et qu’il ne connaissait que de vue, il avait laissé vagabonder sa pensée. Paris et l’Espagne. Ces voyages, qu’il connaissait par cœur, chacun d’eux était cependant nouveau, parce qu’il pouvait lui réserver une aventure. Quelque part en ou à l’étranger, il y avait en ce moment une ou plusieurs femmes qu’il ne connaissait ni d’Êve ni d’Adam et qui seraient pourtant à lui, lui qu’elles ignoraient absolument. Telle avait été à peu près la formule de son frère Julien, qui l’avait tant frappé, jadis, quand il avait évoqué la future femme de Louis ⁷ . La vie était un imbroglio inextricable, un désordre sans nom, un prodigieux entremêlement de fils entre des centaines, des milliers ou des centaines de milliers de destinées humaines, selon, pour chacun, le lieu habité, l’activité exercée, et l’exposition à ses semblables. Louis se rappelait le cours de son professeur de physique, au collège, qui leur avait parlé du mouvement brownien : c’était celui des particules microscopiques dans l’air qui s’entrechoquaient sans cesse, menant à des trajectoires parfaitement aléatoires de chacune d’entre elles. C’était à cause de cette complexité fabuleuse que nul ne pouvait prévoir son avenir. On n’était pas un samedi : point de Juliette Rouvière. Quel soulagement ! Il

évoqua Anna, et un intense sentiment de liberté lui gonfla la poitrine. Rétrospectivement, le voisinage de cette femme lui parut intolérable. Non seulement elle représentait sa faute continuellement présente, mais par le truchement des faiblesses de la chair, elle l’incitait à la renouveler. Après sa saison, il ne retournerait heureusement pas dans ce misérable logement, il serait donc à jamais délivré d’elle. Et il comptait bien qu’elle n’alourdirait pas longtemps sa mémoire, qu’il l’oublierait comme il en avait oublié d’autres, qu’elle ne l’empêcherait pas de se remettre à caresser un idéal de pureté. Avec Nadine, le désir s’était émoussé, il subissait malgré lui l’érosion de l’accoutumance. Un mois avant, après quelques jours de silences et de tristesse apparente, un soir, elle s’était mise à pleurer et elle lui avait dit qu’elle l’aimait moins parce qu’il ne touchait presque plus à elle. Alerté, il s’était rappelé ce qu’il avait appris de bonne heure : que les femmes, même frigides, mesuraient toutes l’amour d’un homme à la quantité de ses hommages sexuels. Il avait aussitôt fait appel à ses fantasmes, le désir était revenu, et la ferveur amoureuse de Nadine. À présent tout cela importait peu. La Quinta tenait le devant de la scène. Au matin, tandis que Nadine dormait encore, il était allé la revoir une dernière fois. Elle était coquette, toute blanche et coiffée de rouge, sous le soleil montant. Cette image ultime, il l’emportait dans sa mémoire, elle l’accompagnerait sur les routes d’Espagne, et de temps en temps, il fermerait les yeux pour ne plus voir qu’elle, en l’imaginant entourée de fleurs, au lieu du présent fouillis hétéroclite de matériaux épars.

La Quinta au crépuscule. Huile sur toile (55x46 cm) de Michel Hernandez (1894-1977). Le tableau, peint quelques années plus tard, montre le bâtiment annexe ⁷⁷ (fenêtre éclairée au fond), et la terrasse aménagée. Devant la maison, l’immense arbousier, et sur la colline à droite, les lumières de Saint-Martin. Grasse. La première étape. À cause de ce maudit horaire d’au-tobus, il ne prendrait que le train du soir. Solitaire, qu’allait-il faire de cette journée de loisir forcé ? Il décida qu’il n’irait pas déjeuner dans le petit hôtel-restaurant habituel – par réaction méprisante contre ceux qui faisaient un dieu de leur ventre, il sautait facilement un repas. Cette fois, il s’épargnerait, en outre, de revoir cette hôtelière trop appétissante. Et qui appartenait à un autre. Alors, qu’y ferait-il ? Il n’y connaissait personne, et les rues ne lui étaient pas familières. Quand il vivait à Saint-Valat, la première étape était le chef-lieu, où il avait sa mère, et les heures d’attente étaient des heures de tendresse commune et de conversation heureuse. Voilà ce que c’était que de changer de lieu tout le temps. Avec la Quinta, allait-il enfin fixer son existence ? Il déposa sa valise dans un café proche de la gare des autobus, y but un verre d’eau minérale et se décida. Marcher, comme toujours, comme partout, marcher en méditant, s’il l’avait fait en droite ligne depuis trente ans il aurait fait le tour de la terre ! Il quitta la ville et monta jusqu’à la route Napoléon, d’où il découvrit un spectacle immense, prolongé par l’étendue étale de la mer au rivage découpé par les dents-de-scies des montagnes. Qu’il avait bien fait de venir s’installer dans cette région somptueuse et lumineuse ! À Saint-Valat, l’horizon était bouché, il n’y avait aucune perspective. Et au chef-lieu, si peu ! Au fond de sa mémoire, il retrouva l’impression qu’il avait éprouvée après deux ans és dans les provinces du Nord : les collines qu’il avait si souvent escaladées dans ses promenades d’adolescent intrépide : de dérisoires renflements, en quelques minutes on était au sommet. Il compara mentalement celui qu’il était alors à un ereau incapable de voler plus haut qu’à une centaine de mètres du sol. À présent, sa pensée lui avait donné de larges ailes, il avait besoin de vivre en altitude, là, dans ce vaste écrin de montagnes. Par analogie, il se dit que le voisinage d’Hélène ou de Germaine, dont l’esprit ne s’élevait pas plus haut que

le niveau des besognes ménagères – Nadine, elle, était transfigurée par l’amour –, aurait dû lui être étouffant. Pourquoi n’en était-il rien ? Parce que toutes les deux étaient belles. Si elles avaient eu la face et le corps vulgaires d’Anna, il n’aurait pas pu er de vivre durablement auprès d’elles. Il détacha son regard du majestueux horizon et se remit à marcher. C’était la route de Grenoble. Il ne connaissait pas cette ville, ni la Savoie, au-delà, vers l’est. Elles ne l’attiraient point, et il ne voyait pas quel concours de circonstances eût pu l’y conduire, c’était une des rares régions de , la seule peut-être, où il n’eût pas vécu ni voyagé. À quoi cela tenait-il ? Il allait en suivant le bas-côté gauche, afin de n’être pas surpris, lui, rêveur, par la soudaine irruption des voitures lancées à vive allure dans cet endroit désert. Et il cédait pour la millième fois à sa manie de randonneur intrépide : cent mètres de plus, pour voir ce qu’il y avait plus loin, et cela sur des kilomètres, si bien qu’il lui fallait maintenant revenir au pas accéléré, alors qu’il se sentait alourdi par la fatigue. Il gagna le café où il avait laissé sa valise et s’attarda à boire un jus de fruit à la terrasse, de manière à prendre le dernier autobus compatible avec l’heure de son train. Ainsi, il n’aurait pas à errer dans Cannes, quoique l’idée de faire quelques pas sur la plage ne fût pas pour lui déplaire. En y pensant, il se demanda si cela changeait un homme, de vivre, comme les Cannois, dans la familiarité de la mer. Vers la côte, le ciel changeait, quelques nuages apparaissaient, soulignés de rose. Que faisaient, à cette heure, Hélène et Nadine ? Rien, sans doute, que de très prosaïque ; quand Nadine ressentait le besoin de s’élever, elle s’isolait pour lui écrire, et comme par enchantement elle devenait une autre, ce qu’elle avait de noble en elle prenait son vol.

Une heure plus tard, dans la nuit commençante, il entrait dans la gare de Cannes. Il prit son billet et a sur le quai. Il n’y avait pas foule ; dans le train, il eut la chance de disposer d’une banquette à lui tout seul. Il s’y allongea. Tourné vers le dossier, il ferma les yeux et médita. Où en était-il ? Il était difficile de dresser un bilan dans une existence où tout, successivement, semblait n’être que provisoire. Mieux valait essayer de dormir. La plainte lancinante des essieux était une invite. La dernière image avant qu’il sombrât fut celle de Maruja. Il l’avait oubliée. Maruja ! Une image qui émergeait entre toutes. Parce qu’elle était espagnole.

Cela devait remuer quelque obscure réminiscence de ses origines paternelles, tout au fond de lui.

⁷² Infidèle : Joseph mobilisé pendant la Grande Guerre, Germaine eut, à la connaissance de Louis, deux amants : M. Grandon : cf. tome 1, 1re Époque, chap. 14, pp. 144-145, et M. Pidelier : ibid. chap. 15, pp. 154-155 & 158-160. Vicieuse : En référence à l’épisode où elle demanda à Louis de lui laver le dos, lui tendant un gant de toilette blanc de savon, alors qu’elle était nue, debout dans la lessiveuse : cf. tome 3, 1re Époque, chap. 75, pp. 265-266 & p. 268.

⁷³ Cf. tome 16, 4e Époque, chap. 119, pp. 149-150, pour la première rencontre de Louis avec ces tenanciers d’un bar-restaurant en banlieue parisienne, et le regard qu’il porte alors sur eux.

⁷⁴ Un Espagnol aux sympathies républicaines qui a fui le régime de Franco, et a été un ami d’Yvette, la sœur de Nadine. Cf. tome 19, 5e Époque, chap. 67, pp. 116-117, pour une description du personnage quand Louis le rencontre chez Hélène, à Garches.

⁷⁵ Une grande amie d’Hélène : cf. tome 16, 4e Époque, chap. 117, p. 130.

⁷ Cf. tome 1, 1re Époque, chap. 19, pp. 202-203.

⁷⁷ Le projet d’une aile symétrique (cf. p. 112, ce volume) fut par la suite abandonné au profit d’un bâtiment à l’extrémité de la terrasse.

CHAPITRE 267

L’ arrivée dans la capitale, au moins par chemin de fer, ne cesserait jamais d’être un moment pénible. La cohue des quais, l’aube sale de Paris, la descente dans ses entrailles puantes, la montée dans les voitures aussitôt hermétiquement closes, comme si les tunnels souterrains ne suffisaient pas, et qu’il fallait s’en-fermer davantage, après les libres horizons de la Provence, c’était dur ! Où était le lever glorieux de l’astre au-dessus de la montagne, et aussitôt l’averse de rayons dorés ? Mais par bonheur il ne venait dans ces lieux inhospitaliers que pour les fuir. Henriette serait-elle chez elle – fallait-il dire : chez lui ? En tout cas pas : chez eux ! Il n’avait pas pris le soin de la prévenir : souvent fourrée chez Dubart, et travaillant parfois pour eux, elle était au courant de ses voyages, elle ne se faisait certainement pas faute de se renseigner sur l’activité de ce mari indigne et détesté. Il s’était assis sur un strapontin, il y avait des places libres sur les banquettes rembourrées de la première classe, mais il préférait ce siège inconfortable, parce qu’il y était seul. Le jour était levé quand il sortit à l’air libre. Place Gambetta, ce lieu d’émergence, tant de fois dans son é, Paris, pour lui, c’était cela. Les eaux du temps déposaient au fond de la mémoire un limon indestructible. Sur le terreplein, le paulownia insolite s’était déjà habillé de ses larges feuilles. Il le caressa des yeux. Que faisait ce japonais, tout seul sur la place ? Qui diable l’avait planté ? Rue de la Py, il a sous le regard de la concierge embusquée dans sa loge, le haut du visage au-dessus du rideau. Le couloir, le tapis brosse, l’ascenseur, les commodités de la ville. Sur le palier, Mme Xurf était en train de balayer devant sa porte. « Monsieur Bienvenu ! On n’a pas le plaisir de vous voir souvent ! – Eh oui, madame Xurf ! – Quand je pense qu’autrefois on vous voyait trois ou quatre fois par jour !

– Je crois que je ne suis pas tout seul ! Ma femme… – Eh oui, elle aussi ! Moins que vous, quand même ! – Elle est là, en ce moment ? – Non, elle est à Dompierre. Mais elle doit revenir après-demain. » Quand je serai parti ! Tant mieux ! pensa Louis. Mme Xurf se faisait aimable : « Monsieur Bienvenu, je serais contente de vous avoir à déjeuner. Aujourd’hui, c’est possible ? – Pourquoi pas ? J’accepte avec plaisir ! répondit Louis, qui se voyait avec satisfaction exempt de courses et de cuisine. – J’aurai des choses à vous dire. À midi et demi, c’est d’accord ? Pas plus tard, à cause de mon mari. – Des choses à me dire ? À quel propos ? – On en parlera… – Bon, c’est d’accord. » Louis entra chez lui, et son premier soin fut d’ouvrir les fenêtres, l’air confiné ne sentait pas bon. Un courant d’air établi, il songea de nouveau qu’Henriette serait de retour le matin de son départ. Était-ce prémédité ? En avait-elle connu la date ? Au cours du déjeuner, il allait apprendre quelque chose sur elle, le mot de Mme Xurf ne pouvait signifier rien d’autre. Il était pourtant surpris : elle n’était pas mauvaise langue, il ne l’avait jamais entendue médire sur quiconque. Il verrait bien ! En attendant il allait filer à l’agence. Il découvrit des gâteaux secs dans une boîte métallique, en grignota quelques-uns et partit. Il n’avait pas fouillé à droite et à gauche, comme à l’habitude, il n’avait plus aucune curiosité d’elle.

De nouveau le métro. Sauf le sommeil, on ait plus de temps sous Paris qu’à

sa surface. Mais, au moins pour lui, quel lieu propice à des réflexions sur toutes choses ! C’était aussi le seul endroit où on se tenait, à se toucher, à côté de gens perpétuellement nouveaux. Ceux qu’on appelle nos semblables, alors qu’il n’y en a pas deux qui se ressemblent ! pensa-t-il en se moquant. Quand il déboucha, à quelques mètres de l’agence, un sursaut de surprise l’arrêta net : Simonne ! Simonne l’attendait, debout sur le trottoir. Elle aussi se renseignait sur ses départs ! Tandis qu’il hésitait à avancer, elle courut à lui. « Qu’est-ce que tu fais là ? – Je savais que tu allais venir. » Elle se tenait près de lui, toute gauche et timide. Elle ne lui faisait aucun reproche, elle attendait humblement qu’il l’embrassât. Il eut pitié et il la serra sur sa poitrine : « Écoute, j’ai affaire à l’agence. Je vais y aller d’abord. – Tu me retrouveras ici. » Louis entra. Ceux à qui il s’adressa furent polis, sans plus, il sentit à travers eux la défaveur dans laquelle le tenait Dubart. Serait-ce parce que des femmes venaient ouvertement s’enquérir de son agenda ? Serait-il jaloux ? Mais comme à l’ordinaire, la mère fut bienveillante et gracieuse. Elle sent qui je suis, et elle m’esti-me, se dit Louis. Il demanda confirmation de son voyage. Ce qu’il apprit alors l’at-terra : il partait pour le Portugal ! Et dès le lendemain matin ! Le Portugal ! Ce petit pays mal conçu. Il ne savait rien de lui. Il partirait sans bagage ! « Le dossier n’est pas tout à fait prêt. Venez le chercher en fin d’après-midi ! » lui avait-on dit. Il s’en alla penaud, presque désespéré. Le regard morne de Simonne s’illumina à sa vue : « Mes parents t’invitent. Tu viendras déjeuner chez nous ? – Impossible ! Je suis pris à midi et je pars demain matin. – Oh ! soupira la jeune fille, consternée. Nous qui t’attendions ! Je croyais que tu

partais après-demain. – Changement de programme. Je fais le Portugal. Je ne sais pas ce qui a pu se er. – Je peux rester avec toi ? J’ai demandé la journée. » Sa voix était anxieuse. « Si tu veux. Ce matin, je vais chez mon éditeur. Et cet après-midi chez des parents à moi. » Elle avait l’air si navré, si piteux, qu’il fut enfin ému : « Ma pauvre chérie ! Viens, on va s’asseoir dans un café, on pourra parler. » ditil. Il l’emmena dans le bar voisin. De rares clients consommaient au comptoir. Ils s’installèrent à une table écartée qu’un pilier cachait au reste de la salle. Louis commanda des jus de fruits, puis il se tourna vers la jeune fille et lui prit la main : « Ma chérie, il faut que je te dise une chose : mon silence n’était pas de l’oubli. D’abord, j’ai é l’hiver en Espagne, très loin dans le Sud, et en rentrant en Provence, je me suis mis à construire une maison. Tu te rends compte ? Une maison ! Tous les soirs je rentrais à moitié mort de fatigue, le cerveau vide, je tombais comme une masse dans mon lit. Chaque jour, même le dimanche ! J’ai cessé seulement hier. Mais je pensais à toi, je me disais : “Je vais la revoir. Je lui dirai.” » Il essayait d’être tendre. Il la vit renaître et s’épanouir sous son flot de paroles. Il lui apparaissait de façon émouvante qu’on ne pouvait qu’être pénétré de respect et de reconnaissance devant un tel amour, qui la laissait démunie et sans force, prête à tout accepter en échange d’une ombre de sentiment. Était-ce l’exaltation de Nadine, ou cet abandon total, qui s’appelait aimer ? Il s’était enfin tu. Les bruits de la rue, qu’il avait cessé d’enten-dre, lui parurent assourdissants. « Allons chez mon éditeur ! » dit-il. Et il appela le garçon.

Dans le métro, Simonne à côté de lui, il écouta son timide bavardage : ce qu’elle faisait, ses parents, la santé de sa mère, sa longue et vaine attente d’une lettre, d’une simple carte postale… Il était heureux, il découvrait qu’une présence amie effaçait tout ce qui le heurtait, et que c’était la solitude qui lui inspirait des pensées pessimistes et amères. Chez les Billaudot, tandis que Simonne se tenait discrètement à l’écart, l’un des frères lui présenta en souriant deux opuscules, et Louis lut avec émoi son nom de théâtre, suivi d’un titre, sur chacune des deux couvertures bleues :

Louis Rousset

Louis Rousset

Ministre et contribuable

Chauffage central

« Voilà ! Vos nouvelles pièces sont dans le catalogue qui vient de sortir. On attend les premières commandes. » Et moi les premiers droits d’auteur ! pensa Louis avec une satisfaction qui lui mit dans la bouche un rire qu’il contint. « Selon la tradition, je me disposais à vous envoyer une vingtaine d’exemplaires. Les voulez-vous dès à présent ? – Non, dit Louis, je vous demanderai seulement un exemplaire de chacune pour mademoiselle. Envoyez le reste chez moi ! – Voilà, mademoiselle. » Attendri, Louis nota le soin avec lequel Simonne rangeait les deux opuscules dans son sac. Ce n’étaient que deux petites pièces en un acte, ce qu’on recherchait surtout dans les patronages. Mais Louis comprenait le calcul des Billaudot, qui n’éditaient plus personne, l’essentiel de leurs revenus ne venant pas, d’ailleurs, de l’édition, mais de la vente des décors et des accessoires : après le succès exceptionnel de Ce Pauvre Desbonnets ⁷⁸, les nombreuses troupes d’amateurs qui l’avaient interprété se jetteraient avidement sur toutes les productions du même auteur. À lui de se montrer digne de leur engouement ; il savait d’instinct la formule : les tribulations de la vie courante, les petitesses, l’inconséquence de la pauvre humanité, tout cela grossi jusqu’à la caricature et décrit jusqu’au ridicule. Surtout ne pas juger, décrire seulement. Avec cela on s’amusait beaucoup, sans que le spectateur qui se tordait de rire soupçonnât qu’il riait à ses propres dépens. Il expliqua ses procédés à sa compagne, quand ils furent dehors. Elle écoutait avec une iration respectueuse, et devinant ses pensées il songea qu’avec celle-là, s’il l’avait aimée, il aurait peut-être été plus heureux qu’avec l’autre, l’autre profondément, parce qu’inconsciemment, égoïste, et qui ne cessait de l’être que par amour. Dès qu’elle cessait d’aimer, elle était sans pitié. Toutes deux étaient humbles avec lui, mais combien différentes dans l’humilité ! Nadine l’était parce qu’elle se savait inférieure à son entourage, ce qu’elle ne cachait pas. Simonne, elle, était humble de cœur avec tout le monde. Il se dit que c’était de ces humbles-là que parlaient les Évangiles.

Il la raccompagna jusqu’à la porte de son immeuble. Au moment de le quitter, elle implora : « Tu ne montes pas voir mes parents ? » Il secoua la tête : « Je n’ai pas le temps. On m’attend pour déjeuner à midi trente. Et je ne peux pas être en retard, le mari travaille et doit être à son bureau à quatorze heures. – Je te revois cet après-midi ? » Il n’était pas possible de la meurtrir davantage : « Si tu veux. Je dois aller voir des parents. Ça t’intéresse ? » Elle fit signe que oui, et il comprit qu’elle avait une boule dans la gorge, qui l’empêchait de parler. « Alors je viendrai te prendre vers deux heures et demie. J’en profiterai pour saluer tes parents. » Elle eut un léger rire de plaisir. À voir qu’elle ne bougeait pas, il comprit qu’elle n’osait l’embrasser. Il lui donna un baiser au coin de la bouche et il s’en fut sans se retourner. Comment prendrait-elle qu’il ne lui proposât pas de faire l’amour ? Il avait beau faire effort, se rappeler très précisément son sexe, l’imaginer, obéissante, dans des postures impudiques, cela n’allait pas avec sa personne, il comprenait qu’auprès d’elle, et au moins pour le moment, il risquait le fiasco.

Tandis qu’il se hâtait dans la rue, une question se mit à le hanter : Qu’est-ce que madame Xurf a à me dire au sujet d’Henriette ? Dans les couloirs du métro, il dut rebrousser chemin : sa préoccupation lui avait fait prendre la direction opposée à la sienne. Ce n’était pas la première fois, il était souvent distrait. Il signala son erreur à la poinçonneuse, qui lui fit signe d’aller, sans exiger qu’il prît un autre ticket. Au fil des stations, sa curiosité se changea en une attente anxieuse, il

n’apprendrait sûrement rien de bon. Quelque chose d’heureux pouvait-il lui venir de sa femme ? À midi vingt-cinq, il pénétra dans l’immeuble de la rue de la Py.

⁷⁸ La première pièce de Louis, qui fut non seulement éditée chez Billaudot, à destination des troupes d’amateurs, mais qui tint d’abord un bon moment l’affiche du théâtre du Grand-Guignol. Cf. tome 17, 5e Époque, chap. 21, pp. 237243 pour le récit de son acceptation par Mme Berkson, la directrice du théâtre, une aubaine quasi miraculeuse pour son auteur.

CHAPITRE 268

Louis sonna à la porte des Xurf, qui s’ouvrit aussitôt. « Ah, vous voilà ! Je commençais à avoir peur que vous ayez oublié ! » Louis protesta, non sans un sourire intérieur : des gens aussi raisonnables que les Xurf ne devaient pas attendre d’un fou comme lui un respect scrupuleux des convenances. « Mon mari sera là dans cinq minutes. » Dans cinq minutes juste, c’était sûr. Mais qui était ce gros garçon joufflu, assez laid, les cheveux coupés court et d’un noir presque choquant ? « Bonjour monsieur Bienvenu. » Et une curieuse voix d’homme, grave, choquante, elle aussi. « Bonjour, mon g… » Il s’interrompit en catastrophe, Mme Xurf parlait : « Elle vous reconnaît ! Elle se souvient que vous l’avez sauvée⁷ ! Embrasse monsieur Bienvenu ! » Monique ! Louis eut à peine le temps de penser : Voilà une fille promise à des amours équivoques ! que la porte s’ouvrait et M. Xurf entrait et s’écriait, avec une courte inclination du buste : « Je vous salue, monsieur Bienvenu ! » Trois phrases échangées, l’on se mettait à table. L’heure, c’était l’heure ! M. Xurf retournait à son bureau à treize heures trente précises. Louis se divertit, il entrait dans le jeu : à treize heures et demie pile, lui aussi repartait pour son travail, et comme ce n’était qu’une fiction, il goûtait une satisfaction perverse à se mettre dans la peau d’un employé de bureau. Et tout à coup il se rappela qu’au temps où il était fonctionnaire, il était à cheval sur l’heure du déjeuner, qu’il

exigeait impérieusement de Louise que le repas fût fin prêt à son arrivée, et il eut quelques secondes de confusion et de tristesse. Que de fois elle avait dû regarder l’heure et s’affoler à voir que les choses n’allaient pas aussi vite qu’il eût fallu ! Il accepta un doigt de muscat en guise d’apéritif, mais quand le premier plat parut sur la table, il arrêta du geste Mme Xurf qui s’apprêtait à remplir son assiette à sa façon d’autrefois : « Pas trop, pas trop, j’ai pris un acompte chez des amis ! – Allons, allons, il faut manger ! » Il retint un soupir résigné, et comme la conversation s’engageait et que la confidence ne venait pas, il ne put se tenir de la provoquer : « Vous vous rappelez que vous aviez quelque chose à me dire ? C’est à quel sujet ? – Je me demande si je dois vous le dire… Si, quand même, vous avez toujours été si gentil avec nous ! – Mais oui, dis-le-lui ! appuya M. Xurf. – Eh bien voilà : votre femme demande le divorce. » Louis se sentit pâlir, soudain il avait froid. « Ah ? » Il avait lâché sa fourchette et son couteau et posé ses deux mains sur la nappe, les doigts un peu crispés. « C’est… c’est déjà… engagé ? – Je pense que oui. Elle a donné quatre-vingt mille francs à un avocat. Elle dit que ce sera l’affaire de quelques mois. » Atterré, Louis voulut parler, et la gorge serrée, n’y parvint pas. Il ne comprenait pas. Était-ce vrai ? Comment Henriette, d’une discrétion presque exaspérante sur ses affaires, vis-à-vis d’autrui, avait-elle pu faire à sa voisine cette confidence-

là ? « Et voilà ce qu’elle demande… » Louis tenta de se ressaisir. Ce n’était donc pas fini ? Il écouta avec une attention redoublée : « … la garde d’Armel et deux pensions : une pour elle et une pour lui. » Louis eut froid de nouveau. Il but d’un trait le vin que M. Xurf venait de verser dans son verre, et aussitôt l’indignation le secoua : « Une pension pour mon fils, bon. Mais pour elle ? Quand elle gagne tout ce qu’elle veut ? Quand elle a des paquets de dollars cachés dans tous les coins ? – Si le divorce était prononcé à vos torts…, naturellement. » dit M. Xurf. Indigné, Louis se souleva sur sa chaise : « Alors je travaillerais uniquement pour payer leurs pensions ? Et je crèverais de faim, moi ? Et si je me remarie, c’est tout ce que j’apporterai à ma nouvelle femme ? – Elle n’est pas toute seule ! Vous allez vous défendre, non ? dit Mme Xurf. – Je n’ai pas quatre-vingt mille francs à donner à un avocat ! répondit Louis, amer. Vous avez une idée du montant de ces pensions ? Elle ne vous en a rien dit ? – Pour ça, non ! – Pour Armel, vous en aurez au moins pour vingt mille francs par mois. C’est ce que je donne à ma première femme pour mon fils. Pour Henriette, je ne sais pas. » dit M. Xurf. Louis eut un vertige. Il oscillait entre la colère et le désespoir : « Pour Armel, c’est ridicule, c’est uniquement pour me l’enlever, car elle s’empressera de le confier à sa mère… En tout cas, je m’éton-ne qu’elle vous ait dit tout ça, elle qui ne se confie à personne. Fermée à double tour !

– C’est vrai. Ça m’a étonnée aussi. Vous savez… elle me l’a peut-être dit pour que je vous le répète ? – Oui, je vois… Il n’y a que cette explication-là. » Il fallait se remettre à manger, eu égard pour ses hôtes. « Ne vous en faites pas, monsieur Bienvenu ! Ce n’est pas encore fait ! Argent ou pas, c’est toujours très long ! – Moi, ça m’a demandé un an et demi, dit M. Xurf. Un an et demi d’emmerdements gratinés ! » Mme Xurf sursauta : « Oh ! tu es grossier ! – Il n’y a pas d’autre mot pour ces choses-là. » Il haussait les épaules : « Elle prétextera peut-être, de votre part, un abandon du domicile conjugal ? » reprit-il. Mme Xurf fronça les sourcils : « Et elle, qui e la moitié de son temps en Amérique ! – Oui, et elle ! approuva Louis. – De toute façon, étant donné la vie que vous menez, chacun de votre côté, ça ne pouvait pas finir autrement ! » dit philosophiquement M. Xurf. Un soupçon venait à Louis : « Excusez-moi, mais il est probable qu’elle va vous demander un témoignage. Est-ce que vous accepterez de lui en fournir un ? – Nous avons beaucoup d’estime pour vous, aussi bien que pour elle. Elle le sait, elle ne nous le demandera pas. Mangez, monsieur Bienvenu, que ça ne vous coupe pas l’appétit ! »

Mme Xurf eut un petit rire : « Je suis tranquille pour vous, vous n’aurez pas beaucoup de peine à trouver une autre femme ! » Il y a longtemps que c’est fait ! Mais la question n’est pas là ! pensait Louis, désespéré. Il supputait des chiffres. L’éternelle question d’argent ! Aurait-il, au moins, le temps de payer les dépenses relatives à la Quinta ? Et hors saison, les mois d’hiver, d’automne, de printemps, où il ne gagnait rien, il lui faudrait payer les pensions quand même ! Et Armel ? Il s’était résigné à le confier à Hélène. Mais à présent qu’il était menacé d’être séparé de lui de façon définitive, déjà sa présence lui manquait terriblement. « Parlons d’autre chose, dit M. Xurf. Nous n’avons pas invité monsieur Bienvenu pour lui flanquer le cafard. Vous avez vu ce qui se e à la Chambre ? » Se mettre à discuter de politique, alors que la surprise, l’affole-ment et l’inquiétude le secouaient, pareils à une tempête intérieure ? Il eut envie de vomir : « Écoutez, monsieur Xurf, je ne sais même pas qui est président du Conseil, et je vous avouerai, en termes crus, que je m’en fous royalement. C’est quand on n’a rien dans sa vie qu’on s’intéresse à celle des autres. Ce n’est pas mon cas. » Sans répondre, M. Xurf baissa le nez sur son assiette. Il paraissait mortifié. Mme Xurf posait sur son hôte un regard navré, il la sentit penser : Ce n’est pas possible, ce monsieur Bienvenu si gentil, c’est lui qui ose dire ça à mon mari ? « Excusez-moi, monsieur Xurf, mais la politique j’en ai jusque-là ! Jusque-là de voir les chefs de partis se er périodiquement le ballon de l’un à l’autre, un ballon qui n’est pas en cuir, mais en or ! – C’est dommage, j’aurais aimé avoir votre avis, dit à mi-voix M. Xurf. – Je n’en ai pas. » Et Louis se dit, avec une méchanceté soudaine : Huit heures par jour le cul sur

une chaise, la petite à l’école et la femme à la maison, rien d’autre que des chiffres à se mettre sous la dent, tu t’intéresses forcément aux sauts des grenouilles, dans le marécage du Parlement ! Parle-ment, tout un programme ! On y parle et on y ment ! Un besoin irrésistible d’être seul pour réfléchir achevait de l’agi-ter. Il eût quitté la table en prétextant grossièrement qu’il n’avait plus faim. Une gêne plana. Mme Xurf s’empressa de raconter qu’ils avaient eu récemment à dîner le chef de service aux impôts, qui travaillait à la Recette-Perception du 20ème dans le bureau voisin de celui qui avait été le sien, et sa femme. On n’avait pas encore fini de parler de lui, là-bas. À travers ce qu’elle disait, Louis comprenait, avec une ironie teintée de mépris que, théâtre, puis cars, avions, pays étrangers, avec une envie honteuse, on le considérait comme une sorte d’explorateur un peu fou, mais intrépide. Les malheureux ! Rivés à leur siège ! Il faudrait, pensa-t-il, inventer quelque chose comme un pivot qui leur entrerait dans le derrière, le contraire du rond-de-cuir ou de la chaise percée, et ce serait complet ! Il vit arriver le dessert avec soulagement. Des mots dansaient dans sa tête, comme la boule d’un grelot : J’ai connu le veuvage. Je connais le concubinage. Maintenant je vais connaître le divorce ! Toute la panoplie matrimoniale ! M. Xurf pliait soigneusement sa serviette : « Une heure vingt-deux. Il faut que je m’en aille. – Moi aussi. » se hâta d’ajouter Louis. Il suivit le comptable. Mme Xurf avait tendu la joue. Était-ce une perversion inconsciente d’honnête femme : se faire embrasser par ce débauché couvert de maîtresses ? Il s’était abstenu et il avait seulement tendu la main, en disant : « Je vous remercie de m’avoir prévenu au sujet d’Henriette. Au moins le coup de la surprise me sera évité. »

⁷ Cf. tome 19, 5e Époque, chap. 84, pp. 296-297 & 299-300.

CHAPITRE 269

En bas, il pleuvait à verse. Il n’avait ni manteau ni parapluie net il était tête nue. Il ne pensa à rien qu’à courir jusqu’à la bouche de métro en rentrant le cou et en tenant ses mains sur sa chevelure. Son bref reflet dans une vitrine : décoiffé, les mèches pendantes, il ne se reconnaissait plus et ne se trouvait pas beau. Enfin à l’abri, assis comme toujours sur un strapontin, il revint à son remueménage intérieur. L’avenir était sombre. Il vivait dans un univers de mensonges, l’interminable tunnel de mensonges depuis Nadine, Nadine qui était une charge, qui ne pouvait et ne pourrait jamais l’aider en rien, qui, sans le vouloir, allait sans doute être l’alliée la plus sûre d’Henriette. Car tout se découvrirait et tout serait contre lui. Quel gâchis ! Et tout ce dont il avait horreur : la bagarre, les arguments destructeurs lancés de part et d’autre comme des obus, les convocations, les avocats et leurs provisions successives, les huissiers, tous ces gens qui vivaient grassement sur les malheurs d’autrui, comme des vautours sur des charognes ; les batailles, tout l’appareil de cette justice qu’il avait déjà affrontée⁸ et qui lui inspirait une peur panique, cette justice toute puissante, comme si elle était infaillible, Dieu seul au-dessus, une aberration sans nom ; les juges enfermés dans leur suffisance, incapables d’apprécier la vie intime du couple qu’ils ne voyaient qu’à travers quelques témoignages élémentaires et le plus souvent intéressés et contradictoires… Qui, au monde, pouvait savoir tout ce qu’il s’était é entre un homme et sa femme, derrière le mur de la vie privée ? Une ignorance monstrueuse, dont ceux qui décidaient sur la foi de quelques bouts de papier étaient inconscients jusqu’au scandale. Et Armel, cet unique enfant qui l’aimait, sa mère le retournerait contre lui, elle y parviendrait, sa ténacité de paysanne l’y aiderait. Et il n’en aurait pas d’autre, Nadine ne pouvait plus concevoir. Tout cela couvrait un horizon de quelques mois, et emporté de force par le véhicule du temps, il allait inexorablement vers cet orage, vers ce nuage de plomb traversé d’éclairs. Qu’avait-il fait jusqu’ici, sinon fermer les yeux pour n’en pas voir la menace ? Et à présent elle était là, grossie de dix années d’attente. Au-delà, dans les brumes de l’avenir, apparaissait vaguement Dompierre, l’héritage ⁸¹, quand Mme Rousset erait de vie à trépas. Et il n’y aurait rien pour lui. Il ne serait jamais riche. Déprimante, aussi, était l’es-pèce

d’attachement indéfinissable qu’il se mettait à ressentir malgré lui pour celle qui allait disparaître de sa vie. Il se dressa d’un élan, il ne pouvait plus rester immobile, alors ses pensées noires le dévoraient, lui semblait-il, comme une meute de loups. À la station de correspondance, le changement de ligne lui fut un soulagement. Il marcha très vite, avec l’impression que ses soucis ne pourraient pas suivre et qu’il les laisserait derrière lui.

Simonne l’attendait sur le trottoir, à la porte de son immeuble. Il l’embrassa distraitement. Il n’allait pas lui parler d’Henriette, il n’al-lait pas se confier à elle, elle se mettrait à geindre pour lui, ce n’était vraiment pas de cela qu’il avait besoin en un pareil moment. Pire, elle caresserait peut-être le rêve de devenir sa femme ! Elle s’arrêtait au milieu du couloir obscur. Espérait-elle qu’il allait la prendre, vite fait, dans la pénombre ? Il l’entraîna sans égards. Toujours élégant et désinvolte, M. Gaumier était sanglé dans un veston à carreaux gris clair, de style anglais, Prince-de-Galles, crut se rappeler Louis ; et sa femme, plus impotente que jamais, était assise dans son fauteuil à haut dossier qui la faisait ressembler à une reine-mère exténuée. Louis les bénit dans son cœur : les devoirs de la politesse et les frais de la conversation l’obligeaient à mettre de côté ses problèmes personnels. Il fut accueilli avec une cordialité qui le surprit. Puis il comprit qu’ils le recevaient comme un ami de leur fille, comme un peu plus qu’un simple ami, peut-être bien. M. Gaumier offrit un digestif, en déplorant aimablement que Louis ne leur eût pas donné le plaisir de l’avoir à déjeuner. Louis ne reconnut pas la femme qui servait, le ménage avait changé de bonne, avec une patronne toujours malade, le service ne devait pas être gai. De là venait probablement, aussi, l’aura de tristesse résignée que dégageait Simonne. « Alors vous partez au Portugal ? dit M. Gaumier – Simonne avait parlé –, cette pièce rapportée au flanc de l’énorme Espagne ? Ce pays qui n’intéresse personne parce qu’il est trop petit ? Tellement petit que toutes les agences de voyage le couplent avec son puissant voisin, n’est-ce pas ?

– C’est-à-dire que pour se rendre au Portugal, on est forcé de er par l’Espagne, au moins en car, dit Louis. – Je vous l’accorde, mais si vous organisiez des voyages exclusivement portugais, vous n’auriez personne. » À ce rappel de ce qui l’attendait dans les jours prochains, Louis eut une courte angoisse : il ne savait rien de ce pays. Son silence, certes, le rendrait à peine différent de la plupart de ses collègues, mais aux yeux des voyageurs, ou plutôt à leurs oreilles, le contraste avec sa prolixité en territoire espagnol serait criant, et même scandaleux. La santé de Mme Gaumier, dont Louis s’enquit avec une sollicitude presque sincère, occupa de longues minutes. Tandis qu’avec une complaisance plaintive elle s’étendait sur ses maux, Louis songeait à son mari : Avec une fille fragile et une femme toujours patraque, je comprends qu’il éprouve le besoin de péter le feu ! Après l’infortunée, M. Gaumier prit résolument la conduite de la conversation : « Vous avez vu les évènements ? » Lui aussi ! Qu’est-ce qui avait bien pu se er ? Il n’était pas possible de renouveler ici l’éclat du déjeuner chez les Xurf. Mais M. Gaumier poursuivait, sans attendre une réponse : les Français, et plus précisément l’opinion publique, étaient trop versatiles, ils brûlaient très vite ce qu’ils avaient adoré, et ils adoraient encore plus vite ce qu’ils avaient brûlé ; ils ne faisaient rien de durable sans être és par de multiples détours grâce auxquels ils éloignaient prudemment la solution des problèmes ⁸². Ils se croyaient le peuple modèle, ils croyaient avoir donné la leçon à la terre entière, parce qu’ils avaient fait leur révolution – celle de 1789 –, laquelle n’avait été l’œuvre que de quelques douzaines de braillards dogmatiques, suivis de quelques milliers d’ignares déchaînés et naturellement, de la foule imbécile. Ils se prenaient pour les inventeurs de la démocratie, ce système aberrant qui, par le vote, donnait le même pouvoir de décision aux fous et aux sages, aux ivrognes et aux tempérants, aux frivoles et aux gens sérieux, aux méchants et aux bons, aux analphabètes et aux gens instruits, aux délinquants et aux honnêtes gens, aux jeunes et aux vieux, aux malades et aux bien-portants. Louis trouvait qu’il avait raison, mais qu’il n’en finissait plus. De temps en

temps, ajoutait M. Gaumier, leur égoïsme fondamental faisait place à une générosité puérile, tels ces émotifs qui ne pouvaient se mettre à parler d’euxmêmes ou des mythes sociaux sans avoir la larme à l’œil et des trémolos dans la voix. Égayé, Louis évoqua mentalement son oncle Jacques, ancien socialiste de base : le sort des travailleurs – c’est-à-dire les ouvriers, tous les autres n’étaient que des fainéants, ô Agalric ⁸³ ! –, les droits imprescriptibles de l’homme – y compris celui d’aller se saouler au bistrot –, c’était tout à fait ça, quand il piquait sa crise de fraternité généreuse, l’oncle prêtait à rire même aux enfants. Comme M. Gaumier, lancé, s’attardait sur les traits caricaturaux du caractère de ses compatriotes, Louis pensa de nouveau au divorce, et ce fut comme s’il tombait dans un puits. En silence, il se révolta : Mais je m’en fous, moi, des travers des Français ! Pourquoi est-ce que je ne peux pas parler d’Henriette ? Cet homme, qui est au courant de beaucoup de choses, pourrait me donner des conseils utiles, j’en ai tellement besoin ! Il chercha à prendre la parole, et dès qu’il y eut réussi, il termina sa phrase en prétextant un après-midi particulièrement chargé. « Je vais avec lui ! » dit joyeusement Simonne. Louis baisa galamment la main de la malade. En se redressant, saisi, il l’entendit chuchoter : « Soyez gentil avec ma fille ! » Il ne pleuvait plus, mais des panaches de gros nuages couleur de fumée occultaient la lumière. Ils trouvèrent réconfortante celle des quais du métropolitain. Il y avait foule, ils durent rester debout jusqu’à la quatrième station. Louis n’aimait pas cela quand il se trouvait à côté d’une femme : il sentait alors qu’elle se voyait plus grande que lui, et il en tirait des conclusions pessimistes. Il ne reprit sa maîtrise que lorsqu’ils purent enfin s’asseoir.

Chez les Doller, l’étonnement fut grand de le voir accompagné d’une inconnue. « Une amie. » dit brièvement Louis.

Cependant qu’André, accouru de son atelier, introduisait Simon-ne au salon, Renée regarda Louis, et demanda à voix basse : « C’est ta dernière conquête ? » Le ton était malveillant, Louis s’abstint de répondre. « Qu’est-ce qu’elle a l’air gourde ! » C’en était trop, Louis regimba : « C’est possible, mais elle m’aime, et ça, ça ne se trouve pas sous le sabot d’un cheval ! – Elle t’aime, elle t’aime ! Elle n’est pas la seule ! – Qu’est-ce que ça veut dire ? – Rien ! Ne restons pas là ! » Ils rejoignirent André et Simonne. Assis, Louis réfléchit au mot de Renée : Elle n’est pas la seule ! Voulait-elle lui faire entendre qu’elle l’aimait, elle aussi ? Allons donc, elle était trop masculine, elle était simplement à l’affût d’un instant de plaisir violent et bref ! Écartant cette idée, il s’avisa qu’il n’allait pouvoir parler ni de Nadine ni, surtout, d’Henriette. De ses bonnes fortunes non plus. C’était une mauvaise idée de l’avoir emmenée, cette Simonne se révélait encombrante. Ce n’était plus pour lui qu’une visite de courtoisie, et il avait horreur de ces visites-là. Deux dans la même journée, c’était trop. Pour comble, il n’allait pas pouvoir rester à dîner avec eux, il n’était pas pensable de laisser Simonne s’en aller toute seule. Un après-midi proprement raté. Le seul dont il pouvait disposer. Il remarqua que les Doller témoignaient à la jeune fille une amabilité forcée. Eux aussi étaient déçus, et frustrés. Frustrés de confidences scabreuses, de récits exotiques, de nouvelles ionnantes – celle, faramineuse, qu’il leur aurait apportée, à propos de la Quin-ta ! Que faisait chez eux cette étrangère ? Mais au fait, savaient-ils quelque chose au sujet d’Henriette ? Les avait-elle mis au courant, comme les Xurf ? C’était improbable, elle les voyait peu, ils ne faisaient pas grand cas d’elle. « Je vais vous montrer mon atelier, venez, mademoiselle ! » disait André.

Renée et Louis suivirent, à quelques pas. Renée chuchota de nouveau : « Tu as plaqué Nadine ? – Mais non ! Quelle idée ! – Alors, encore une ! Combien il t’en faut ? – Tu me l’as déjà dit ! Qu’est-ce que tu veux, c’est comme ça, je ne les cherche pas. – À d’autres ! – Mais je t’assure ! – Bon, tu fais ce que tu veux ! Mais si elles savaient ! Je les plains ! » Ils se turent, Simonne tournait instinctivement la tête vers eux. Amaigri, flottant dans sa blouse blanche. André Doller se mit à expliquer sa méthode de travail. Louis s’ennuyait et pensait sans indulgence : Son travail et sa femme, rien d’autre au monde n’a de véritable sens ni intérêt pour lui. C’est une prison mentale, même si, matériellement, elle est dorée ! Il va bientôt mourir. Qu’est-ce qu’il aura connu de la vie ? À cinq heures, persuadé qu’il perdait misérablement le temps qu’il avait devant lui, il hâta le départ. Il raccompagna la jeune fille, prit congé d’elle le plus affectueusement qu’il put, en promettant ceci et cela pour son retour, se rendit à l’agence où on lui remit son dossier, et rentra chez lui. Enfin il était seul, il allait pouvoir se consacrer à lui-même, savoir où il en était, mais avant tout étudier ce dossier volumineux. Il étala eports et documents sur le lit, et il prenait en main la liste des hôtels, quand l’image du divorce emplit brusquement sa pensée. Il se retint de gémir, une détresse abominable le submergeait, il eut l’impression que deux mains géantes pesaient sur ses épaules et le pressaient vers le plancher. Il laissa retomber la liste. À demi conscient, il s’assit à la petite table, ouvrit le tiroir, en tira une feuille blanche et écrivit :

Paris, mercredi soir.

Nadine, ma Nadine, je suis désespéré. Henriette demande le divorce et exige la garde d’Armel et deux pensions, une pour elle et une pour lui. Ô Nadine, l’avenir est noir ! J’ai besoin de ton amour pour er l’épreuve. Nous nous sommes déjà trouvés en pareille circonstance, réprouvés, seuls comme deux enfants perdus. Rappelle-toi, tu séjournais à Sompois, moi, j’étais à Dompierre, et nous nous retrouvions à mi-chemin, nous nous cachions au creux d’une haie, sous un buisson ⁸⁴. Une fois, démunis et désespérés, nous nous sommes mis à pleurer ensemble, puis nous avons redressé la tête et nous nous sommes dit : « Tant que nous nous aimerons, l’essentiel sera sauvé, et qu’importe le reste, rien ni personne ne peut nous empêcher de nous aimer. ». Ô Nadine, rappelle-toi ! Aujourd’hui, pour la seconde fois, nous sommes seuls et sans armes devant l’adversité…

Il reposa son stylo, ses yeux se brouillaient, une larme était tombée sur la feuille et avait délayé l’encre du dernier mot. Il tira son mouchoir de sa poche, s’essuya les yeux, et se remit à écrire :

… Tout est contre nous, l’amour est notre seul refuge. Je me défendrai si tu m’aimes. Pourquoi faut-il que, dans ce tourbillon d’infortune, je sois justement privé de ta présence ? Comment avais-je pu oublier que cette chose si simple et si naturelle, de me retrouver auprès de toi à chaque réveil du matin, et te serrer contre moi, blottie sur mon épaule, était ce qu’il y avait de plus merveilleux au monde ? Ma vie aura été un enchantement grâce à toi. Oh, ma Nadine, je t’aime, je mourrais pour toi ! Même si nous allions chacun de notre côté, la mort seule réussirait à séparer nos âmes. Peut-être à les réunir pour l’éternité. Dis-moi que tu pourrais signer comme tiennes les dernières lignes que je t’écris ce soir : je t’aime plus que je ne t’ai jamais aimé, je t’aime comme je ne croyais pas qu’il fût possible d’aimer.

Il signa et prit son front dans ses mains. Il ne songeait pas à apprendre à sa

compagne qu’il partait pour le Portugal, ni à lui communiquer la liste des étapes, il n’avait plus souci ni envie de rien que d’être auprès d’elle, et comme ce n’était pas possible, il avait mal. Il lui fallait pourtant se pencher sur son dossier…

⁸ Lors du jugement, accablant pour lui, au tribunal correctionnel du chef-lieu, à la suite de son accident de moto : cf. tome 23, 5e Époque, chap. 208, pp. 305308.

⁸¹ Mme Rousset possède Dompierre, une des plus belles fermes de la région, avec près de deux cents hectares de bonnes terres. Son héritage sera partagé entre ses deux enfants : Henriette d’une part, et Henri, l’exploitant, d’autre part, à qui la loi accordera des droits successoraux préférentiels – l’objectif du législateur est d’éviter la vente ou le morcellement de l’exploitation.

⁸² Une situation parfaitement résumée par l’aphorisme d’Henri Queuille (18841970), membre du parti radical-socialiste, plusieurs fois ministre sous la Troisième République, et président du Conseil sous la Quatrième : Il n’est pas de problème qu’une absence de solution ne finisse par résoudre…

⁸³ Cf. tome 17, 5e Époque, chap. 16, p. 185.

⁸⁴ Cf. tome 15, 5e Époque, chap. 98, p. 300.

CHAPITRE 270

Bordeaux, Burgos, Madrid, Tolède, Grenade, Séville… toutes villes que Louis connaissait bien. Simplement, arrivés à la dernière, on poursuivrait tout droit vers Rosal de la Frontera et Beja (cf. carte en fin de chapitre, p. 170), et dès le premier kilomètre commencerait l’inconnu. Et l’embarras. Certes, on vendait des guides dans les librairies, mais tous les voyageurs en avaient un, et il tenait à sa spécialité qui était justement de raconter ce qu’on ne trouvait pas dans ces ouvrages-là. Il tenait en réserve plusieurs sujets d’intérêt, qu’en territoire portugais il développerait à l’occasion, en manière de trompe-l’œil : une conférence ionnante sur la marine à voile au temps des rois, une sur Pierre le Cruel, l’Espagnol, et sur son homonyme portugais, ionnante elle aussi, à cause de détails horribles et pittoresques ; des renseignements inattendus, tels celui-ci, sur le développement de l’automobile : au milieu du siècle, en 1952, le parc ⁸⁵ en comptait deux millions trois cent mille en , quarante-cinq millions aux États-Unis et soixante-quatre millions dans le monde ; ou celui-là : pour ce qui était des innombrables localités aux noms de saints, Saint Martin battait tous les records, nommé deux cent quatre-vingt-dix fois pour les Asturies et la Galice seules, et l’on ne s’expliquait pas la popularité de ce Martin dont le geste le plus fameux n’avait été rien d’autre que d’avoir partagé son manteau avec un pauvre hère grelottant de froid ; ou cet autre : on estimait à soixantequatorze millions d’oliviers en pleine production la fortune de l’Andalousie, une armée d’occupation du sol andalou, et s’ils étaient placés sur une seule ligne ils feraient le tour de la planète. En novembre et décembre, où les olives récoltées étaient portées au pressoir, tout le sud du pays sentait l’huile vierge, Louis avait respiré avec dégoût cette odeur qui rappelait celle de l’excrément. Mais il comptait surtout sur les commentaires que lui inspireraient les beautés du Portugal, ce n’était pas pour rien qu’il était un poète-né. Le grand souci était le nombre des voyageurs : trente femmes et dix messieurs. D’abord secrètement intimidé devant une telle assistance : quarante visages qui le dévoraient des yeux, il avait mis tout son entregent et toute sa faconde à la subjuguer. Il avait dit effrontément qu’il ne voyait que des faces sympathiques chez les messieurs, séduisantes chez les dames. Il avait poursuivi en expliquant que la condition sine qua non de la réussite d’un tel voyage était une certaine discipline et une confiance absolue dans le cicérone. En particulier, il ne fallait

pas attendre le dernier jour pour se fier aveuglément à lui, qui, dans ces frustes pays du sud, en avait suffisamment bavé pour savoir ce qu’il y avait de mieux à faire en toutes circonstances. Il avait déclaré tout de go que les deux fléaux des voyages dits organisés étaient les rouspéteurs et les retardataires, que ceux-là auraient droit à un traitement spécial. Détail matériel qui avait son importance : le bidet, ce siège de l’amour-propre, était inconnu en Espagne pudibonde ⁸ . Il avait terminé en indiquant, avec un clin d’œil complice vers le chauffeur, qu’on occupait un car de cent quatre-vingts chevaux conduits par un âne, et que, s’il ne pouvait promettre la lune, en ce qui concernait au moins l’Espagne, il promettait le soleil. Discours qui, agrémenté de toutes sortes de gentillesses et de plaisanteries, avait mis tout son monde en joie. « On ne va pas s’ennuyer avec lui ! » avait-il cru entendre, vers le fond. Trente femmes et dix hommes, dans un car monstrueux, mais grâce aux commandes assistées, le chauffeur le maniait aussi aisément qu’une petite voiture populaire, on l’irait avec effroi. Les Espagnols des villages en étaient béants, et Louis, lui, s’amusait d’une impression fugitive : celle d’un bateau dont il était le capitaine, seul sur la erelle à surveiller la marche sur l’interminable fleuve de bitume. Il soupçonnait Dubart de l’avoir affecté à ce circuit inhabituel à cause, justement, de cette affluence excessive, avec un autre guide de moindres expérience et savoir-faire il aurait risqué maintes réclamations et maints mécontentements. « Il t’envoie au casse-pipe ! », avait dit le chauffeur. Autre difficulté : la proportion de veuves et de célibataires était accablante, la marée de chambres individuelles rendait les hôteliers fous, et quant aux inconnus et inconnues que Louis devait jumeler malgré lui et malgré eux, il fallait toute son habileté persuasive et la promesse aventurée d’un remboursement de leur supplément, pour les apaiser à moitié. Et voilà pourquoi, aussi, Dubart l’avait chargé de ce car calamiteux. Un souci mineur mais fréquent était de rassembler le troupeau, dont quelques éléments n’avaient que trop tendance à s’égailler, à se retarder, voire à se perdre dans la foule des groupes touristiques, dans les monuments, les cathédrales, les musées. Les premiers jours, il fallait aussi reconnaître les siens. Louis songeait avec nostalgie aux groupes des premières années : douze, dix-huit, vingt voyageurs, ils lui devenaient tous rapidement familiers. Quarante, c’était la cohue anonyme, à Madrid il ne les avait pas encore tous dans la tête, encore

moins leurs noms, il était comme ces pères de famille trop nombreuse à qui il arrivait de confondre tel et tel de leurs quinze ou vingt enfants. Par-dessus tout, il avait un mal fou à réaliser son œuvre majeure : la cohésion. Les uns étaient lents, d’autres rapides et nerveux, certains étaient accommodants et d’autres intraitables, il y avait les ponctuels et ceux qui voulaient faire cavalier seul et rechignaient à suivre la loi commune. Les maniaques voulaient tout voir, et les paresseux ne cherchaient que l’occasion d’aller prendre un verre. À partir de trente participants, un groupe était un microcosme, toutes les tendances, tous les défauts, surtout, y étaient représentés. Prudents, ils ne les laissaient pas voir tout de suite, ils s’épiaient, ils se retenaient, mais un jour venait où ils finissaient par se lâcher. Aurait-il mené plus aisément un groupe de trente hommes et dix femmes ? Peutêtre. Mais au fond, il ne savait pas. Les femmes étaient brouillonnes, souvent mesquines et chicanières, les hommes moins attachés aux détails. Il lui semblait qu’il était écouté de ses voyageuses parce qu’il leur plaisait, et qu’elles le sentaient aussi sensible qu’elles. À ce jour, absorbé par ses tâches, il n’en avait distingué aucune L’itinéraire, les conférences, trente chambres à distribuer à l’arrivée aux étapes, avec les récriminations inévitables, puis une soixantaine de valises à numéroter et à répartir, les consignes, le tour des tables à la salle à manger, les comptes, il était bien question de femmes ! Toutes paraissaient avoir déé la quarantaine. Il y avait deux Anglaises, qui faisaient semblant de comprendre le français et qui le parlaient d’une manière qui, syntaxe et accent mêlés, aurait fait rire des gens mal élevés, mais il n’y en avait point. Quarante, c’était beaucoup ! Comment empêcher la formation de clans, qui ne tardaient jamais à s’opposer ? Il y fallait une main de fer dans un gant de velours. Louis n’était pourtant pas mécontent de l’épreuve, elle révélait en lui une âme de tyran, cachée sous une triple épaisseur d’urbanité et de gentillesse. Il regrettait qu’il ne lui fût pas permis de choisir dans le tas une tête de Turc qu’il eût affectueusement titillée avec esprit, pour faire rire tout le monde, l’intéressé compris. Ce qu’il avait pu faire, parfois, avec un effectif réduit n’était pas possible ici, la victime se serait offusquée de voir tant de gens se moquer d’elle. Dans ce voyage-ci, il tablait plus que jamais sur ses connaissances et sur sa facilité de parole. Quand il parlait dans le car, on l’écoutait, toutes conversations suspendues. Il disait beaucoup de choses que son auditoire ne savait pas, et quelques-unes que la plupart avaient tout à fait oubliées. Il le sentait, il réveillait en eux le goût et la satisfaction d’apprendre, et il se voyait comme un magicien

qui, l’espace d’un moment, leur rendait leurs âmes d’enfants. Pris dans le tourbillon du voyage, loin de Paris, loin d’Esclar- mont, il ne pensait plus guère à Nadine, ni au divorce, hanté chaque jour davantage par ce Portugal ignoré dont on se rapprochait irrémédiablement. Le chauffeur n’y avait jamais mis les pieds non plus, cela promettait de fières errances dans les rues de Lisbonne et de Porto ! Et la langue ! Le gros morceau. Mais, y pensant, il avait regimbé contre luimême. Il lui fallait rompre une fois pour toutes avec sa manie de récapituler de façon presque sadique tout ce qui n’allait pas et tout ce qui n’irait sûrement pas ! Ce métier était très dur et les responsabilités grandes. Encombré d’une smala démesurée, il n’aurait ni le temps ni la disponibilité d’esprit de visiter le Portugal en touriste. Dès son arrivée à Madrid, il avait retrouvé plusieurs collègues – il n’aimait pas ce mot, il n’employait que celui de confrères –, la capitale était un nœud touristique, les cars de toutes les agences françaises, belges et hollandaises en sillonnaient les avenues. Bon pour les repas en commun où le tutoiement, le franc-parler et les rires étaient une diversion reposante, mais la bamboche, tout comme les virées dans les boîtes, lui répugnaient. À cet égard, il ne suivait toujours pas. Maruja. Naguère, Madrid, c’était Maruja. Il ne l’avait pas prévenue de son age, non, il la laisserait uniquement à son mari, sans doute heureuse maintenant qu’elle ne faisait plus que tenir son ménage et qu’elle mangeait à sa faim. Elle ne serait plus pour lui qu’un doux souvenir. Cette jeune Espagnole qui s’était donnée à lui sans qu’il ait eu à la conquérir… Il savourait rétrospectivement cette aventure exceptionnelle qui avait laissé ses confrères stupéfaits, particulièrement l’un d’eux ⁸⁷, ce chauffeur, cet obsédé sexuel qui assiégeait toutes les femmes, jeunes ou vieilles – « Dès l’instant qu’elles ont un cul, je suis preneur ! » disait-il –, mais qui n’avait jamais osé s’attaquer à d’autres Espagnoles que les putains. À cette heure, la femme ne lui manquait pas. Ses trente voyageuses le laissaient indifférent, c’était comme si elles n’avaient pas eu de sexe. Quand il était ainsi, il lui semblait vivre hors du temps, hors de l’humanité, n’être qu’une enveloppe, une ombre, le calme de la chair était un autre sommeil.

Le second jour de Madrid, il consacra une heure de miraculeuse liberté à une marche-promenade dans les rues, les quartiers populaires où il lui semblait respirer l’âme espagnole. Lavapiés. Embajadores. Depuis le trottoir, immobile devant l’humble maison qu’habitait Maruja, il leva les yeux vers sa fenêtre. Les vitres étaient doublées de rideaux bonne-femme à carreaux blancs et bleus, coquettement agrémentés d’un nœud de ruban orange. Allons, elle était heureuse. Il reprit lentement son chemin. Il savait qu’elle disparaissait de sa vie, elle le faisait doucement, sans heurts…

Itinéraire portugais

⁸⁵ En incluant tous les véhicules immatriculés en circulation : automobiles particulières et véhicules utilitaires (camionnettes, camions, bus…). En 2018, le parc français s’élève à près de 40 millions d’unités, dont plus de 80 % sont des véhicules particuliers.

⁸ Le bidet a progressivement disparu de nos appartements depuis une quarantaine d’années. Une remise en cause non seulement des valeurs de l’hygiène intime, mais aussi de celles de l’écologie, son remplacement par la douche ne devant pas conduire à des économies d’eau. Les raisons, outre celle de suivre les pratiques américaines : la hausse des prix de l’immobilier et la réduction concomitante de la surface des logements. Ainsi, la machine à laver peu le remplacer dans la salle de bain.

À propos des USA, il est intéressant de noter que le bidet, que les GI découvrent à la Libération dans les bordels parisiens, sera définitivement associé dans les esprits à la prostitution.

⁸⁷ Cf. tome 24, 5e Époque, chap. 235, p. 232 & 234.

CHAPITRE 271

Santiponce . À peine sorti de Séville, Louis vit l’écriteau, et eut un tressaillement de crainte. À partir de là, c’était l’inconnu. Certes, pensa-t-il, je suis un vieux briscard de la route, elle ne me fait pas peur. Alors, pourquoi ai-je un battement de cœur ? Deviendrais-je jamais tout à fait un adulte ? Tandis que le car roulait dans la monotonie sans horizon de la plaine andalouse – mais, très loin, on apercevait une ligne de collines nappées de vert sombre –, il réfléchissait sur luimême.

Adolescent, et poète lui aussi, il s’était enthousiasmé pour les vers de Musset, de Lamartine, de Vigny, de Hugo, il s’en était nourri, et aujourd’hui, il les jugeait verbeux, emphatiques, et souvent mensongers. Il gardait cependant en lui leur empreinte, celle de l’adolescence ne s’effaçait plus. Cent ans après un engouement extraordinaire, et alors que tous les jeunes Français allaient à l’école, pourquoi la poésie avait-elle été jetée aux orties ? Même s’il n’en comprenait pas vraiment la raison, son véritable étonnement était ailleurs : qu’à un moment ou à un autre elle eût pu ionner les gens. Pris dans les complications sans cesse croissantes de la vie en société, ils avaient, certes, d’autres chats à fouetter ! Désormais ne restait plus guère que la possibilité d’être un poète pour soi-même. C’était la voie qu’il avait choisie, et il avait bien l’intention de la poursuivre.

« Don Luis !… » On lui réclamait ses bonnes histoires du matin. Il s’exécuta avec une bonne grâce toute professionnelle. Après le déjeuner, on lui demanderait de chanter ses airs d’opéra et ses chansons sentimentales. Ces gens voulaient rire et ils voulaient être émus. Des femmes l’écoutaient, les yeux mi-clos, avec un air d’extase. Était-il autre chose qu’un histrion appointé ? Ce matin, il était porté à la mélancolie. Il n’avait pas assez dormi, les danses, au cabaret, l’avaient fait coucher bien après minuit, et on avait une heure de retard, ée à la recherche

d’une valise manquante, et les mozos, affolés, avaient fini par la retrouver derrière un lit, où une étourdie, qui en avait trois à elle seule, ne se rappelait pas l’avoir mise. Et ces deux jours sévillans, il n’avait pas eu le réconfort d’une présence attendue : José, le bon José, était en déplacement. Et toutes ces femmes qui jacassaient lui portaient sur les nerfs.

Les rires apaisés, il retomba dans son pessimisme. Il était aimé de Nadine, mais cet amour était chaque année menacé par l’absence et par les tentations qui pouvaient naître de la continence chez une fille sensuelle. Car il croyait connaître les femmes, il savait que si elle se donnait à un autre elle serait perdue pour lui. Il était aimé de Simonne, mais il ne l’aimait pas. Suzanne lui était presque indifférente, et il ne pouvait songer à Renée sans remords et sans dégoût. Quant à Henriette, depuis longtemps elle n’était plus sa femme que sur le papier. Tout cela ne lui permettait pas d’assouvir la dévorante faim d’amour qu’il avait au fond du cœur. Et il était mal vu de Dubart ! Et il ne pourrait pas continuer longtemps ce métier usant. Et que ferait-il ensuite ? Ah ! vivre sans penser, comme une bête, comme les idiots ! Un sourire de dérision lui vint à une idée soudaine : ces choses, surtout en ce qui concernait le domaine intérieur, n’existaient pas par elles-mêmes, mais seulement par la perception subjective qu’on avait d’elles. Et cette perception, soumise à l’humeur du moment, était changeante. Ainsi, il pouvait considérer qu’il était suffisamment aimé de Nadine pour qu’elle ne remît jamais son amour en question. De même, il était aimé de Simonne, au point qu’elle ne lui demandait rien et aurait pu tout lui donner s’il l’avait demandé. C’était donc agréable d’être aimé, quand tant d’autres ne l’étaient pas ! Suzanne était une excellente et précieuse amie, placée là où elle était, il pouvait prétendre avoir de la chance ! Renée ? Qu’il vînt à se souvenir avec précision de ses rapports avec elle, et ce serait un délicieux coup de fouet charnel. Et quant à Henriette, par le divorce il allait enfin sortir d’une situation fausse qui maintenait en lui un arrière-plan d’ombre, lequel n’avait jamais cessé de lui donner une vague nausée. Ils avaient un fils en commun, sans doute cela imposerait un minimum de avec elle, et pour longtemps. Devait-il s’en féliciter, ou le regretter ? Il ne savait pas. Sa situation de guide ? Un métier merveilleux ! Il voyageait gratis. Il allait visiter le Portugal gratis ! Gratis ? Que disait-il ? Non seulement l’agence lui payait ses frais de voyage, mais par-dessus elle lui versait une indemnité confortable, tout à fait confortable. Économisant ses forces avec

sagesse, il durerait plus longtemps que ses confrères, sa retraite n’était pas pour demain. Dubart ne lui était pas favorable ? Certes, mais sa mère l’était ! Et après tout, c’était elle la patronne de l’agence. Quand elle ne le serait plus, il y en avait d’autres qui, sur ses références et sa réputation, l’accueil-leraient à bras ouverts. Tout était donc pour le mieux ! Comme on retournait aisément les choses ⁸⁸ ! Pourquoi tant de perfection et de précision dans la machine corporelle et tant de flou, d’incertain, dans la machine mentale ? Cela n’allait pas ensemble ! Le Créateur avait-il raté cette dernière ?

Il glissa la main dans sa serviette. À Bordeaux, il avait quand même acheté un guide de voyage. L’étape du déjeuner était à Beja, qui était encore loin, il n’y avait aucune ville importante avant. Il s’assoupit un moment. Quand on roulait seul à l’avant avec le chauffeur, le dos tourné aux clients, dans le ronronnement du moteur et la chaleur du soleil que réverbérait le pare-brise, c’était une paisible jouissance de s’endormir à moitié. Mais, pas plus que le chauffeur, il n’avait le droit de s’y abandonner ; et les chauffeurs, qui craignaient une contagion catastrophique, n’aimaient pas cela. Tandis qu’il perdait conscience, un sens diffus du devoir le secoua. Avait-il dormi ? Le guide avait glissé à ses pieds. Il le ramassa, l’ouvrit et chercha longuement la page : l’ouvrage faisait fi de cet itinéraire mal venu. Il citait pourtant Aracena, à mi-chemin entre Séville et Rosal de la Frontera, où l’on pouvait voir la Grotte des Merveilles. « Tu as é Aracena ? demanda-t-il au chauffeur. – Non. – Nous en sommes loin ? – À une quinzaine de kilomètres. » Les visiterait-on ? On avait déjà plus d’une heure de retard. Une transmission de pensée ! Un voyageur l’interpellait : « Don Luis, nous visiterons la grotte ? – Oh oui ! » dirent plusieurs voix.

Il ne pouvait dire non. Tant pis pour le retard. Quoiqu’à chaque curiosité on perdît du temps, à cause du nombre. Mais oui, tant pis, après tout il la visiterait lui aussi ! Tout à fait réveillé, il promena son regard au-delà du pare-brise et de la vitre latérale : on traversait une sierra boisée, des orangers, des citronniers, des pins, des arbres, toujours des arbres, et la ligne onduleuse des coteaux, l’entonnoir des gorges, comme si des triangles de ciel bleu cherchaient à pénétrer la terre, il pensa que le plaisir du voyage, c’était surtout cela : rouler, avancer, sans cesse, une boulimie de nouveaux horizons. Higuera de la Sierra. Un petit village insolite, sans masures, sans fermes, des résidences coquettes, chacune dans un écrin de verdure sous le soleil, il en reçut un choc. Venir vivre là, s’y installer avec Nadine, loin des villes, une retraite heureuse parmi des Espagnols aisés, mais qu’avait donc ce Figuier de la Montagne pour lui toucher ainsi le cœur ? Il reviendrait avec Nadine, pour voir, pour s’informer. Oh oui, y revenir avec elle, y vivre sans l’avoir fait savoir à personne, tout oublier dans une nouvelle existence ! Un dernier coup d’œil, le petit paradis était é. Aracena. Louis fit stopper le car et demanda le chemin de la grotte. Un instant plus tard, il précédait ses voyageurs, joyeux comme une bande d’écoliers menés par leur maître, à chaque visite c’était le même élan puéril ; il en souriait, comprenant à quel point ils se sentaient loin du bureau, du magasin, de l’officine, des rues bruyantes et puantes de Paris. Ces voyages organisés avaient des avantages : on n’avait pas à chercher, parfois en vain, un hôtel, aucun embarras pour le change, pas de crainte non plus d’être grugé, et l’on ne risquait pas de manquer une visite ou un spectacle d’importance. Il paya à l’entrée, et ils pénétrèrent dans une suite de grottes illuminées, soudain silencieux, frappés et éblouis par ces beautés de la nature ; il y avait même un lac. « Stérile ! », avait précisé le guide local qui était accouru. On pénétra dans la grotte que le guide appela la salle des veuves. De tous formats, petits et grands, sculptés par la nature sur une grande paroi de roche avec une précision ahurissante, comme amoureusement, se dit Louis, s’étageaient des phallus au repos, avec leurs testicules pendants. Et pourquoi au repos ? Raidis, ils auraient plus éloquemment symbolisé la Vie ! Gênées après un timide regard, les femmes poursuivaient leur marche, tandis que lui s’attardait et réfléchissait aux desseins de l’entité hypothétique qu’on appelait le Créateur.

Ensuite, stalactites, stalagmites et concrétions multicolores le laissèrent froid. Il ne croyait pas qu’on pût voir ce spectacle phallique en aucun autre endroit de la Terre. Il tenta de se représenter ce qu’il aurait éprouvé si ç’avaient été des vulves au lieu de pénis, et il fut secoué d’un frisson. De retour dans le car, chacun conversait avec son voisin ou sa voisine. Il y avait enfin un esprit de groupe, comme si celui-ci ne formait désormais qu’un seul corps, Louis avait observé cela. Une animation fébrile régnait généralement après les départs et les visites, puis tout retombait dans le calme. Pensif, il revit la salle des veuves. Au fond, le spectacle de ces verges molles et imberbes était attendrissant, elles évoquaient des sexes de bébés, ces virgules de chair qui faisaient sourire les mères. Autrement représentés, se dit-il avec malice, la pudeur espagnole aurait interdit l’accès à ce mur lubrique, elle l’aurait mis sous clef, voire détruit. On traversait des bois. Sur la carte, jusqu’au Portugal, le tracé rouge était souligné de vert, et de fait c’était un régal des yeux. Longtemps, Louis ira. On approchait de la frontière. Il se leva : « Mesdames, messieurs, préparez vos eports, je vais er parmi vous pour les ramasser. – Est-ce qu’on risque d’être contrôlés pour nos achats ? demanda quelqu’un. – Non, nous sommes en transit. C’est au retour, à la douane française, que vous aurez à trembler. Mais je serai là. » Au rappel de ces achats, il se sentit tout guilleret : il avait en poche quelques beaux billets de commission, chacun représentait quelques pelletés de ciment ou quelques briques supplémentaires de la Quinta. Quarante eports, la pile était haute, elle lui arrivait au menton. Quand il voulut les déposer sur son siège, ils basculèrent et glissèrent de tous côtés, et ce fut une explosion de rires. Rosal de la Frontera (cf. carte p. 170). Rosier de la Frontière, après Figuier de la Montagne. Le car stoppa. Louis et le chauffeur se préparèrent à descendre. « Ne bougez pas, restez à vos places, recommanda Louis. Je vous rappelle

qu’ici, comme en Espagne, nous sommes dans un État policier, et qu’il est préférable de faire profil bas. » La douane espagnole franchie sans encombre, Louis eut la surprise d’entrer dans un no man’s land. Ces espaces déserts entre deux postes-frontières l’étonnaient toujours. Portugal, enfin c’était là. Chargé de ses documents, Louis entra dans le bureau de police. Après les Franquistes arrogants et rébarbatifs, les Portugais le laissèrent béant : jeunes, graves, à la fois calmes et attentifs, méticuleux, ils n’avaient rien de la rudesse et de la décision espagnoles, on eût juré des étudiants. Ils étaient lents, aussi, d’une lenteur exaspérante : sans cesse pressé par l’horaire, Louis se mit bientôt à bouillir d’impatience. Le chauffeur le rejoignit : « Ils n’ont pas de sang dans les veines, ces gars-là ! » dit-il tout haut, assuré de n’être pas compris. Un policier leva la tête et le foudroya d’un regard noir. Louis mit discrètement un doigt sur ses lèvres. Le temps ait. Le policier examinait les quatre premières pages de chaque eport comme s’il avait été mû par une curiosité avide. Il y en a quarante, nom de Dieu ! avait envie de lui crier Louis. « La valise, les grottes, et maintenant ça, à quelle heure on va bouffer ? » s’inquiéta à mi-voix le chauffeur. Par habitude, et pour tromper son attente, Louis observait les visages. Ces Portugais avaient une peau sombre, non pas bronzée, mais d’une douce couleur café au lait. Noirs de cheveux, pareils à des métis. Et ils étaient beaux. Ils sentaient, pensa-t-il, leurs tours du monde des siècles és, et les Indiennes, les Indonésiennes, les Africaines engrossées. La collection de timbres de son enfance lui revenait en mémoire : Angola, Mozambique, Goa, Macao, Timor… les petites images merveilleuses… Enfin libéré, laissant le chauffeur regagner le car, il a au bureau de change. Dix-huit escudos pour cent francs. Il s’étonna tout haut de ce taux qu’il trouvait exorbitant. Ce pays si pauvre…

« Ça, c’est Salazar ! répondit en français le changeur. Si vous en aviez un comme lui à Paris, votre franc serait le dollar de la Méditerranée ! – Oui, malheureusement nous n’avons que Faure ⁸ . Enfin, c’était lui quand je suis parti. Ça a peut-être changé depuis ! – Oui, il paraît que ça change souvent, chez vous ! » Le changeur parlait sans accent. Louis le complimenta. Le changeur sourit, flatté : « Dans l’enseignement, le français est la première langue. – Avant l’anglais ? – Oui, avant l’anglais. » J’ai beaucoup à apprendre sur le Portugal ! songea Louis. Il salua et partit. Tandis qu’il s’installait sur son siège, une idée lui vint. Il se tourna vers ses voyageurs : « Mesdames, messieurs, il faut que je vous fasse un aveu : tout comme la plupart d’entre vous, j’imagine, je n’ai jamais mis les pieds au Portugal. Je suis un spécialiste de l’Espagne. – On nous en a informés, dit un voyageur. – Je n’ai été prévenu de ce changement que la veille de notre départ. Mais soyez tranquilles, malgré ça, tout se era bien. – On a confiance en vous ! » s’écria une voyageuse. Qui avait parlé ? L’exclamation avait semblé venir du quatrième rang. Il y avait là un couple âgé, et de l’autre côté du couloir, deux dames, l’une grosse et mûre, l’autre… la quarantaine ? Peut-être pas. Il se rassit, content de lui, il aurait été puéril de tenter de donner le change, comme il l’avait fait avec succès, pensait-il, lors de sa première, et courte, visite de Gibraltar . Cette fois, ç’aurait été plus difficile, il lui aurait fallu tenir ce rôle

ambigu beaucoup plus longtemps. Alors que le car démarrait, il s’avisa qu’il ne pensait plus du tout au divorce, cette menace qui l’avait hanté ; il l’avait totalement oublié, sans doute à cause du grand nombre de ses voyageurs, qui était pour lui une préoccupation constante. Finalement, c’était un mal pour un bien ! On traversait l’agglomération. Il ouvrit de grands yeux : toutes les Portugaises qu’il apercevait étaient laides. Un changement brutal. Laides et mal fichues. Les Andalouses n’avaient pas de jolies jambes, mais elles étaient belles. Quoi, il suffisait d’une ligne frontière pour que tout fût à l’envers : d’un côté des jolies femmes et des mâles aux traits rudes, de l’autre des hommes beaux et des femmes au visage ingrat ? Les deux peuples ont été rivaux, et ils se sont toujours détestés, il n’y a pas eu de mélanges, pensa-t-il, tout en se disant avec satisfaction qu’il avait là matière à un petit exposé qui contribuerait à combler les vides. Il raconterait le partage du monde entre Espagne et Portugal en présence du pape, la línea divisoria ¹ tracée le long d’une carte étalée sur une table à tréteaux, encore un récit pittoresque qui enchanterait l’assistance, une assistance forcément captive, pas un de ses membres ne manquait pendant vingt jours. Vila Verde de Ficalho. Les maisons y étaient différentes. Leur style lui paraissait étrange, il n’avait vu cela nulle part, fallait-il le qualifier de colonial ? Il le considérait avec surprise, mais un étonnement plus subtil naissait au fond de luimême : il sentait que ce style lui était vaguement familier, comme s’il l’avait connu dans quelque vie antérieure. Toute simple, une façade d’église peinte de blanc, entourée d’une large bande sombre, comme la porte, c’était si singulier qu’on avait une sorte de recul instinctif devant. La campagne, elle, n’avait pas beaucoup changé, sauf une profusion de bosquets de jeunes eucalyptus aux larges feuilles grasses, d’un vert bleuté à l’endroit et cotonneuses à l’envers, et des cultures abondantes, Louis savait que, comme tous les peuples pauvres, les Portugais tiraient leur subsistance de leur sol. Je suis en pays portugais ! se répétait-il avec un étonnement qu’il trouva naïf, car, enfin, se disait-il, c’était toujours la terre de la péninsule, simplement la surface du sol qui continuait, les titres de possession n’y changeaient pas grand-chose. Mais bientôt deux soucis le détournèrent de sa contemplation rêveuse. Celui de

l’heure : ils n’arriveraient pas à Beja avant quinze heures. En Espagne, le retard n’aurait pas été considérable. Mais quelle était la coutume portugaise ? Second souci : celui de l’hôtel. Trouverait-il à Beja un plan de Lisbonne ? Son guide de voyage, semi-littéraire, n’en comportait pas. Errer à la recherche dudit hôtel, dans une grande ville inconnue, aurait été permis à ses voyageurs, pas à lui, il perdrait la face, il serait affreusement ridicule, même si nul n’oserait rire ni se fâcher, ils étaient prévenus. Cette ignorance-là affolait les débutants. Il soupira. En Espagne, il oubliait ces difficultés, son travail, qu’il connaissait par cœur, était devenu machinal ; ici, c’était comme s’il l’affrontait pour la première fois. Penser tout cela, mais garder un visage imible. « On arrive ! » dit le chauffeur. Au soulagement de Louis, le restaurant était situé sur la route même, ils n’eurent qu’à s’arrêter devant.

Le meilleur de la ville

signalait son livre, qu’il avait en main. Et ce n’était qu’une espèce de halte de routiers, qu’une gargote furieusement exotique, bien peu de touristes étrangers devaient er par là. Cette nouveauté insolite, Louis la respirait par tous les pores. Les gens, le mobilier, les plats, tant de singularité, était-ce là le Portugal profond ? Comme certains coins de la Manche ou de l’Estrémadure, à l’écart des grands itinéraires, étaient l’Espagne profonde ? Le vin, non plus, n’était pas le même : rose foncé, dans des bouteilles rondes et plates, pétillant, une limonade alcoolisée, mais avec la chaleur c’était bon à boire, désaltérant, ils en commandèrent un autre flacon. La nourriture, elle, était immangeable, il en resta dans toutes les assiettes. « Pire que les Espagnolos ! Ces Portugais ont l’estomac blindé ! » dit le chauffeur. Le patron, un gros homme ventru, s’empressait, tout gauche, il était un peu perdu, ces quarantedeux Français le plongeaient dans un émoi sans bornes, quel point d’arrêt Dubart était allé chercher là ! Par bonheur, on ne mangeait pas à la carte, il n’y avait pas à choisir, Louis échappait ainsi aux questions embarrassantes de ses vacanciers sur des plats qu’il découvrait comme eux. Ils étaient sans cesse avides de tout savoir, comme s’ils voulaient en avoir pour leur argent, et comme si leur sort

dépendait d’une connaissance universelle. Au dessert – heureusement des fruits –, Louis s’éclipsa, mais un quart d’heure plus tard revint bredouille : il n’avait pas trouvé de librairie dans la petite ville. Le patron comprenait l’espagnol, il lui confia son embarras. Sur quoi le gros homme l’invita à le suivre dans une pièce adjacente où, tout heureux, il lui remit un plan de Lisbonne, crasseux, râpé dans ses plis, ignoble. Au départ, il mesura la déception générale au niveau des conversations : quand le déjeuner avait été bon, l’animation du groupe était extrême, après celui-là ils parlaient à peine. Quelqu’un du fond posa une question que Louis entendit mal. Il se leva et avança dans le couloir pour mieux entendre. Au niveau du quatrième rang, une sorte d’avertissement intérieur lui fit baisser les yeux vers la voyageuse la plus proche et il reçut en plein visage un regard de feu. Un frémissement le secoua. Ces prunelles sombres exprimaient un appel, ce regard, lui semblait-il, était nu. Le choc n’avait duré qu’un fragment de seconde, il a.

⁸⁸ En langage populaire, c’est : voir le verre à moitié plein, ou à moitié vide.

⁸ Edgar Faure (1907-1982), président du Conseil de février 1955 à janvier 1956, avec René Coty (1882-1962) président de la République.

Cf. tome 23, 5e Époque, chap. 202, pp. 255-260.

¹ L’évènement, considérable, a lieu le 7 juin 1494 à Tordesillas, province de Valladolid, dans l’ancien palais construit un siècle et demi plus tôt par Alphonse XI de Castille (1311-1350). Le pape Alexandre VI Borgia (1431-1503), élu en 1492, est un natif du sol espagnol. Il agit sur la protestation véhémente de Jean II de Portugal (1455-1495), afin de rectifier la línea divisoria fixée l’année précédente, qui faisait la part trop belle à Isabelle de Castille (1451-1504) et Ferdinand d’Aragon (1452-1516). Il la déplace de près de 2 000 km plus à

l’ouest, ce qui, par la magie d’un trait de plume, fera tomber le Brésil, où Pedro Álvarez Cabral (1467-1520) n’abordera que six années plus tard, dans l’escarcelle des Portugais.

CHAPITRE 272

Après avoir répondu à la question qu’on lui avait posée, il nregagna pensivement sa place. Il avait besoin de comprendre ce qu’il lui arrivait, de revoir ce regard en lui-même, d’en dégager tout son sens, d’en envisager les conséquences ; tout à coup cet incident prenait en lui toute la place, il fut certain qu’il n’allait pouvoir songer à rien d’autre jusqu’à l’arrivée à l’étape. C’était probablement cette voyageuse-là qui s’était écriée : On a confiance en vous ! Elle était brune, ni belle ni laide, bien en chair, libre d’allures, une aisance négligente, il cherchait à se rappeler… Quel âge ? La quarantaine ? Il regretta d’avoir rendu les eports. Mais il avait une photographie de groupe prise à Grenade, à l’Alhambra, devant la façade d’un palais nasride. Il fouilla dans son porte-documents. On s’était costumés, endossant les vêtements mauresques d’apparat de l’époque : chasubles, djubbas, tuniques aux riches étoffes, bandeaux, turbans, diadèmes et colliers pour les femmes, lances pour les hommes – leur pointe avait été enlevée ou perdue. Les visages étaient lisses, marmoréens dirait-on, particulièrement le sien, c’était le résultat des retouches du photographe. Mais comme une bonne moitié du groupe avait refusé de se prêter à ce que certains avaient appelé une mascarade, sa voyageuse n’y était peut-être pas. Il chercha : elle y était (cf. cliché au dos, p. 182). Ce regard ! Il ne le retrouvait pas sur le papier glacé, mais il en était sûr, elle le désirait, c’était certain. Mais pourquoi se décidait-elle si tard à le provoquer ? Comme il était le guide et qu’il n’était pas déplaisant à voir, sur trente femmes elle n’était sûrement pas la seule à avoir, à un instant ou à un autre, imaginé une ade amoureuse, ou simplement, une heure, voire quelques minutes, d’intimité brûlante avec lui. Même sans aller plus loin. La plupart des femmes savaient se contenter du rêve. Mais celle-là avait l’air décidé. Il ne s’était pas plus préoccupé d’elle que des autres, le car n’était qu’un moutonnement de chevelures brunes, blondes, et surtout châtaines, mais il se rappelait vaguement avoir eu, précédemment, l’impression que celle-là savait ce qu’elle faisait et ce qu’elle voulait. Et ce regard n’était pas rêveur, mais d’une précision terriblement éloquente.

Costumes mauresques : Louis, debout, au milieu La voyageuse est au premier rang, accroupie, la dernière à droite

Bien, mais qu’allait-il advenir ? À moins qu’il ne s’agît d’un laideron ou d’une vieille, il était difficile à un homme normalement constitué de résister à une femme si elle s’était mise dans la tête de coucher avec lui. Et celle-là était justement de celles qui, dès son adolescence, l’avaient mis en émoi, et l’attiraient toujours : la femme de quarante ans, dans son réalisme, dans sa plénitude charnelle et dans l’épanouissement de sa libido, avant le commencement du déclin. Il lui apparut qu’à moins de se résoudre à er pour un imbécile et à se faire une ennemie, il pourrait partager son lit le soir même. Tromper à nouveau Nadine ? Cela se erait loin d’elle. Cela ne durerait pas. Cela ne serait qu’un de muqueuses et d’épidermes, autrement dit bien peu de chose auprès de la solennelle union des cœurs et des âmes, et la solidité de la durée, qu’il connaissait avec elle. Malgré tout, sur un autre plan, se jeter dans les bras d’une inconnue pouvait être imprudent. Sans savoir qui elle était, quels étaient ses pouvoirs, ses charmes, et s’il n’allait pas s’attacher à elle. Et si elle n’était pas de ces malchanceuses qui attiraient le malheur sur elle et son entourage. Bien sûr, quand une femme s’offrait, c’était une telle aubaine qu’on se précipitait tête baissée, il n’y avait qu’elles, les femmes, pour réfléchir avant. Autre chose encore : s’il se laissait aller, de même que, des années avant, une jeune fille… comment s’appelait-elle, déjà ?… Huguette !… de même qu’Huguette lui avait désastreusement masqué l’Écosse ², celle-ci lui masquerait le Portugal. Le Portugal était nouveau pour lui, comme l’était l’Écosse, jadis. Mais pourquoi se posait-il autant de questions ? Alors que, dans ses voyages précédents, trop heureux de profiter de ses bonnes fortunes, il laissait les évènements suivre leur cours. Il avait des heures devant lui pour aviser, mais dès à présent, accoutumé à suivre les méandres de sa pensée, il sentait naître en lui une curiosité sournoise. Elle était brune, donc sans doute ardente. Comment se comportait-elle dans un lit ?

Il voulut cesser de réfléchir et n’y parvint pas. La circonstance le plaçait devant un dilemme : accepter cette offre inespérée, et pendant deux semaines ce serait une exaltante aventure, ou bien la ref, et ce voyage se réduirait à une succession de corvées, et vers sa fin, sans doute, à d’amers regrets. Mais toutes ces réflexions étaient vaines. Dans quelques heures, au moment du coucher, quand il aurait à choisir entre dormir seul dans son lit et er la nuit dans les bras de cette voyageuse appétissante et d’apparence saine et robuste… un saint lui-même… Car il n’y avait aucun doute, cette femme s’était donnée en un seul regard. Louis tressaillit. Ferreira do Alentejo ! Des routes s’ouvraient de tous les côtés ! Laquelle prendre ?

Brutalement ramené à son rôle, il jeta un rapide coup d’œil sur la carte que, par précaution, il gardait sur ses genoux : « Tu prends la nationale 259, droit devant. » Il eut un soupir muet. Si le souci pressant d’un chauffeur était de partir en compagnie d’un guide expérimenté, le cauchemar d’un guide était de tomber sur un chauffeur qui débutait sur le circuit : il lui fallait être continuellement sur le qui-vive. À Grândola, il faudrait tourner à droite, et à Setúbal commencerait l’embarras, avec les bifurcations et les routes multiples, un véritable éventail comme autour de toutes les capitales. C’était une gageure que d’envoyer et un guide et un chauffeur dans l’inconnu. Cent cinquante kilomètres au plus depuis la frontière et l’on toucherait à la mer. Ce Portugal était un petit pays, vraiment, et l’on pouvait se demander comment l’ogre espagnol ne l’avait pas avalé depuis bien longtemps. Il eut envie de dire cela à ses voyageurs, et il le fit avec entrain. Tout petit qu’il était, le Portugal possédait le troisième empire colonial du monde, après l’Angleterre et la , et la chose s’expliquait aisément : d’une part les Portugais s’étaient trouvés à l’étroit sur leur bande de terre, d’autre part ils n’avaient rien voulu céder aux Espagnols. Et c’était vrai en tout. Ainsi on traversait une serra : en espagnol une sierra, et l’on retrouvait cette légère différence dans pas mal de mots. Là où les Espagnols prononçaient le son o, c’était ou pour les Portugais, et là où c’était ou

pour les Espagnols, les Portugais prononçaient o. Ce n’était pas surprenant non plus, les deux peuples étant comme chien et chat. Les Portugais avaient sciemment mutilé la langue de leurs puissants voisins, on sentait chez eux un complexe d’infériorité manifeste, lequel avait amené un complexe d’orgueil, seul capable de les conforter dans leur différence. Dans l’assistance, un professeur écoutait d’un air à la fois amusé et intéressé. Applaudi, il revint à la contemplation de la serra. Elle n’était qu’un désordre d’arbres. Où étaient les belles forêts de ou d’Allemagne : Compiègne, l’Argonne, la Forêt-Noire, où les fûts énormes s’alignaient comme des soldats à la parade. Et sa future maîtresse ? Allait-il tourner un madrigal rimé pour achever de la séduire, puisqu’il avait à sa disposition cette arme-là ? Il se souvint de Flora et du mot qu’il avait à dessein laissé sur la table, dans la chambre de l’hôtel meublé dont elle était la gérante et où elle venait faire son lit ³. En lui, une bouffée douloureuse monta de son é. Aujourd’hui, c’était une vieille. Ou bien elle était morte. Comme il l’avait aimée ! Non, il ne tournerait pas un madrigal rimé. « Tu roupilles ? » Le chauffeur tournait la tête vers lui. « Non. Pourquoi veux-tu que je roupille ? – Ben, comme ça fait longtemps que tu ne leur as pas fait de laïus, je pensais que… » Louis consulta sa montre. Une heure avait é, une heure de silence, c’était beaucoup, en effet. Mais que pouvait-il dire ? La conversation qu’il avait entendue à la douane, l’oreille aux aguets, alors que le policier examinait les eports, et que deux de ses collègues parlaient à côté, lui revint en mémoire. Une sorte de charabia espagnol. Et voilà, il tenait un sujet ! Il se dressa : « Mesdames, messieurs, je vous ai donné un tout petit aperçu sur une langue dont vous ne comprendrez probablement pas un traître mot. Si les gens d’ici nous ont fait l’honneur d’enseigner, dans leurs écoles, le français comme première langue étrangère, nous le leur rendons bien mal : personne, en , n’étudie le portugais. Mais je voulais ajouter que ce peuple est plus doux que son voisin. Il a notamment renoncé au raclement de gorge de la jota. Par exemple, nous sommes dans la province de l’Alentejo. Ce mot est rugueux chez les Espagnols, et ils n’en lâchent pas une syllabe. Eh bien, ici, on l’escamote, et

avec les changements que je vous ai déjà signalés, le mot devient : Al’téjou, une musique douce. Les Portugais, plus doux que les Espagnols, mais brouillons en diable. Avant la poigne de fer de Salazar, qui prend le pouvoir en 1933, régnait sur la Lusitanie la plus grande pagaïe politique d’Europe. Pis qu’en , ce qui n’est pas peu dire ! » Et Louis ne put s’empêcher de rire, imité par quelques voyageurs. Ayant ajouté quelques mots, il pensa avec satisfaction que son sommaire aperçu linguistique, habilement distillé, avait dû faire croire que si, comme il l’avait dit, il ignorait le pays, il en connaissait la langue. On pouvait se faire une réputation d’érudit à peu de frais. Une imposture ? Il en était de nécessaires pour réussir dans ce métier où, si l’on n’inspirait pas confiance, on était perdu. Setúbal (cf. carte p. 170). La première grande ville. L’éventail des routes. Tous les chemins le mèneraient à Lisbonne, mais un seul ne lui ferait pas courir le risque d’errer et de perdre un temps précieux. Il fallait retrouver la nationale 10 à travers le fouillis redouté des maisons. La peur le saisit de nouveau. S’il descendait pour s’informer auprès d’un ant, celui-ci ne comprendrait pas. Il y avait les écriteaux, mais à cinquante ou soixante kilomètres à l’heure, il suffisait d’une seconde d’inattention ou d’un regard inquiet posé du côté qui n’était pas le bon pour s’engager malgré soi dans un labyrinthe. Et ce chauffeur qui filait comme un sauvage ! « Ne va pas si vite, bon Dieu ! ». Pardessus le marché, ces chauffeurs ne se dirigeaient pas à la manière des guides, qui cherchaient les noms de villes, eux ne se fiaient qu’au numéro des voies : nationale tant. Un écriteau : Lisboa ! Ô chance ! « Vas-y ! C’est par là ! » Enfin, je suppose, ajouta-t-il in petto. On sortait de la ville, on traversait encore une serra. Il écarta violemment de son esprit le souvenir de sa voyageuse, auquel il revenait malgré lui. Pendant qu’il parlait, elle parlait, elle ne l’avait pas regardé une seule fois. Elle avait lancé son appel, c’était fait, à lui de comprendre et d’agir. Ce devait être une maîtresse femme. Mais peut-être avait-elle honte de sa hardiesse ? Fluide jusqu’à Setúbal, la circulation se faisait plus dense. Tout à coup – Louis le

vit le premier – apparut un bras de mer, bleu, ventru, somptueux, immense : l’estuaire du Tage. « Voyez, c’est le Tage ! Le Téjou, comme on dit ici ! Le maître-fleuve du Portugal !» s’écria Louis, enthousiasmé. « Quelle largeur ! C’est irable ! » ajouta-t-il. Sur l’autre rive s’étageait Lisbonne, bâtie sur plusieurs collines, comme Rome, sous un ciel bleu tendre qui lui rappela l’azur transparent de Cadix. Un panorama céleste, Louis regardait, il s’en emplissait la vue, c’était l’un des plus beaux spectacles qu’il eût vu. « Les Portugais ont volé cet estuaire à leurs voisins, dit-il avec le même enthousiasme. Vous avez vu la pauvre rivière encaissée qui ceinturait Tolède ? Du Tage, c’est tout ce qu’ils ont laissé aux Espagnols ! »

Cacilhas : c’était ici qu’on prenait le bac, et c’était de l’autre côté que commençait le Portugal des monuments et des villes, les visites touristiques, après les cultures et les bois. Une file de véhicules attendait sur le quai, il fallut prendre la queue. Vingt voyageurs armaient leurs appareils photographiques. « Ils ne feront vraiment le voyage qu’une fois rentrés chez eux. » murmura Louis avec un peu de mépris. Une nuée de bateaux et de remorqueurs sillonnaient l’immense embouchure. Sauf une longue coulée plus sombre qui devait marquer un haut-fond, l’eau était du même bleu pâle que le ciel. Louis pensa que cet estuaire était le trésor du Portugal, en aucun endroit d’Espagne on n’apercevait un spectacle aussi majestueux. Comment cet endroit aurait-il pu ne pas être un nid de navigateurs intrépides ? L’attente fut longue, et une fois de plus rendit Louis soucieux. Ici comme ailleurs, l’itinéraire établi par l’agence ne tenait aucun compte des intervalles et des retards, et il s’ensuivait pour les exécutants une constante hantise de l’heure. « Ils s’en foutent, à Paris, ils calculent ça le cul sur une chaise ! » grogna le chauffeur, aussi impatient que lui.

Enfin ils virent un bac accoster, et des hommes s’affairer à disposer une erelle entre lui et le quai. Le bateau dégorgea une suite interminable de voitures, puis celles qui étaient en attente commencèrent à embarquer. Vint leur tour : le car, avec pour seul occupant le chauffeur, avança au pas, et finit par se ranger sur le pont. Enfin la rive s’éloigna. Louis s’était discrètement réfugié à l’extrémité de la proue, pour être seul et irer à loisir. Ces gens qui parlaient étourdiment entre eux, face à ce site grandiose, ne savaient pas ce qu’ils perdaient. Le plan de la ville indiquait plusieurs débarcadères : Estação de Alcântara, Estação da Rocha, Estação de Sodré, Estação do Sul et Sueste, Estação de Santa Apolónia… il l’avait consulté avec désespoir. S’y reconnaîtrait-il ? Il craignait les réactions possibles du chauffeur, un nouveau ; ces primaires souvent mal embouchés ne se gênaient pas pour vitupérer tout haut un guide qui ne trouvait pas tout de suite son chemin. Il se raidit. L’enfant timide qu’il avait été n’était donc pas mort ? N’était-ce pas justement dans les difficultés qu’il faisait merveille ? Et dans la ville, après ce transbordement inusité, l’œil tantôt sur le plan, tantôt sur les plaques indicatrices, il dirigea magistralement son coéquipier, voilà, c’était simple comme bonjour, tous les obstacles n’étaient que dans l’esprit. Avenida da Liberdade, Victoria Hotel, ici finissait l’épreuve, Louis respira. Il descendit avec la certitude bienheureuse que le reste du voyage ne serait pour lui qu’un jeu. À l’intérieur, le personnel parlait français. Il s’était présenté l’espagnol à la bouche, et on lui avait répondu : « Parlez français ! ». Le groupe affluait, il distribua les chambres, soulagé de pouvoir contenter à peu près tout le monde, les hôtels portugais étaient moins fréquentés que ceux d’Espagne. Sa liste en main, il appelait et le concierge tendait la clef numérotée correspondante. « Madame Damon ! Madame Bardit ! Madame Lebras !… Madame Lebras. – Chambre trente-cinq ! – Merci ! » dit-elle, tandis que Louis baissait instinctivement les yeux. Un peu plus tard, comme il se disposait à retourner sur l’avenue pour s’occuper de sa seconde distribution, celle des valises, il se trouva nez-à-nez avec elle : sa

clef en main, elle l’agitait avec désinvolture. « Don Luis, vous connaissez le numéro de ma chambre, n’est-ce pas ? » Choqué, Louis bafouilla : « Euh… oui… oui… bien sûr !… – Alors, ce soir, onze heures ? – Oui… » souffla-t-il, abasourdi. Il ne la vit plus. Il fit signe aux deux criados qui, bâton de craie en main, se disposaient à l’accompagner jusqu’à la marée de valises qui encombraient le trottoir. À pied d’œuvre, tout en dictant les numéros, il tentait de recouvrer son calme. Elle ne perdait pas son temps, celle-là ! Quelle assurance ! On ne devait pas lui résister longtemps ! « Madame Lebras ! cria, l’étiquette sous ses doigts, l’un des deux garçons, penché sur une grande valise noire. – Chambre trente-cinq ! » répondit-il. La trente-cinq, c’était elle. Cette chambre, cette nuit ce serait aussi la sienne. Pas de voyage sans aventure, ce métier de guide était le roi des métiers.

² Durant l’été 1947, Louis y avait mené une caravane pour Tourisme et Travail. Caravane composée d’un jeune homme, Julien, et de deux jeunes filles amies, Yvonne et Huguette, sur laquelle Louis fera une fixation amoureuse. Mais celleci le dédaignera tout au long du voyage, une frustration qui lui gâtera grandement la découverte : cf. tome 18, 5e Époque, chaps 51-55, pp. 262-315.

³ Ce mot, c’était un simple : Je t’aime, écrit en grosses lettres sur son calendrier éphéméride : cf. tome 8, 2e Époque, chap. 18, p. 162. À une autre occasion, ce

fut une longue lettre pour lui faire partager ses alarmes : ibid. chap. 24, pp. 219220.

CHAPITRE 273

Le repas, des nourritures qui n’étaient pas les mêmes qu’en nEspagne, ou leur préparation, un goût surprenant, bizarre, c’était plus fin qu’à Beja, mais aussi exotique, cela pouvait faire plaisir les premiers jours. Le vin aussi, toutes les sortes de vin qu’on pouvait tirer du raisin à travers le monde, c’était prodigieux, l’homme était un petit dieu créateur. Hélas ! le temps, lui, n’avait que deux faces : il paraissait trop long ou trop court. Jusqu’à onze heures du soir, Louis avait oscillé d’un sentiment à l’autre. Le temps trop long quand le saisissaient la curiosité et le désir, le temps trop court quand il se mettait soudain à redouter les dangers de l’aventure, et la peur, alors, lui crispait le ventre. Mais il avait dit oui, et il n’était pas pensable qu’il pût se dérober et infliger ainsi à cette femme un inable affront. Elles se permettaient aisément de le faire, elles, un homme non. Il consulta sa montre. Il était onze heures moins dix. Il acheva de se raser, se donna un coup de peigne. Il s’était mis en pyjama et il avait é son complet par-dessus – il ne fallait quand même pas afficher une certitude infatuée et finalement méprisante –, après avoir procédé à une soigneuse toilette intime. Au cours de laquelle il s’était dit qu’elle devait être en train d’en faire autant et que cette occupation préparatoire avait un côté déplaisant et ridicule, qu’elle jetait un léger froid. Il s’agissait d’être plus propre que d’habitude, ce qui pouvait laisser supposer qu’à l’habitude on ne l’était pas tout à fait. Pauvre sexe, peut-on t’en vouloir de tes sécrétions malodorantes ? avait-il murmuré en lui-même. Onze heures. En pantoufles, et négligeant l’ascenseur par prudence, il monta silencieusement un étage. Le plus important était que personne ne le vît frapper à la porte du trente-cinq : noctambules regagnant leur chambre ou voyageur se rendant aux toilettes en tenue de nuit. C’était une question de chance ou de malchance. Dans sa surprise, il avait oublié de recommander à sa madame Lebras de laisser sa porte légèrement entrouverte, comme il l’avait déjà fait dix fois avec les autres. Trente femelles : trente jalouses à l’affût, avec ce guide tout petit mais galant, et pas vilain garçon, qui avait mis ou mettrait la main dessus ? Il s’engagea dans le couloir. Un peu amusé, il retrouvait des sensations d’autres fois éprouvées : la lumière tamisée des veilleuses, les bruits assourdis de la rue, un rais de clarté sous une porte, un ronflement proche, la marche précautionneuse, l’esprit de conquête, le contentement de soi, une curiosité

ardente, une équipée romanesque. Connaître cela à répétition, au lieu de végéter dans une existence grise, quel don de la Providence ! De son majeur replié, il frappa trois coups discrets. La porte s’ouvrit aussitôt, elle devait être à côté, à attendre, à guetter, sans doute aussi peu soucieuse que lui de s’attirer les médisances, quoiqu’elle n’eût pas, elle, de responsabilités. Elle était en peignoir vert, très sobre. Ni poudre de riz ni rouge à lèvres. Il eut à peine le temps de penser : Toi, c’est du décisif : ou tu refuses ou tu acceptes, si tu acceptes, tu me prends telle que je suis. C’est ce que nous allons faire ensemble qui compte, et pas les chichis, elle lui mettait les bras autour du cou et elle lui prenait la bouche. Une idée fugitive lui traversa l’esprit : qu’elle était plus homme que lui et qu’il était plus femme qu’elle. Mais le désir jaillit, il se débarrassa très vite de ses vêtements, tandis qu’elle quittait son peignoir sous lequel il ne fut pas étonné de la voir nue, et enlacés, ils se renversèrent sur le lit. Ils savaient tous deux pourquoi ils étaient ensemble. « Appelle-moi Jenny. » ditelle entre deux baisers. Il cherchait son sexe, elle saisissait le sien. À deux reprises ils connurent une extase commune, puis le repos bienheureux. Souple et robuste, Jenny avait été une partenaire active, elle avait pris sa part de la gymnastique amoureuse, et enserré dans ses cuisses musclées Louis avait apprécié cette initiative à laquelle il n’était pas accoutumé et qui témoignait une ardeur émouvante. Parvenue à son éclatante maturité, cette femme savait aimer avec sa chair. Elle ne se levait pas pour courir vers la salle de bains, elle lui ait son bras autour des épaules, et tout de suite le tutoiement. Il s’émerveilla de cette familiarité instantanée, miracle de l’étreinte qui obtenait sur-le-champ plus que n’eussent donné vingt ans de relations professionnelles. Elle était infirmière libérale, attachée ni à un hôpital ni à une clinique ; elle travaillait uniquement la nuit, parce que le service était payé double. Elle s’occupait d’une personne âgée qui dormait peu, dans une famille d’avocates de mère en fille. Elle habitait le seizième, à deux pas du bois de Boulogne, et de ses employeurs. Songeant à son besogneux vingtième, Louis fut un peu saisi. Embarrassé d’achever sa phrase, il se retint de lui demander pourquoi elle ne s’était pas déclarée avant le Portugal… Elle parlait avec un naturel qui l’étonna, surtout quand elle lui dit, en rappelant le début de leur voyage : « Quand tu es entré dans le car, j’ai su aussitôt que tu pouvais tout te permettre

avec les femmes, qu’aucune ne pourrait te résister. » Flatté, il sourit, et pensa : Elles ne pourraient me résister que si je faisais leur siège. Ce qui n’est pas le cas ! Le mot semblait sincère ; s’il l’était, il lui ouvrait des perspectives, pût-il ne jamais l’oublier ! Elle n’avait pas d’enfant. Elle était divorcée depuis quinze ans, et trop heureuse de sa liberté conquise pour l’aliéner une seconde fois. « Je fais ce que je veux, où je veux et quand je veux. Il faut être fous pour vivre complètement ensemble ! – Pourvu que tu baises de temps en temps ! » dit Louis. Ils rirent. « Mais non, tu sais, toi, je t’aime, ça fait déjà huit jours ! – Alors c’est du solide ! dit Louis en riant de nouveau. – Méchant ! » soupira-t-elle, et elle l’embrassa avec élan. Plus grande, elle se blottissait contre lui, les jambes repliées. « Et toi, tu n’avais pas jeté les yeux sur moi ? – Vous étiez trente !… – Tu es un drôle ! Est-ce que tu comptes tes conquêtes ? Je suis quel numéro ? – Tu es hors concours, ma chérie. – Flatteur ! Si les autres savaient que tu es dans mon lit, elles en feraient une jaunisse ! » Vers minuit il avança timidement qu’il serait peut-être préférable qu’il allât dormir seul : « Si je reste avec toi on ne va pas fermer l’œil, et demain mes trente-neuf istrés me trouveront complètement éteint. Je me dois aussi à eux, tu comprends ?

– Tu as raison, mon chéri, va dormir. Va rêver que je t’aime, et quand tu te réveilleras, tu sauras que c’est vrai ! ». Ils s’embrassèrent.

Dans sa chambre, Louis se coucha et ferma les yeux. Mais le sommeil ne venait pas. Par une fantaisie de sa mémoire, il s’était mis à évoquer les hivers parisiens, ceux qu’il avait vécus durant presque deux décennies. Des hivers où il s’efforçait de suivre une stricte règle de vie ⁴, celle qu’il avait même tenté de faire partager à Cuerda ⁵, un collègue, celle aussi qui faisait précisément défaut à la masse de ceux qu’il côtoyait dans la rue, au bureau : des Parisiens, des banlieusards, qui dormaient la fenêtre fermée, qui se levaient au dernier moment, qui s’habillaient en rechignant, qui se lavaient juste ce qui se voyait, qui avalaient un bol de café tiède pour aller plus vite, qui s’engouffraient dans l’autobus, dans le métro, une heure perdue, ou davantage, à essayer de lire un journal, pour oublier. Oublier les traites, le loyer, les impôts, la femme fatiguée, quelquefois malade, les enfants livrés à eux-mêmes – on ne pouvait pas être à la fois au travail et à la maison –, les compagnons de chaîne, leurs défauts exaspérants, et toujours les mêmes à côté de soi ! Et il fallait respirer la fumée de leurs cigarettes puantes, et ils vous aient leurs rhumes ; et cet estomac qui ne digérait pas bien, et cette bronchite qui n’en finissait pas, et la dureté des temps, la vie grise… Lui en était sorti, aujourd’hui c’était tout le contraire : la course incessante dans la nature, avec un chauffeur, les pays étrangers, ceux du soleil, et ce qu’ils avaient de plus beau, les palaces et leurs nuées de domestiques, les repas gargantuesques, les vins fins, des amis partout, une existence de millionnaire sans le souci d’une fortune, et personne au-dessus de lui, une fois dans son car, il était le seul maître. Et des compagnons de voyage toujours nouveaux. Et les femmes ! Ah les femmes ! La différence était sans borne, la faveur de la Providence s’était fixée sur lui. Et pourquoi ? Il médita. Et soudain il ralluma la lumière : le besoin de penser par écrit :

Mon existence décousue m’intrigue. Je lui cherche un fil conducteur. Je ne crois pas que nos décisions viennent uniquement de nous-mêmes. Qu’elles ne nous soient pas littéralement dictées par des puissances inconnues, peut-être bien, mais sûrement inspirées par elles. Nous sommes intégrés dans le corps du

Cosmos, dans son intérieur, donc soumis à ses lois. Lois sur lesquelles nous n’avons aucun pouvoir. Nous agissons forcément en conformité avec elles. Nous sommes donc dirigés. Si elles ont fait bifurquer ma vie, est-ce parce qu’elles me destinaient à une mission plus utile que celle d’aligner des chiffres huit heures par jour ? À ceux de ma famille maternelle qui trouvent que j’ai été fou d’abandonner mon métier ager de petit fonctionnaire, je pourrais répondre : « Ce n’est pas moi qui l’ai voulu, je me suis laissé guider ! ». Mais ils ne comprendraient pas…

Il éteignit et songea. Il avait trouvé une lettre de Nadine au bureau de l’hôtel. Un voisin, disait-elle, était mort d’un cancer foudroyant. Ce don de guérir qui, peutêtre, était le sien – il l’oubliait sans cesse quand il était confronté à la maladie –, pourrait-il avoir quelque effet sur un cancer ? Une soudaine prolifération anarchique de cellules, un dérèglement dont on ignorait la cause, sinon que le monde des microbes, des virus, semblait y être étranger. Ce monde infinitésimal, et infiniment redoutable, habitait lui aussi la planète. Une planète fourmillante de vies. Comment pouvait-elle porter tout cela ? Tant et tant qu’il n’y avait pas assez de place ni assez de nourriture pour tout le monde. Ce n’était pas : « Aimez-vous les uns les autres ! », c’était : « Mangez-vous les uns les autres ! ». Le Créateur n’avait que faire des paraboles du Christ. Et pour compenser leur apparente vulnérabilité, il avait donné aux minuscules, outre l’invisibilité, des armes mystérieuses contre lesquelles l’homme se battait depuis la nuit des temps. Mais quelle heure pouvait-il être ? Déjà cette femme le faisait coucher à des heures impossibles. Elle avait un appartement bien placé dans Paris. Qu’adviendrait-il du sien, après le divorce ? Il n’avait pas les moyens de conserver un pied-à-terre à Paris, ni de descendre à l’hôtel entre deux voyages. Ces intervalles étaient trop fréquents, et duraient souvent plusieurs jours. Une solution idéale : une maîtresse indépendante chez qui il logerait à chaque retour. Il lui fallait s’attacher à cette Jenny ! Avec ses allures désinvoltes, son esprit de décisions, son amour du plaisir, à tout cela s’ajoutant qu’il ne pourrait être avec elle que quelques jours par mois, ce serait difficile. Il se tourna résolument sur le côté et ramena ses genoux en chien de fusil. Étaitce parce qu’elle imitait celle, bienheureuse, qu’il avait eue dans le ventre de sa mère ? cette position dite du fœtus l’emportait infailliblement dans le sommeil.

Jenny, Simonne, Nadine… Le bonheur d’être aimé des femmes…

⁴ Règle qui comportait, en particulier, un lever tôt, la gymnastique, la douche froide…

⁵ Cf. tome 10, 3e Époque, chap. 37, pp. 319-320.

CHAPITRE 274

Non plus le bac où trônaient les voitures et les cars énormes, net où l’on ne faisait que se faufiler entre eux, mais les bateaux à agers où, par deux fois, Louis s’était mêlé avec ravissement au menu peuple qui allait et venait d’un côté à l’autre de l’estuaire. Il y avait beaucoup d’enfants, et des mères attentives. Et tout ce petit monde était très proprement vêtu, beaucoup d’employés sans doute, mais il était imprudent de juger une population sur les habitants de sa capitale, il savait que ceux-là étaient toujours les plus convenables et les plus élégants. À Paris, même en semaine, lui ne cessait pas d’être sur son trente et un, c’était en devenant parisien qu’il avait appris à renoncer au costume du dimanche. Peu accoutumé à de tels transbordements, il savourait cette traversée qu’il trouvait merveilleuse. La mer de Paille, ainsi nommait-on cet immense estuaire. Voyage féerique, pour la première fois il bénissait Dubart. D’abord conseillé par le concierge de l’hôtel, le chauffeur l’avait emmené déguster du bouquet grillé dans un estaminet de Cacilhas, beaucoup, lui avait-on dit, se déplaçaient tout exprès. Des crevettes énormes, qui demeuraient roses après être ées au gril, une carapace qui s’enlevait toute seule, et un vin fumé bizarre, Louis avait laissé son co-équipier vider la bouteille ; avec les facilités dont il jouissait, c’était dommage, pensait-il souvent, d’aimer aussi peu le vin. À la seconde sortie, il était parti seul. Il y avait mieux à faire qu’à s’en aller s’asseoir à une table de bistrot, il voulait marcher et voir. Et ce qu’il avait vu en haut de la falaise l’avait plongé dans une surprise émue : un petit cimetière net, soigné, sous une grande lumière, une allée courbe, étroite, et minutieusement pavée, bordée de mausolées, tous de mêmes dimensions, de forme haute et de toit très incliné, on eût juré une rue, avec ses trottoirs, car il y en avait, et ses maisonnettes, une par famille. Étranges mausolées sans porte, on entrait dedans avec précaution, comme si l’on pénétrait sur le terrain d’autrui, et il n’y avait pas de caveau, simplement des rayons d’étagères de bois verni sur lesquels, les uns au-dessus des autres, reposaient les cercueils luisants, leurs poignées astiquées comme si les membres de la famille venaient là armés d’un chiffon à poussière. Qu’ici on était près de ses morts, une simple paroi de chêne ou d’ébène ! Tous à l’abri de l’appétit dévorant de la terre, ogresse prodigieuse qui commençait par

ronger l’obstacle, la boîte funèbre, comme un rat monstrueux, avant de s’attaquer à la pourriture mouvante, à l’instar d’une hyène affamée. Il avait pensé aux siens, son père et son frère, digérés par elle depuis longtemps. Ce petit cimetière était si propre qu’il en était presque gai. Au retour, fatigué de marcher, il s’était arrêté à une station et il avait été étonné d’y trouver les bus à impériale qu’il avait connus à Londres . On lui avait ensuite dit que la municipalité achetait ses autobus là-bas. Il avait monté avec délices le minuscule escalier tournant. D’en haut, le défilé des rues était un spectacle, à les surplomber cela changeait tout. Il rayonnait, il avait déjà tant vu, et c’était encore du nouveau ! Descendu au point culminant de la somptueuse avenue de la Liberté, depuis la statue de Pombal ⁷, le souffle coupé, il avait longuement contemplé la coulée de la ville vers la mer de Paille : avec, au loin, la tour de Belém ⁸, adorable sentinelle de pierre blonde au bord des eaux – Belém, c’était, à la mode portugaise, Bethléem, et Bethléem signifiait maison du pain, avait-il expliqué à ses voyageurs, ainsi s’affermissait sa réputation d’érudit jamais à court –, et la sublime place du Commerce, terre-plein dallé qu’un seul pas d’homme séparait de la mer. Au programme, Dubart, fastueux, offrait une soirée au cabaret. Maudit par les guides frustrés d’une partie de leurs gains, et par ses concurrents qui, bientôt contraints de l’imiter, le vouaient aux gémonies de la faillite, il avait été le premier à truffer ses circuits d’attractions gratuites. Un guide local avait donc emmené le groupe au sommet d’une des collines, dans un quartier étonnamment crasseux, mais ce devait être un attrait de plus pour les noctambules fortunés de Lisbonne. Une salle à recoins, obscure et enfumée. La seule clarté était celle d’une bougie allumée sur chaque table, et l’on buvait entourés, de l’une à l’autre, d’un halo de pénombre. Qu’on était loin des danses endiablées de Séville, des appétissantes et fougueuses Andalouses dont les robes à volants descendaient jusqu’aux chevilles, et qui ne parvenaient pas pour autant à donner l’illusion qu’elles étaient grandes ! Accompagnée de guitaristes sobrement vêtus, elle-même dans une robe noire, une chanteuse en cheveux, les traits empreints d’une gravité presque religieuse, avait égrené une suite de mélopées aux notes tristes. Saisi, Louis avait demandé à son collègue portugais si rien ne viendrait égayer cette soirée lugubre. Celui-ci avait répondu que non, et que le fado était l’expression

de l’âme portugaise, à jamais nostalgique d’une grandeur perdue. Sur quoi, profitant d’une pause, ils avaient, à mi-voix, débattu de la grandeur, Louis soutenant que le gouvernement d’un seul était seul capable de mener un pays à de hautes destinées, que s’ils étaient deux ou davantage à décider, ils se contredisaient et ne faisaient plus rien de bon. Sur quoi le guide local, qui parlait fort bien le français, avait répondu que le gouvernement d’un seul pouvait aussi bien conduire au désastre. La reprise des fados les avait interrompus.

Les visites avaient été quelque peu décevantes. Détruite par son tremblement de terre de 1755 – séisme, raz-de-marée, incendies, attaquée à la fois par la terre, l’eau et le feu, la ville avait littéralement disparu –, Lisbonne n’offrait pas à la vue les rides expressives d’un é lointain. Le Musée des Carrosses royaux avait pourtant fait béer tout le monde : ces carrosses, d’un luxe extravagant… ce ne pouvait être que par une aberration sadique que les souverains offraient ce spectacle à un peuple qui n’avait même pas de quoi manger, et qui ne pouvait les acclamer au age que par une inconscience flagrante. Louis avait continué à s’échapper comme il avait pu, pour se livrer à son plaisir de marcher dans la ville, de s’attarder sur les places. La place du Rossio l’avait séduit à l’égal de la place du Commerce. Il était retourné à cette dernière, et il s’était félicité de l’avoir fait de bon matin, alors que ses voyageurs dormaient encore. Tandis que le disque du soleil émergeait au-dessus des collines, venues de la mer, des paysannes étaient apparues, larges d’épau-les et de hanches, la poitrine plantureuse, de gros mollets galbés sortant d’une épaisseur de jupons, avec sur la tête, posée sur une couronne de liège, elle-même coiffant un fichu de laine noire, une énorme corbeille d’osier aussi haute que leur buste. Des portefaix femelles. En file indienne, droites comme des i, elles marchaient pieds nus sur les dalles, d’un pas balancé et sûr. L’odeur de marée qu’elles laissaient dans leur sillage laissait présager le contenu des corbeilles : des produits de la mer : poissons, crustacés, algues… Louis était aux anges, il eût donné cher pour les voir nues. Des cariatides. Il n’eût pas pesé lourd entre leurs bras. Brunes et opulentes, sans doute aussi proches de la nature que des bêtes. Plus loin et plus tard, autre émoi : flanquée de trois religieuses pareilles à des nurses, une troupe de petits orphelins s’étirait sur le trottoir, par rangs de deux, propres à ravir dans leurs tabliers roses à carreaux, tous le crâne tondu à ras, et c’était là, avait pensé Louis, leur véritable uniforme, plus que leurs tabliers roses.

Ils devaient souffrir de n’avoir pas de chevelure et comprendre que c’était cela qui les mettait au ban de l’enfance vraie. Il se rappelait, chez le coiffeur : Papa, dis au monsieur qu’il m’en laisse un peu ! ¹ Mais, intraitable, Joseph n’ettait qu’un tout petit toupet devant, ô supplice de son enfance ! Comme toujours et partout, dans les beaux quartiers, les vitrines offraient, à des prix inaccessibles, quantité d’objets ravissants et inattendus qu’on ne trouvait nulle part ailleurs. Louis, captivé, les avait regardés un long moment avant de se convaincre qu’ils ne lui serviraient de rien. Il était rentré à regret. Était-ce l’enflure démesurée du Tage, ou la douceur de la lumière ? Lisbonne lui inspirait un attachement qu’il n’avait ressenti dans aucune autre capitale. Dans ce qu’il appelait l’album mental de ses souvenirs, nul doute que Lisbonne s’inscrirait à la page d’honneur, au même titre qu’Édimbourg¹ ¹, qu’il avait tant aimée. Et ceci en dépit du fait que, contrairement à l’Espagne, il se sentait curieusement étranger parmi les Portugais. Il avait fait du change dans une banque du centre, où il avait dû attendre. Observant à loisir un alignement de guichets cossus, il lui avait semblé respirer l’odeur des grosses fortunes : probablement à cause de ses colonies, ce petit pays possédait de grandes banques, parlantes étaient sa rue de l’Or – rua do Ouro – et sa rue de l’Argent – rua da Prata.

Mais tout cela ne lui masquait pas ce qu’il considérait comme l’essentiel de son temps présent. Cet essentiel, c’était Jenny. Il ressentait au plus profond, en effet, que tout restait secondaire au regard de son rapprochement avec une femme. Et non pas seulement celui des corps, mais celui du cœur et celui de l’esprit, les trois lui paraissaient indissolubles, c’était un tout, autrement il trouvait que la conquête n’en valait pas la peine. Jenny se révélait une maîtresse surprenante. Ces deux jours, elle partageait les allées et venues de ses compagnes de voyage sans trahir le moins du monde qu’il était plus que son guide, alors que lui vaquait à ses besognes sans l’oublier un instant. Le soir venu, il la rejoignait et elle l’accueillait dans son lit avec une calme tendresse, comme s’il avait été son amour de longtemps. C’était reposant, c’était même ce dont il avait besoin après ses dures journées. Mais l’exaltation

de la nouveauté s’était vite tarie, l’impression un peu décevante qu’il éprouvait auprès d’elle était celle d’une excellente camarade qui, pour lui être agréable, le laissait jouir de son corps. Une camarade fidèle qui, l’ayant choisi, n’allait pas voir ailleurs. Ce n’étaient ni la ferveur caressante de Nadine, ni l’humilité de Simonne, ni la hardiesse de Renée, ni la soumission de Maruja, ni l’insignifiance de Suzanne et de quelques autres dont il ne gardait même pas de souvenir. Encore un type de femme qu’il n’avait pas connu jusque-là. Le moment des caresses é, elle parlait avec un bon sens et un calme de bonne ménagère, ses opinions étaient à la fois sensées et réalistes. Elle faisait l’amour sans dire une seule fois : je t’aime, et cependant il sentait se nouer en elle un lien qui tenait davantage de l’amitié ou de l’attachement conjugal que de la ion amoureuse. Deux journées n’étaient évidemment pas suffisantes pour juger valablement de ces choses, mais il en était déjà sûr : elle ne porterait pas ombrage à Nadine, elle n’était pas de ces femmes qui occupent toute la pensée. Il était simplement revenu avec elle à sa tranquille habitude d’avoir plusieurs maîtresses à la fois. Sans qu’il le voulût, et sans qu’il fût ou se crût un foudre de conquêtes, par une sorte de fatalité persistante, cela se trouvait ainsi, et rien de plus. À minuit, rentré chez lui et un peu las, telles étaient les pensées qu’il remuait avant de dormir, à la veille de quitter Lisbonne. Mais désormais, à Paris, Simonne, Suzanne, Jenny… et Renée qui n’avait pas l’air de désarmer… cellelà, au fond… Au fond, entre toutes, y compris Nadine, c’était la seule qu’il désirait vraiment, parce qu’elle était la seule ardente au plaisir. Si un jour il faisait fi de ses scrupules et se laissait aller à des relations suivies avec elle, alors Nadine aurait à craindre, alors Nadine serait en danger. Avant d’éteindre, il relut une lettre qu’il avait trouvée dans son casier quelques heures avant. Hélène avait quitté Esclarmont, et à peine à Saint-Valat elle avait fait une chute et s’était cassé une jambe. Prévenue par télégramme, Nadine avait aussitôt laissé le maçon à ses travaux de finition et elle avait ret sa mère. Sans qu’il sût pourquoi, Louis n’aima pas cela.

Lors de son voyage en Écosse comme caravanier : cf. tome 18, 5e Époque, chap. 53, p. 282.

⁷ Sebastião José de Carvalho e Melo, comte d'Oeiras et marquis de Pombal (1699-1782), est considéré, pour son œuvre de redressement du pays, comme l’un des hommes politiques portugais les plus importants.

⁸ La tour de Belém, haute de trente-cinq mètres, forte de trois étages et d’une terrasse supérieure panoramique, fut érigée entre 1515 et 1521 par Manuel Ier (1469-1521), roi de Portugal. Elle était destinée à défendre l’entrée de Lisbonne et l’intégrité du monastère des Hiéronymites, à quelques centaines de mètres de là, dont la construction, entreprise en 1501 pour fêter le retour d’Inde du grand navigateur Vasco de Gama (1469-1524), s’étendit sur tout le XVIème siècle. Ces deux bâtiments résistèrent au tremblement de terre de 1755, qui détruisit une grande partie de la ville. Ils sont aujourd’hui classés au patrimoine mondial par l’UNESCO.

Genre musical typique constitué de chants populaires au thème mélancolique, accompagnés d'instruments à cordes.

¹ Cf. tome 1, 1re Époque, chap. 9, p. 89.

¹ ¹ Toujours durant son été de caravaning (ce volume, chap. 272, p. 183, note 92) : cf. tome 18, 5e Époque, chap. 56, pp. 321-325.

CHAPITRE 275

Louis gravissait la pente par des venelles pleines d’ombre et nde recoins où il devinait des tas de détritus qu’il heurtait parfois du pied sans les voir. Les maisons étaient vieilles, leurs murs lépreux, plus il montait et plus le sol était accidenté et la nuit plus noire, les lumières plus rares et les ages plus étroits, il devait avancer d’un pas moins sûr, deux fois déjà il avait failli trébucher sur il ne savait quoi. Il trouvait cette ville de Coimbra singulière, bâtie en amphithéâtre abrupt, non pas devant la mer, mais devant un fleuve qui portait lui-même le nom étrange de Mondego , un Mondego qui roulait des eaux larges et calmes. À deux cents mètres au-dessus, le désordre des constructions au sommet jurait avec les bâtiments massifs et majestueux de l’Université. Dans la journée, il avait eu le bonheur d’assister à un défilé d’étudiants en cape et redingote, et l’un d’eux, audacieusement abordé, lui avait révélé, en excellent français, la signification des rubans multicolores accrochés à leur béret : rouge, c’était le Droit, bleu foncé, les Lettres, bleu clair, les Sciences, jaune, la Médecine, blanc et bleu, les Mathématiques. Il avait appris aussi que les étudiants, c’était la coutume, n’avaient qu’une seule cape et une seule redingote pour toute leur scolarité ; il était glorieux qu’elles fussent élimées, c’était le signe d’une ancienneté enviée. Dans l’après-midi, le groupe avait visité l’Université : ses salles, son immense et somptueuse bibliothèque, et sa chapelle, c’était dans les pays pauvres qu’on voyait les monuments les plus énormes et les plus opulents. Mais c’était le Portugalete qui l’avait séduit, et même plongé dans le ravissement. Quand il se le rappelait, un sourire lui échappait encore : une sorte de village de pavillons qui semblait avoir été édifié pour une tribu de nains ou de poupées, chacun représentatif d’une des nombreuses colonies portugaises, et tous garnis d’ornements et d’armes exotiques, de spécialités africaines ou extrême-orientales. Vraiment un village de poupées, les Portugais avaient fait mieux que leurs voisins avec le Village espagnol ¹ ² de Barcelone. Maintenant, il n’y aurait rien avant Porto. De quoi respirer. Il avait l’esprit un peu perdu, dans ce Portugal étriqué, toutes les curiosités du é étaient

concentrées sur deux cents kilomètres, entre Lisbonne et Coimbra. Autant les étapes étaient longues en Espagne, autant elles étaient courtes au Portugal. Autour de Leiria (cf. carte, p. 170), dont la reconstruction du château médiéval sur ses ruines venait enfin de s’achever, il y avait eu Batalha et son monastère. Batalha : centre des batailles pour la succession¹ ³ entre deux Jean Ier, celui de Portugal et celui de Castille, une rencontre rare. La dernière et la plus décisive : celle d’Aljubarrota, à une quinzaine de kilomètres de Batalha, en 1385, la victoire des Portugais, menés par Jean Ier et le connétable Nuno Álvarez, sur les Castillans, l’indépendance pour deux siècles, tout le pays agenouillé devant ce souvenir. Et Fátima ¹ ⁴ – qu’était-on allé faire à Fátima ? – avec son sanctuaire d’une banalité affligeante, son esplanade d’autant plus nue qu’elle était immense, et pas un pèlerin sur le million qu’elle pouvait contenir. Et ces robinets dérisoires où coulait parcimonieusement une eau de pèlerinages, encore fallait-il presser le robinet pour qu’elle apparût. La Sainte Vierge avait choisi là un endroit bien ingrat pour opérer un de ses miracles. « Ça valait pas le coup ! » avait dit le chauffeur. Le soir, dans le lit, Louis en avait parlé à sa nouvelle conquête et il lui avait expliqué que la réalité ou l’imposture de ces miracles n’avait aucune importance, que les vrais miracles, c’étaient ceux que leur foi aveugle provoquait par la suite chez les pèlerins. Et Nazaré ¹ ⁵, un village de pêcheurs à nul autre semblable, hors du monde et du temps. Avec ses attelages de bœufs qui tiraient les bateaux sur la grève, les sabots noirs trouant le sable ; ses femmes aux sept jupons de laine superposés qui leur donnaient l’air de ballerines d’opérette rustique ; ses pêcheurs à piquants de barbe, la plupart gros, au long bonnet à pompon qui retombait sur l’épaule et leur servait de poche principale ; ses grands filets traînés par des théories de femmes arc-boutées. Louis en était resté fasciné. Et ému par les soubresauts des poissons agonisants dont les écailles luisantes faisaient miroiter la lumière. Ce Nazaré, on eût dit le vestige demeuré miraculeusement intact d’une civilisation disparue. Combien de temps encore cela durera-t-il ? s’était-il demandé. Et Alcobaça, un autre monastère, cistercien celui-là, et formidable¹ ! Louis se moquait des styles, il ne voulait voir que la beauté ou la grandeur, et grande, la nef l’était dans sa nudité solennelle. Un millier de moines y avaient vécu et prié à sa meilleure époque. Un vivier d’un kilomètre de long était relié aux cuisines immenses ; on ouvrait une vanne et le poisson accourait s’offrir en toute

innocence aux mains des moines cuisiniers. Partout Louis avait joui du spectacle, dix fois plus, sans doute, que ses voyageurs armés d’appareils photographiques. Il s’en était empli comme d’une nourriture spirituelle – c’était bien ainsi qu’il ressentait en lui cet afflux de nouveauté. Mais il n’avait réellement vibré que devant les tombeaux de Pierre Ier de Portugal et d’Inés de Castro, étrangement disposés sur une seule ligne, pieds contre pieds, afin, avait dit le roi dans ses dernières volontés, qu’au jour de leur résurrection, se relevant, ils fussent aussitôt face-à-face ¹ ⁷.

Et quand, au retour dans le car, on lui avait demandé de tenir la promesse qu’il avait faite au départ de Lisbonne, c’est avec un enthousiasme secret qu’il avait raconté l’histoire des deux amants, l’une de celles qui le ionnaient pour ce qu’elles contenaient d’amour et de mort. Inés, enfant naturelle de Pedro Fernandes de Castro, grand chambellan du roi de Castille, Alphonse XI. Pierre, fils d’Alphonse IV, roi de Portugal. Constanza la Castillane, fille du duc de Peñafiel. Le mariage arrangé de Pierre, 20 ans, et de Constanza, 17 ans. L’imprudence de Constanza d’avoir amené avec elle à la Cour portugaise son amie la plus chère, Inés de Castro, de deux ans sa cadette. Inés à la fois ardente et douce et d’une grande beauté. Pierre fougueux et plein d’audace. Tous deux d’un tempérament sans bornes. Leur rapprochement sauvage, plus tenace d’être secret. Leurs amours forcenées, vite découvertes. La Cour scandalisée. Constanza désespérée. Inés chassée par le vertueux Alphonse IV. Pierre continuant à la voir en secret. Les conseillers du roi, découvrant sa retraite. Inés expulsée du Portugal. Constanza mourant à 22 ans, de désespoir, de chagrin et de fièvre puerpérale, après la naissance de son troisième enfant, le futur Ferdinand Ier de Portugal ¹ ⁸. Pierre courant aussitôt chercher Inés en Castille, l’installant en son palais de Coimbra et lui donnant quatre enfants, dont un mort prématurément. Le scandale persistant, les complots, les accords et les désaccords, Alphonse, accablé, tentant de décider Inés à s’éloigner de son fils. Inés répondant qu’elle aimait mieux mourir. Les conseillers du roi, Coelho, Pacheco et Gonçalves, le persuadant qu’elle devait disparaître. La mise à profit d’une absence de Pierre, parti chasser

l’ours et le sanglier dans la montagne. Inés assaillie, ôtée à ses enfants qui s’accrochent à elle en sanglotant. Sa mort ignominieuse, la tête tranchée, l’an 1355, elle a trente ans. Don Pedro prévenu en hâte, dans le maquis, par ses fidèles. Ses hurlements de douleur et de fureur, ses coups de poignard dans les arbres. Sa levée d’une armée d’aventuriers et sa révolte contre son père. Son arrivée menaçante devant Porto dépourvue d’enceinte. L’initiative du gouverneur : la ville entourée d’une ligne de bannières, d’étendards, de pavillons et de drapeaux aux couleurs nationales, pour signifier à don Pedro son état de rebelle. Pierre contemplant pendant seize jours ce rempart flottant, sans oser donner l’assaut. Son père venant à sa rencontre, et Pierre se soumettant, mais toujours dévoré par le tourment. Alphonse IV repentant lui ant la majeure partie de ses pouvoirs, à la condition qu’il pardonnerait à ses trois conseillers. Don Pedro jurant sur la croix, sur les évangiles et sur la Sainte Hostie. Mort du roi deux années plus tard, les conseillers ayant fui en Castille sur les conseils de l’agonisant. Don Pedro, devenu le maître, signant à dessein un traité de paix avec le roi de Castille, Pierre Ier, son homonyme, surnommé le Cruel, et exigeant de lui la livraison des dits conseillers. Pacheco introuvable, les deux autres capturés et amenés à pied, enchaînés, au palais de Santarem. Don Pedro fou de vengeance. Le cœur des deux hommes arraché à l’un par la poitrine, à l’autre par le dos. Les trois bâtards de la morte légitimés. Six ans après sa mort, le cadavre d’Inès exhumé, placé dans un lourd cercueil d’argent et transporté à dos d’homme sur soixante kilomètres, jusqu’au monastère d’Alcobaça, suivi d’un cortège inouï et d’un bout à l’autre entre deux haies de sujets horrifiés, porteurs de torches, de flambeaux et de cierges, sur l’ordre formel du roi. Dans le monastère, la dépouille momifiée assise sur un trône, revêtue des habits royaux et coiffée de la couronne. L’implacable don Pedro ordonnant aux seigneurs de la cour de défiler devant elle et de lui baiser la main. La mise au tombeau, les cris de douleur, au dernier instant, au-dessus du cadavre, et finalement, six ans plus tard, cette douleur toujours vive le terrassant, et Pierre rejoignant, à 47 ans, son Inès tant aimée dans l’inconnu de la mort ¹ . Les voyageurs avaient écouté avec saisissement. Louis avait conclu en disant que rien n’approchait de tant de grandeur lugubre, sinon l’histoire de Jeanne la

Folle ne parvenant pas à se consoler de la mort de Philippe le Beau, et promenant à travers la Castille son corps décomposé¹¹ .

À présent, les yeux au sol dans la nuit mal éclairée de Coimbra, il reait dans sa mémoire ses deux récits avec une complaisance morbide. Ah ! comme je suis bien d’origine espagnole ! se dit-il en revenant à lui. Il était au bas de la pente. Comme il levait la tête pour chercher son chemin, une silhouette l’intrigua. Une femme marchait à quelques mètres devant lui, et ce n’était pas une Portugaise, son allure était trop sûre, trop dégagée, il lui avait semblé que les Portugaises étaient lentes. Il pressa le pas, et juste au moment où il arrivait à son niveau, il reconnut une de ses voyageuses. Professeur de lycée. Grande et sèche, grisonnante, les cheveux tirés et des lunettes. Ils s’exclamèrent, Louis un peu gêné de ne pas se rappeler son nom. Elle dit avec beaucoup de naturel qu’elle avait eu chaud dans sa chambre et qu’elle était allée chercher un peu de fraîcheur sur les hauteurs de la ville. Il répondit qu’elle l’aurait plutôt trouvée sur la rive du Mondego, et il lui proposa un rafraîchissement, un café était tout proche, on en distinguait la lumière, qui débordait le trottoir. Elle accepta. Qui était-elle ? Voilà qui l’intéressait. Ils s’installèrent à une petite table. Elle lui demanda de commander une citronnade. Parviendrait-il à la faire parler d’elle-même ? Avec celle-là, sans doute, ce serait ardu. Ils échangèrent d’abord quelques banalités sur le voyage. Elle dit que le Portugal l’étonnait, que c’était un pays indéfinissable, qu’elle avait visité l’Angleterre, l’Italie, l’Allemagne, et bien entendu l’Espagne, un pays par an, mais que, seul, le Portugal lui avait donné le sentiment de l’ailleurs, c’était autre. « Et moi, demanda abruptement Louis, en tant qu’homme, est-ce que je vous donne, aussi, ce sentiment-là ? – Oh oui ! s’écria-t-elle, mais ça je ne peux pas dire que je le vois : je le sens. » Nous voici sur la voie ! pensa Louis. Et comme il faisait avec les femmes, il ne s’embarrassa pas de circonlocutions :

« Permettez-vous que je vous dise, en ce qui vous concerne, mon sentiment à moi ? – Mais oui ! – Eh bien, c’est que vous êtes revenu de bien des choses. » Elle eut un haussement d’épaules : « Je vieillis, c’est tout. » Louis respira. Ce mot lui révélait qu’elle ne voyait en lui que le partenaire d’une conversation anodine. « Mais j’ai été jeune, comme tout le monde, poursuivit-elle. Et comme tout le monde, j’ai eu ma part de déceptions. – Sentimentales ? demanda Louis. – Oui. Sentimentales, et autres. » Elle haussait de nouveau les épaules : « Vous n’avez pas les mêmes conceptions que nous des choses de l’amour. On n’y peut rien. C’est comme ça. – D’accord, on le sait depuis longtemps, dit Louis. Nous autres, hommes, nous sommes des barbares. En amour, nous en sommes restés aux besoins du corps, tandis que vous en êtes à ceux de l’âme, du cœur, si vous voulez. Anges du foyer, au cours des siècles, vous avez eu le temps de réfléchir et de cultiver ces aspects. Vous cherchez l’homme de votre vie, c’est-à-dire à la fois un géniteur et un soutien assuré pour vos enfants, car tout se ramène à l’instinct de maternité. – Vous me faites sourire avec votre ange du foyer. Moi, je travaille à l’extérieur. – Oui, mais c’est un avatar récent, vous ne travaillez pas depuis quatre mille ans ! Je disais donc que vous cherchez l’homme de votre vie et nous la femme d’un moment. Mais c’est souvent en cherchant la femme d’un moment qu’on trouve la femme de sa vie.

– L’homme de ma vie, moi, ça ne m’est pas arrivé ! » Parce que tu étais grande et sèche, et probablement déformée par le professorat. Parce qu’on n’imagine pas aisément que tu aies un sexe, et que, si on l’imagine, c’est avec un peu de dégoût, pensa Louis. Et il commenta : « Différents au physique, nous le sommes aussi au moral. Je me demande comment nous avons pu faire un monde. Et comment voulez-vous qu’on s’entende, dans ces conditions-là ? » La voyageuse sourit : « Il me semble, pourtant, que nous nous entendons très bien, vous et moi, depuis un moment ! » Un mot cruel vint aux lèvres de Louis. Il le laissa échapper : « Parce qu’il n’est pas question d’amour. » Elle ne broncha pas, et après quelques secondes, murmura d’une voix lente : « Ce doit être ça. » Après un nouveau silence, elle reprit, avec humilité : « Si l’homme et la femme ne peuvent pas s’entendre, comment expliquez-vous que beaucoup d’hommes restent leur vie entière avec la même femme ? – J’imagine qu’ils aimeraient en avoir plusieurs. Mais ce n’est plus possible dans nos sociétés modernes… – Vous oubliez les pays musulmans. – Oui, mais comme les femmes dans ces pays travaillent peu, l’homme doit être riche, ce qui limite la pratique, dit Louis. – En tout cas, c’est bien triste que les hommes et les femmes ne s’accordent pas sur ce qui les occupe le plus. Mais si vous voulez, changeons de sujet. Il y a autre chose dans la vie ! – Hélas !

– Je dirais plutôt : heureusement ! – Question de point de vue. Qu’est-ce que vous pensez de vos compagnons de route ? demanda Louis. – J’enseigne la sixième. Je ne trouve pas grande différence entre mes élèves et les gens du car. » Louis louvoya. Il voulait savoir ce qu’elle pensait de Jenny. Il cita négligemment quelques noms. La voyageuse émit des opinions sévères. Elle n’était pas tendre. Louis l’amena enfin sur sa conquête. « Un peu fruste… et un peu négligée, dit-elle. Je ne crois pas qu’elle se pose beaucoup de questions sur les fins dernières de l’homme ! J’ai déjeuné une fois à la même table qu’elle. Elle a un solide appétit ! – C’est une bonne fille, vous ne trouvez pas ? – Ça oui. Mais ça ne suffit pas. » Que voulait-elle dire ? Louis n’eut pas le loisir de le lui demander, la voyageuse se levait déjà : « Rentrons, voulez-vous ? Avant de me coucher, je voudrais écrire à maman. » Louis serra les lèvres. Il avait retenu un : Vous avez encore votre maman ? qui aurait trahi une humiliante approximation de l’âge de son interlocutrice. Il la raccompagna jusqu’à la porte de l’hôtel. Sans continuer la conversation. Ils n’avaient plus rien à se dire, lui semblait-il. « Je vais encore faire quelques pas, dit-il, en s’effaçant pour la laisser entrer. – Je vous remercie de m’avoir accompagnée. » Quand une femme n’est pas belle, et si on voit qu’elle le sait, il faut lui dire qu’elle est intelligente, songea Louis, et il s’inclina : « Et moi je vous remercie pour cette conversation si intéressante. » Il vit son visage s’éclairer. Ils se souhaitèrent le bonsoir et il reprit sa promenade,

cette fois vers le Mondego. Il avait besoin de penser à Jenny, avant d’aller la retrouver.

Un peu négligée. Oui, elle l’était dans sa tenue. Il avait remarqué une tache de graisse sur son corsage, qu’elle ne semblait pas se soucier d’enlever. Nue, elle semblait propre, elle n’avait aucune odeur, et elle donnait pourtant l’impression de n’être pas tout à fait nette. Avec elle et très naturellement, il s’était presque tout de suite borné à l’étreinte brutale, sans caresses délicates, sans mignardises comme avec les autres, sentant d’instinct qu’elle les aurait trouvées ridicules. Une paysanne venue à la ville, sa robustesse, déjà… Il ne la berçait pas de paroles intelligentes et tendres, il comprenait qu’elle ne l’aurait pas écouté comme les autres, ces autres qu’elles tenaient généralement dans le ravissement. Elle voyait toutes choses d’un esprit simple et lucide, avec un gros bon sens, et elle décidait immédiatement, sans hésitation aucune. Contrairement à lui qui, à force de discerner les pour et les contre, avait du mal à conclure. Au moins pour un été et un automne, ce serait une liaison tranquille, sans remous, sans incertitudes. Et il aurait un pied à terre entre ses voyages. Ce qu’il ne pouvait obtenir de Suzanne, qui était seulement la femme d’un dîner, et encore moins de Simonne, qui vivait chez ses parents. Jenny n’en disait rien, mais il voyait bien qu’elle lui était déjà attachée, il avait connu et surtout étudié assez de femmes pour savoir. Elle lui avait dit : « Il y en a une qui coucherait bien avec toi. Toutes, bien sûr, mais celle-là surtout ! ». Elle ne lui avait pas donné de précisions, et il ne lui avait rien demandé. Elle avait dû être rassurée. Toutes ces femmes… Rassurée, elle pouvait l’être, à cette heure il éprouvait même une légère nausée. Il ne fallait pas imaginer leurs petites misères intimes, la fragilité de leur appareil sexuel, les secrétions, les fonctions digestives. Comment pouvaient-elles er qu’on entrât en elles ? Il longeait à présent le Mondego. Les eaux étaient noires. À peine montée audessus de l’horizon, la lune blanchissait le quai, mais elles, en contrebas, roulaient dans l’ombre. La nuit, les cours d’eau se faisaient inquiétants, leurs remous sinistres… Brusquement il se rappela la Quinta, sa maison. Doublement sienne parce qu’il

l’avait construite. À plusieurs reprises au cours du voyage, ce souvenir lui était tombé dessus comme une douce averse. Ô joie ! Il avait une maison ! Une maison et de la terre ! Nadine faisait les courses, lui ne mettrait plus les pieds au village. Il ne sortirait de chez lui que pour cultiver son jardin ou pour filer dans la campagne. Un grand bonheur lui était échu, après trois autres, au cours des douze années écoulées : Nadine, la liberté, les voyages. Une somme immense d’expériences et de satisfactions. Un clapotis d’ondes frappa son oreille et vint lui rappeler où il était. Jenny devait l’attendre. Il fit demi-tour, et d’un pas rapide, se dirigea vers l’hôtel.

102 Musée de plein air, où les cultures, les formes d'architecture, et les styles de construction, de toute l'Espagne ont été réunis. Il a été construit sur la colline de Montjuïc pour l'Exposition internationale de 1929. On l’a finalement conservé car il est d’un grand attrait pour la population locale et les touristes, qui l’ont fait vivre jusqu’à ce jour.

¹ ³ En 1383, Ferdinand Ier (né en 1345), roi de Portugal, meurt sans héritier. Sa fille unique, Béatrice (1373-ca 1420), 10 ans, avait quelques mois auparavant épousé le roi Jean Ier de Castille (1358-1390), un veuf de fraîche date, qui fait aussitôt valoir ses droits sur le royaume de Portugal. La bourgeoisie portugaise et une partie de la noblesse, inquiètes pour leur indépendance, font appel à Jean d’Aviz (1357-1433), frère illégitime de Ferdinand, pour devenir roi de Portugal. S’ensuivra une guerre qui opposera les deux camps, chacun aidé par des renforts étrangers, anglais pour les Portugais, français pour les Castillans, et qui affermira Jean d’Aviz sur le trône de Portugal.

104 Cette petite ville portugaise devint célèbre en 1917, quand trois jeunes bergers rapportèrent avoir été, à plusieurs reprises, témoins d’une apparition de la vierge Marie. En ce même lieu, le 13 octobre de la même année, des milliers de pèlerins assistèrent au Miracle du soleil tournoyant sur lui-même tel un disque d'argent. Hallucination collective ou fait réel, ce phénomène n’a, à ce jour, pas reçu d’explication rationnelle.

¹ ⁵ Connu aujourd’hui internationalement pour être un spot de surf, grâce à ses vagues les plus hautes du monde (jusqu’à 30 m).

¹ Fondé au 12e siècle par Alphonse Ier (1109-1185), premier roi de Portugal, le monastère d’Alcobaça a été inscrit au patrimoine mondial par l’UNESCO en 1989, et sera déclaré une des sept merveilles du Portugal en 2007.

¹ ⁷ Les tombeaux furent déplacés en 1956, Pierre dans le transept sud de l’église abbatiale, et Inés dans le transept nord, toujours face-à-face.

¹ ⁸ Cf. ce chapitre, p. 204, note 102.

¹ Ces faits dramatiques ont inspiré, à travers les âges, des œuvres multiples, aussi bien dans les domaines de la littérature, de la peinture ou de l’opéra, que du théâtre ou du cinéma.

¹¹ C’est après cet épisode aussi dramatique que burlesque que son père, Ferdinand d’Aragon (1452-1516), la fit enfermer dans le monastère de Tordesillas, à trente kilomètres au sud-ouest de Valladolid, où elle mourra 46 années plus tard, à 76 ans. Cf. tome 22, 5e Époque, chap. 143, pp. 33-34 & chap. 147, pp. 74-75, pour l’histoire du couple Jeanne la Folle (1479-1555) et Philippe le Beau (1478-1506).

CHAPITRE 276

Enfin l’Espagne ! Salamanque, ville un peu brouillonne, avec ndes recoins mal entretenus par la municipalité, et sales, comme à peu près toutes dans ce pays, se disait Louis. Un peu brouillonne, mais sa Plaza Mayor ! Il en avait si profondément ressenti la beauté qu’au cours de la journée il avait plusieurs fois quitté subrepticement l’hôtel, heureusement voisin, pour savourer son harmonie, l’unité et l’élégance cossue de ses façades et l’ocre chaleureuse, presque dorée, de la pierre. Et comme il y était retourné encore une fois, au moment où le soleil couchant nappait cette ocre de pourpre, il avait eu la surprise ravie d’assister au rite salmantin du crépuscule : par centaines, toute la jeunesse de la ville déambulait sous les arcades, jusqu’à l’heure tardive du dîner. Garçons et filles soigneusement séparés, celles-ci circulant dans un sens, ceux-là dans le sens opposé, et les œillades au age. Et planant sur eux, comme répercuté par l’enceinte close des immeubles, un immense brouhaha de conversations, précipitées chez les filles, ionnées chez les garçons. Ah ! que cela était espagnol ! Seul à n’être pas accompagné, il s’était senti là comme venu sur un autre monde. Demain, ce chef-d’œuvre de place qui l’avait ému, il le célèbrerait dans le car avec une éloquence fervente, et il rappellerait le mot de Napoléon lors de sa campagne : Où est la ville de cette place ? Il dirait aussi ce que le concierge de l’hôtel lui avait appris : qu’on appelait la place : le Manège, parce que chaque soir la jeunesse y tournait en rond. « Plutôt en carré ! » avait rectifié Louis. Avant d’atteindre l’étape, un peu gêné de n’être pas en mesure de donner une véritable conférence, comme il faisait pour les autres villes d’Espagne, il avait dit, en l’agrémentant de fioritures, le peu qu’il savait sur Salamanque. Sa fondation par Hannibal, en 217 avant Jésus-Christ – Hannibal : un des Napoléon de l’Antiquité, avait-il dit en se rappelant son adolescence et son iration enthousiaste d’alors pour ce cauchemar vivant des Romains. Et il avait ajouté, à propos de cet : avant Jésus-Christ, qu’il trouvait prodigieux qu’une grande partie de l’humanité pût se dater d’un charpentier vagabond prématurément disparu. L’université, fameuse, ininterrompue depuis le douzième siècle, la plus importante, après Paris et sa Sorbonne, du monde occidental. Et pour faire sourire, comme à sa coutume, brodant sans vergogne sur la légende, il avait

raconté que sa grande rivale, l’université d’Alcalá¹¹¹, était à plumes d’oies tirées avec elle, que les étudiants d’Alcalá, très fiers de leurs pelouses et de leurs parterres, disaient que leurs confrères salmantins étaient si pauvres et si maigres qu’ils devaient mettre des semelles de plomb à leurs chaussures pour n’être pas emportés par le vent. À quoi ceux de Salamanque répondaient que les pelouses d’Alcalá servaient à faire brouter les ânes ; et quels étaient ces ânes ? il était superflu de le préciser. Et d’ajouter une touche de sublime : Fray Luis de León, emprisonné cinq ans dans les geôles de l’Inquisition pour avoir commis le sacrilège d’avoir traduit en portugais un fragment de la Sainte-Bible : le Cantique des Cantiques, et sa peine expirée, ce poète et professeur de théologie réputé remontant en chaire et commençant par ces mots : « Nous disions donc hier que… », aussitôt interrompu par une folle ovation des étudiants. Et, pour finir, le surnom délicieux de la cité : la petite Rome Castillane.

Après Coimbra, Louis avait été déçu par Porto, autant qu’il avait été séduit par Lisbonne, et rebuté ensuite, après avoir dû revenir à Aveiro (cf. carte p. 170), par les kilomètres de montagne âpre, d’une sévérité sans grandeur. Après Viseu et Guarda¹¹², bourgades sans intérêt touristique, ce fut enfin l’Espagne, atteinte par ce côté ouest qu’il ignorait jusque-là. Dès la frontière franchie, il avait connu un moment d’émotion inattendue et chaleureuse. Chère Espagne où il était connu de tous et accueilli avec transports : par le personnel des hôtels, par les guides locaux, les commerçants… où même une jeune fille – une Espagnole ! – s’était donnée à lui ! Dans un désir de partage avec Nadine, il avait noté sur son journal intime quelques idées pour une longue lettre, dès qu’il aurait le temps :

Lisbonne, ville aimable et nonchalante, fille radieuse de la mer, Porto, ville de marchands…

Porto, il se souvenait… Un ciel obstrué, après celui d’un bleu si tendre de Lisbonne, un désordre, un entassement de vieilles maisons banales, perchées sur des hauteurs que baignait, à des dizaines de mètres plus bas, le Douro, au moment de disperser ses eaux dans le sein maternel de la mer. Et les caves, attendues par ses quarante affamés de découvertes, les caves où s’élaborait le vin

de renommée internationale. Vues du pont eiffellien Dom-Luis – « Ce n’est pas le pont Eiffel, c’est mon pont à moi ! » avait-il dit en riant –, c’était une suite de façades grises sans étage, pareilles à des baraques, sur une rive pelée. Et dedans, après la visite et avant les achats, la dégustation publicitaire : ce vin fameux qu’il avait bu à contrecœur, le trouvant trop dense, trop riche, trop liquoreux et trop fort en même temps. Tout l’opposé du Malaga limpide et léger dont il avait plusieurs bouteilles en réserve à Esclarmont. Le Portugal, c’étaient aussi les céramiques, les vases, les potiches d’un bleu jauni, velouté, inimitable, les artisans portugais eux-mêmes en avaient perdu le secret ; et moins chères, les pièces récentes n’en offraient qu’un pâle reflet. Que Nadine allait être contente de voir tout ce qu’il lui rapportait ! Une dépense imprudente, mais retournerait-il jamais au Portugal ? Et en tant que guide accompagnateur, on lui faisait partout un rabais, pourquoi n’en eût-il pas profité ? N’était-ce pas un plaisir d’être accueilli par le sourire des marchands et de les quitter sur une diminution de la note ? Que d’avantages dans ce métier prestigieux ! Il se le répétait une fois de plus. Les femmes, le respect de tous, les relations utiles nouées, les voyages et la vie de palaces en toute gratuité, les pourboires, les commissions, un salaire confortable et sept mois de vacances par an ! Et Nadine voulait lui faire abandonner cela ! Le Portugal après l’Espagne. Et pourquoi pas l’Italie après le Portugal ?

Le Portugal, c’était aussi Jenny. Jenny toujours gaie et naturelle, et qui n’exigeait, qui ne demandait rien, qui ne lui posait aucune question, qui couchait avec lui comme s’ils étaient mari et femme et comme s’ils avaient toujours vécu ensemble. Et il n’était pas, lui non plus, curieux d’elle, et c’était à cela qu’il voyait qu’il ne l’aimait pas d’amour. Tu n’as pas à me le dire, que tu arrives de ta cambrousse ! pensait-il, en l’entendant prendre tout par son côté le plus simple. Préoccupé, il lui avait confié son histoire de divorce et son incertitude au sujet de son logement parisien. « Eh bien, c’est tout trouvé, tu n’as qu’à descendre chez moi à chacun de tes retours. Si je ne suis pas là, je laisserai les clefs à la concierge en partant pour mon travail de nuit. » avait-elle répondu, le plongeant aussitôt dans la joie de quitter le vingtième arrondissement pour le seizième, évocateur de tous les prestiges. Là où était la distinction, là où était l’intelligence, là était sa patrie. À voir cette Jenny un peu fruste, il doutait pourtant qu’elle vécût dans le luxe.

Dans le seizième habitait une élite, mais aussi les humbles qui servaient cette élite-là. Il verrait bien ! Tiendrait-elle sa promesse ? Il était tranquille : jamais une femme n’avait rompu avec lui, c’était toujours lui qui avait laissé se relâcher leurs liens, par négligence ou par le canal des circonstances qui le faisaient obstinément changer de lieu. Une femme dans chaque port, la formule lui paraissait grossière et stupide, elle ne concernait que les lupanars et la marine. Je regrette, cependant, Louise-la-troisième, pensa-t-il, la grande Louise, éblouie, et joyeuse d’avoir retrouvé son âme de jeune fille par la grâce de l’amour, Louise que j’ai perdue sottement par un défi insensé, suivi d’un ridicule sursaut d’amour-propre. Celle-là, peut-être que je l’aurais aimée… Parfois je pense à son enthousiasme, à son ravissement, à tout ce que nous nous serions apportés l’un à l’autre, et, fugitif, j’ai le même pincement au cœur que si elle était morte.

À Porto, il avait eu une seconde conversation piquante avec sa partenaire de Coimbra, rencontrée à nouveau seule, dans la rue. Ils avaient de nouveau joué à se lancer des vérités ultimes. Elle l’avait défié : « Vous n’oseriez pas me dire ce que vous pensez exactement de moi, celle que je suis. » Il avait ri un peu et il avait répondu : « Vous êtes une femme grande qui aurait préféré être plus petite parce qu’elle aurait eu davantage de chances d’être aimée. » Elle avait souri à son tour : « C’est peut-être juste, mais c’est très incomplet. Vous auriez pu ajouter que cela me permet de voir les choses, et surtout les gens, d’un peu plus haut. » Il avait hoché la tête : « Oui. Je me le suis souvent demandé… Regarder de vingt ou trente centimètres plus haut, ça doit changer la vision qu’on a du monde. Déjà, des talons un peu plus haut… Je sais, j’ai fait l’expérience. Alors, une tête de plus !… »

Elle avait repris, d’un ton mordant : « En tout cas, vous avez cherché le bâton pour vous faire battre. Vous êtes un homme petit qui aurait préféré être grand parce qu’il aurait eu plus de chances d’être aimé. » Blessé, il avait froncé les sourcils : « Aimé, je le suis de reste, croyez-moi ! » Elle avait ouvert les mains : « Je n’en doute pas. Mais vous l’auriez été davantage. » Il avait voulu avoir le dernier mot : « Erreur, car vous oubliez une chose : le sentiment maternel de la femme. Il prime tout. J’ai souvent éveillé ce sentiment-là, moi, en même temps que l’autre. Vous ne trouvez pas ça chez l’homme normal. » Dès lors, ils avaient parlé de l’amour, sujet éternel et favori des femmes. Louis le savait depuis bien longtemps. Elle avait dit : « Vous avez sur nous un sérieux avantage : c’est que chez vous l’âge n’est pas un obstacle. Une jeune femme peut aimer d’amour un homme âgé. L’inverse est beaucoup plus rare. Bien entendu, je ne parle pas des sens. – Chacun le sait, au moins inconsciemment : un homme âgé, s’il est en bonne santé, peut être encore fertile, une femme, é quarante ans, non. Et puis un homme âgé a l’expérience de la vie, il est généralement établi, et les femmes ont un besoin inné de protection, physique, certes, mais encore plus, morale. » Ils avaient continué ainsi pendant près d’une heure, ç’avait été un jeu exquis. Désormais, durant tout le reste du voyage, la présence des deux femmes lui rendit sa tâche moins lourde. Dans le car, lorsqu’il se tournait vers son troupeau à peu près anonyme, son regard se posait tout de suite sur l’une, puis sur l’autre, avec une douceur imprudente, et une sorte de tendre reconnaissance baignait un instant sa pensée. Là où ses collègues, guides et chauffeurs, ne recherchaient et ne trouvaient que la satisfaction d’un besoin naturel ou de leur appétit salace, il

recherchait et il trouvait, lui, une attachante compagnie.

Depuis Porto, cependant, un souci confus revenait le tourmenter de temps à autre. Il y avait trouvé une lettre de Nadine d’une banalité inhabituelle. En son absence, ce Saint-Valat ne lui valait rien, ni le permanent de sa mère, sournoisement jalouse, il ne l’avait pas oublié. Et celui des paysans du lieu, celui des hôtes saisonniers de la Graveyre, amis et famille, dont l’idéal ne s’élevait pas au-dessus des nécessités matérielles de l’existence. De sa vie entière, ne penser qu’à gagner des sous, quand il y songeait, il trouvait cela pitoyable. Que pas un instant de leurs jours ces gens-là ne pussent s’attacher à quelque noble idéal les lui faisait voir alors comme les échantillons d’une sous-humanité parmi laquelle il fallait pourtant vivre. À la fin de sa saison, il devrait une fois de plus tirer Nadine du terre-à-terre dans lequel elle tombait sans cesse, pour la ramener avec lui sur les hauteurs du rêve et de la pensée. Un travail de Sisyphe ! Voilà ce que c’était que la famille. Et la campagne. Après le maelstrom des voyages, lui s’y suffisait à lui-même. Mais elle ? Ce soir, libéré à dix heures ées – ces dîners espagnols qui n’arrivaient pas à commencer ni à finir, qui prenaient sur un sommeil plus que nécessaire –, il était exaspéré, au point d’écrire une note vengeresse sur le coin de sa table :

On peut hardiment avancer que les peuples chez qui les heures des repas sont outrageusement tardives sont des peuples paresseux. Les peuples travailleurs ont besoin de manger tôt pour se coucher tôt, et se lever tôt.

Malgré l’heure tardive, il avait décidé de commencer une lettre à Nadine – la commencer pour être certain de l’écrire – avant de redre Jenny. Ce qui signifiait n’avoir plus qu’à la finir. Dans les groupes de dîneurs qui se levaient de table, il manœuvra pour se rapprocher d’elle, lui glissant au age : « Je viens dans trois quarts d’heure. ». Et il monta dans sa chambre après avoir pris à la réception du papier à lettres à en-tête. Peu de personnes, sans doute, recevaient autant que Nadine ce genre de correspondance datée de multiples grands hôtels, chaque année et pendant des mois.

Qu’avait-il à lui dire, en réponse à si peu d’élan ? Rien que quelques nouvelles.

De Salamanque :

Ma chérie,

Déjà fini le Portugal. Cinq jours à peine et me voilà retombé en Espagne, autant dire chez moi. Ç’a été si rapide et si nouveau que j’en suis encore étourdi. Un rêve. À présent je dois t’an-noncer que j’aime le Portugal, je sens que des fils ténus, mais nombreux, m’attachent à ce petit pays si peu semblable à son grand voisin, ce petit pays d’arbres, de cultures et de quelques montagnes, que les industries modernes n’ont pas encore contaminé. On y voit les paysans marcher pieds nus sur les routes, on les croirait à peine sortis du Paradis terrestre. Les petits ports de pêcheurs, les maisons basses et modestes, les bois un peu fous, tout y est si naturel que ç’en est un repos de l’âme. Je t’y amènerai, et tu verras. On appelle le balcon de l’Europe ce pays délicieux, fourmillant de verdures remuées par les brises de la mer. Où, si les cultures cessent, c’est pour céder la place aux bois, et quand cessent les bois, c’est pour céder la place aux cultures.

Je n’ai pas manqué de regarder les Portugaises, tu dois t’en douter. Elles ont des poils sur les jambes, parfois très longs, et je me suis demandé si c’était un indice de tempérament ou si c’était qu’elles ne s’épilent pas, comme font les femmes de chez nous et d’ailleurs. Rassure-toi, je ne suis pas allé y voir de près.

…pas allé y voir de près ? Il sourit : oui et non ! Aurora ¹¹³, la jolie petite poupée brune, elle était portugaise ! Mais c’était bien avant les voyages, bien avant Nadine ! Dans les lointains de son é… Il poursuivit :

Les chiens portugais sont débonnaires, ils vous regardent er avec de bons yeux tranquilles, sans un aboi. C’est qu’ils appartiennent à des maîtres humbles et pacifiques, qui n’en veulent à personne et qui ne demandent qu’à continuer à vivre paisiblement de rien, ou presque.

Mais je voudrais te parler des villages que j’ai traversés dans la sierra de Aracena, entre Séville et le Portugal, et particulièrement de l’un d’eux où j’aimerais t’amener vivre à demeure. Il porte le nom enchanteur de Figuier de la Montagne : Higuera de la Sierra, c’est encore plus joli en espagnol. Une douzaine de maisons à jardins, toutes peintes de chaux immaculée. En chemise blanche ! On habiterait l’une d’elles et on y serait en famille, comment pourraiton ne pas considérer comme de sa famille les quatre ou cinq dizaines d’hommes, de femmes et d’enfants qui vivent sur cette île minuscule, au milieu d’un océan de chênes verts ? On s’y sent, même de age, si merveilleusement loin de l’agitation des villes que le bonheur doit y être l’état normal. Un coup de foudre pour moi, oui, ma chérie, j’ai des projets…

L’heure tournait, Jenny attendait, il achèverait sa lettre le lendemain soir, la vie présente était là, impérieuse, et pourtant il sentait qu’elle n’était qu’une copie, que l’original était là-bas…

¹¹¹ Fondée à Alcalá de Henares (à une quarantaine de kilomètres à l’est de Madrid) en 1499 par le cardinal Cisneros (1436-1517), l’université fut transférée dans la capitale en 1836, puis ramenée à son emplacement d’origine en 1977.

¹¹² Guarda, 45 000 habitants, située au cœur de la serra de Estrela, est, à plus de 1 000 mètres d’altitude, la ville la plus haute du Portugal.

¹¹³ Une jeune femme que Louis avait rencontré sur son lieu de travail : la Recette

des Finances du 20e, et dont il avait fait sa maîtresse occasionnelle : cf. tome 14, 4e Époque, chap. 55, pp. 216-218 & chap. 56, pp. 224-226.

CHAPITRE 277

Il était tard, les bureaux de l’agence étaient fermés, la rue était déserte. C’est justement l’heure où les rues espagnoles commencent à s’animer, quel contraste ! songea Louis. Rare circonstance, à cent kilomètres de Paris, on avait perdu deux heures à attendre, dans un garage, à cause d’un incident mécanique. Ignare en cette matière, il n’avait même pas cherché à connaître la nature de la panne, chacun sa partie, le chauffeur n’empiétait pas sur ses prérogatives de chef de groupe, et lui ne mettait pas ses mains, ni son nez, dans le cambouis. Dès l’arrêt, les adieux avaient été brefs, les vacances étaient finies, chacun avait envie de rentrer chez soi. Et Louis n’avait pas régné de façon souveraine sur ses voyageurs, ils étaient, cette fois, trop nombreux pour que le groupe ne sentît pas sa force propre en face de ce petit homme, si brillant fût-il. Demeuré seul, Louis congédia Simonne, qui venait timidement à lui, sortie d’une embrasure de porte cochère : « Je te verrai demain, il faut que j’accompagne des clients étrangers qui ne connaissent pas Paris. Je téléphonerai chez toi. ». Il la laissa s’éloigner, toute contrite, puis il rejoignit Jenny, qui l’attendait un peu plus loin. Elle devait reprendre son travail d’infirmière garde-malade le soir même. « Je te conduis chez moi et je file, dit-elle. Tu t’arrangeras comme tu voudras, il y a tout ce qu’il faut. Je te retrouverai demain matin. Maintenant on va prendre le métro, c’est direct. » Elle parlait avec netteté, et d’une voix entraînante. Louis la suivit, heureux et un peu bousculé. Dieu, que sa vie était singulière ! Il allait encore vers l’inconnu. Il n’avait pas besoin de courir à l’autre bout du monde pour trouver du nouveau ! À la station, Jenny tira de son sac des tickets de seconde classe : « Seconde ou première, on est transportés par le même train ! » dit-elle, et Louis comprit, à ce mot, qu’elle le jugeait d’un milieu supérieur au sien. Ils purent s’asseoir, c’était l’heure morte, les Parisiens étaient chez eux ou au spectacle. Assise à côté de lui pour la première fois, Jenny ne lui prenait pas la

main, et non sans quelque gêne, il évoqua Nadine, qui l’eût fait en se serrant contre lui. Il ne trouverait jamais une femme aussi caressante que celle qu’il aimait. « Tu es contente de ton voyage ? demanda-t-il. – Bien sûr, puisque je t’ai connu. » Lui n’en gardait pas un souvenir ému. Il se rappela. À l’initiative d’un employé de bureau – Une race mesquine, que je connais bien ! avait-il pensé –, les dons avaient été recueillis dans une enveloppe collective où chacun avait mis ce qu’il voulait. « Le truc des radins ! » avait grogné le chauffeur, furieux. Le pourboire anonyme. Comme ils étaient quarante, le chiffre avait quand même été coquet. Et elle ? « Ils m’ont fait le coup de l’enveloppe ! dit-il. Combien as-tu mis dedans ? Il faut que je te rembourse. Dis-moi ! – Ça m’a fait rire ! répondit-elle. Combien j’ai mis dedans ? Je ne me rappelle plus. » Elle eut un léger rire : « Si j’avais pu, j’aurais mis cent mille francs ! » Le trajet fut bref. Émergeant à l’air libre, Louis leva les yeux et vit une plaque bleue, sur la première maison : 16ème arrondissement, rue Jasmin. À deux pas, ils entrèrent dans un immeuble cossu, mais au lieu de se diriger vers l’ascenseur, Jenny emprunta un escalier qui semblait aller vers le sous-sol. Étonné, Louis la suivit. Ils descendirent une dizaine de marches, et sur une sorte de palier obscur, Jenny glissa sa clef et ouvrit une porte. « Voilà, c’est chez moi, dit-elle. Prends ma valise, je te laisse, je suis en retard. À demain matin. Je rentrerai de bonne heure. Je garde la clef pour ne pas te réveiller. » Sans entrer, elle l’embrassa et partit.

Il avança et se vit dans une grande pièce, quatre mètres sur quatre, estima-t-il, meublée d’un grand lit, d’une armoire de bois sombre, d’une table et de trois chaises cannées. Dans un coin, un panier à couture monté sur des tiges d’osier. Le papier mural, fané, offrait des roses dans un écrin de feuilles, le rose avait é davantage que le vert. La lumière tombait d’une suspension à trois becs de cuivre. Le parquet était recouvert d’une moquette ocre usagée. Une porte ouvrait sur une petite cuisine aveugle, une simple kitchenette où, cependant, voisinaient, à l’étroit, un fourneau à gaz, un évier, un minuscule buffet à vaisselle, un placard et un réfrigérateur. « Je ne mange presque jamais chez moi. » avait dit Jenny. Au fond, derrière un rideau coulissant sur une tringle, un lavabo et un bidet. Une autre porte : un réduit minuscule : les WC. Il revint dans la chambre et constata que le logement se réduisait à cela. Un studio, le strict nécessaire, murmura-t-il en lui-même. C’est comme sa seconde classe dans le métro : au sous-sol ou dans les étages, c’est toujours le seizième arrondissement ! Il y avait une fenêtre, mais défendue par des barreaux. Elle n’était qu’un rectangle d’ombre. Il l’ouvrit et éteignit pour voir sur quoi elle donnait. À environ deux mètres de distance, un muret de ciment barrait la vue à mi-hauteur. De l’autre côté, s’appuyait une pelouse plantée d’arbustes, elle-même enserrée d’immeubles : une cour intérieure. Une fugitive impression d’étouffement saisit Louis. Bah ! se dit-il, je ne viendrai là que pour dormir. J’aurai tellement à faire dans le peu de temps que j’ai à rester à Paris ! Il ouvrit l’armoire. D’un côté la penderie, de l’autre des rayons chargés de linge. Dans le bas de la penderie, des corsages, des robes en vrac, et parmi elles, à demi cachés dans leurs plis, il découvrit avec surprise plusieurs quarts de bouteilles de champagne. Il les compta : il y en avait sept. « Tiens, tiens ! » dit-il tout haut. Il avait lu que ces quarts étaient une spécialité des compagnies aériennes, qui les servaient à leurs voyageurs. À moins que Jenny prît elle-même des avions, celles-ci devaient être des cadeaux. Il n’y avait pas un livre, pas un objet d’art, pas un tableau au mur. Le tiroir de la table contenait un calendrier, un bloc de papier à lettres et des stylos à bille. La vie de Jenny ne devait pas être très compliquée. Il ferma la fenêtre. Sa curiosité était apaisée. Ses comptes étaient prêts, il n’avait rien d’autre à faire qu’à se coucher. Il était las. Les ressources du lieu lui

permettraient-elles de se préparer une boisson chaude qui l’aiderait à dormir ? Il trouva dans le placard un sachet de tilleul. Des casseroles d’aluminium. Le fourneau était moderne, avec un four infrarouge, comme on disait. Il y avait du lait condensé en tube et du café lyophilisé pour le matin, seul le sucre était à l’état naturel. Du vite fait, il n’aima pas cela. Il but son infusion. À petites gorgées, il était brûlant. Malgré le contentement puéril qu’il éprouvait à disposer d’un logement nouveau, il était déçu. Dans ce seizième rempli de gens qui étaient servis, Jenny était plutôt de ceux qui servaient. Cependant, elle gagnait bien sa vie, elle le lui avait dit ; mais les dépenses somptuaires n’étaient pas son fait, elle devait faire sa pelote, en bonne paysanne qu’elle était. Il se déshabilla et rabattit les couvertures. Les draps étaient douteux. Et froissés. Il se rappela son corsage souillé, et il s’allongea avec quelque répugnance, après avoir retourné l’oreiller. Quelle maîtresse il avait là ! Insouciante ? C’était le moins qu’il pouvait penser. Il éteignit la lampe de chevet, pour la rallumer aussitôt : il avait oublié d’entrouvrir la fenêtre pour la nuit. L’obscurité était maintenant complète, on ne distinguait plus la cour ni ses arbustes, et le silence était total. Plus rien ne sollicitant ses sens, le champ était libre à sa pensée. Il rea son voyage, qui n’avait pas ressemblé aux autres. Comme à Salamanque, comme à Valladolid, il s’en était tiré avec des récits pittoresques – il recueillait les fruits de sa curiosité pour ces aspects mineurs de l’Histoire. Et maintenant il était chez cette femme. Cette femme qui s’était donnée à lui avec une simplicité biblique. Pour combien de temps ? Et qui viendrait après elle ? S’il continuait dans ce métier, elles se succéderaient d’elles-mêmes, il n’y serait pour à peu près rien. Y avait-il beaucoup d’hommes pour qui la vie n’était qu’une succession de femmes ? Pour lui, cela avait commencé tôt, avec une forte accélération depuis qu’il était guide-courrier. Il ne les cherchait pas, elles venaient à lui, c’était comme cela. Il réfléchissait. On ne pouvait pas tout trouver dans une seule. Nadine pour l’amour-amour, la dévotion de l’âme, et Renée, si André n’avait pas existé, pour la brutale et irrésistible satisfaction de la chair. Les autres, ées et à venir, pour une compagnie féminine dont il ne pouvait se er.

Il s’endormit sur une image précise de Renée, qu’il eut la volonté de repousser comme une ennemie de son repos…

Un furtif le tira à demi de l’inconscience. Il ne bougea pas. Jenny se glissait à côté de lui. Il ouvrit les yeux. La fenêtre était comme il l’avait laissée, légèrement entrouverte, mais les rideaux avaient été tirés, qui filtraient vaguement la clarté du jour. Tandis qu’immobile il émergeait péniblement d’un sommeil qui collait à ses membres comme une eau gluante, un léger ronflement l’avertit que sa compagne avait commencé sa nuit. Il n’était pas question de se livrer aux exercices de sa règle, elle exigeait l’accoutumance du lieu et l’assurance d’un séjour moins bref. Et même si ces raisons servaient d’excuse à sa paresse, il ne les trouva pas moins bonnes. Il quitta le lit avec précaution, ramassa son paquet de vêtements entassés sur une chaise, et s’enferma dans la cuisine. Habillé, il mit à chauffer une casserole d’eau, nappa deux biscottes de confiture, sur un lit de beurre, versa dans un bol quelques granulés de café, pressa dessus le tube de lait condensé, noya le tout dans l’eau bouillante, et l’absorba avec appétit. Avec l’impression de vivre de façon saugrenue une péripétie conjugale avec cette femme, presque une inconnue, qui dormait comme une épouse juste à côté. Il fit ensuite une rapide toilette, prit son dossier d’agence et avant de partir jeta un long regard à Jenny qui dormait, la bouche entrouverte, enlaidie par l’étirement de ses joues et l’abaissement de ses paupières à la place d’yeux. En se disant que, s’il l’avait aimée, il n’aurait pas résisté à l’envie de la réveiller d’un long baiser sur la bouche, et peut-être à celle de l’entraîner, à la hussarde, dans le plaisir.

Dehors, il respira avec délices. Une rue du seizième, et ce nom délicieux : rue Jasmin ! Dans le métropolitain, il eut peine à entrer dans un wagon plein à craquer, il était pris dans le flot matinal des employés, une heure plus tôt c’eût été dans celui des ouvriers, mais non, il n’était pas dans le vingtième. Ouvriers ou employés, Dieu merci, il n’était pas des leurs. Et lui, ce n’était que pour un jour ou deux qu’il avait à prendre le métro. Un quart d’heure plus tard, descendu place de l’Opéra, il s’apprêtait à traverser, les feux étant és au vert pour lui, quand il vit qu’au bord du trottoir, au volant de la voiture de tête, le conducteur lui faisait signe. Était-ce bien à lui ?

On se sentait si ridicule quand, ayant répondu de la tête, on s’apercevait que le regard ou le signe s’adressait à un autre que soi. Il hésitait, quand il reconnut son ami l’hôtelier ¹¹⁴, de l’avenue Gambetta. La vitre était baissée, il s’approcha. « Monsieur Bienvenu ! Quelle coïncidence. Le hasard fait bien les choses. Il est justement arrivé une lettre pour vous il y a une dizaine de jours, avec la mention : urgent. J’étais embêté, je ne savais pas si vous étiez à Paris, depuis le temps !… » Une inquiétude fulgurante aveugla Louis. Quelqu’un était mort ? Germaine ? Nadine ? Sa voix trembla : « Vous n’avez pas regardé d’où elle venait ? – Euh… attendez… je crois que c’était du Tarn… oui, du Tarn ! Vous viendrez la chercher ? – Oui. – Maintenant ? – Oui. – Alors montez avec moi. Je rentre, justement. Dépêchez-vous, c’est é au vert ! » Louis monta. Il y avait plusieurs années qu’il n’avait pas vu cet homme. Il calcula que cela devait faire sept ans. Seulement ? songea-t-il. Il me semble que c’était il y a un siècle ! L’hôtelier donnait des nouvelles du bureau – Il pense que je n’ai pas autre chose dans ma vie que ce souvenir ! se dit Louis : presque tout le personnel se trouvait changé, receveur, chef et sous-chef de service, jusqu’aux auxiliaires : « Ça n’avait guère bougé de dix ou quinze ans, avant le jour où vous êtes parti. De ce moment-là, une vraie tornade ! À croire que c’est votre départ qui l’a déclenchée ! » Et les morts : un suicide : Pornic ; un assassinat probable : Mme Rolin ; trois

atteints par un cancer : Tribot, Rogel, Dourat ; au moins trois morts naturelles : Dabout, Berthe et… il oubliait les noms. La moitié de l’effectif, plus de disparus qu’à la guerre, en proportion. « Je suis parti à temps ! dit-il, mi-plaisant mi-sérieux. – Vous croyez que vous y seriez é aussi ? » Louis haussa les épaules : « Peut-être ? La mort vous savez… » Il était mal à l’aise. Il n’aimait pas se rappeler qu’il avait connu cette condition médiocre, qu’il avait exercé ce métier mesquin. L’hôtelier avait vieilli, le gris de ses tempes avait envahi toute sa chevelure, pris entre deux rides profondes, son nez semblait s’être allongé, quand il riait deux pattes d’oies apparaissaient aux coins de ses paupières. « Comment va votre femme ? » demanda Louis. Elle allait bien, merci, mais elle avait été opérée d’un fibrome. Donc elle n’est plus une femme, pensa Louis. Ne répondant que quelques mots au bavardage de l’hôtelier, il supputait le contenu de la lettre. Une mort, un accident ? L’avenue Gambetta, la place Martin Nadaud, et l’hôtelier arrêtait sa voiture. « Vous venez prendre un verre ? – Non, merci, je n’entre pas, je n’ai pas le temps. – Alors je vous apporte la lettre. » Louis attendit, fébrile, en se moquant amèrement de lui-même : le sort le ramenait de force dans son vingtième arrondissement ! Enfin il eut la lettre. C’était l’écriture de Nadine. Il décacheta l’enveloppe tout en marchant. Un simple billet :

J’ai fait suivre une lettre officielle à l’agence. J’étais embarrassée, je ne savais pas où te l’envoyer, je ne pouvais pas le faire chez toi, à cause d’Henriette. À tout hasard, je te préviens chez ton ami. Réclame cette lettre à l’agence si par hasard on oubliait de te la donner.

Une lettre officielle ? Louis frémit. En lui l’inquiétude fit place à la peur. S’agissait-il d’une suite catastrophique à son affaire d’accident de moto ? Il se hâta vers la station de métro, et au moment de descendre les marches, il s’aperçut que, dans son trouble, il avait oublié son dossier d’agence dans la voiture de l’hôtelier. Il courut. Il le vit, sur la banquette arrière. Et la vitre était ouverte ! Sur ce riche portedocuments de cuir. Il allongea le bras, le saisit, n’importe quel ant aurait pu en faire autant. Atterré à retardement, il trembla. Maintenant l’agence. Mais la rame de métro avait à peine pris de la vitesse qu’elle ralentissait. Tant d’arrêts pour quelques malheureux kilomètres ! Il se morfondit une demi-heure durant. À l’agence, Mme Dubart n’avait eu connaissance que de trois lettres de clients. Nouvelle inquiétude. Le sort se jouait de lui. « Des compliments. Mais vous savez, ajouta-t-elle avec un fin sourire, quand elles sont signées d’une femme, mon fils n’en tient pas compte. – Il le pourrait en ce qui me concerne ! » dit Louis avec dignité. Il était au courant : quand les guides avaient couché avec une voyageuse, ils lui faisaient écrire des dithyrambes enflammés. C’était d’une stupidité sans bornes, ces pavés de l’ours circulaient et faisaient la joie des bureaux, à leurs dépens. On ne savait pas encore si Louis reprendrait son circuit traditionnel. « De toute façon, vous partez samedi. Revenez voir demain. » Louis s’en alla, déçu et plus inquiet que jamais. La lettre devait être encore en route. Son incertitude allait donc se prolonger. Il désespéra. Qu’allait-il faire ? Certainement pas rentrer rue Jasmin, où il ne ferait qu’interrompre le somme de

Jenny, ce qui ne serait sûrement pas de son goût. Désœuvré, il projeta une visite chez les Doller. « Monsieur Bienvenu ! » Surpris, il tourna la tête : un employé de l’agence le hélait. Louis vit instantanément le rectangle blanc de l’enveloppe qu’il tenait à la main. C’était elle ! « Voilà, monsieur Bienvenu. Madame Dubart s’excuse : elle ne l’avait pas encore vue, elle était au courrier de ce matin. »

Palais de Justice Il pâlit… Non, ce n’était pas celui du chef-lieu !

Palais de Justice… Paris

Le divorce. Il était convoqué à l’audience de conciliation pour le lendemain. C’était fait, Henriette avait tout mis en marche, le cauchemar prenait corps. Et il s’en était fallu d’un rien qu’il n’eût pas été prévenu. Il examina le cachet de la poste : la lettre était arrivée de l’avant-veille, l’employé avait menti, elle devait traîner dans quelque coin. Une première adresse, celle de Paris, avait été rayée et remplacée par celle du chef-lieu, que Germaine avait rayée et remplacée par celle de Saint-Valat, que Nadine avait rayée et remplacée par celle de l’agence, une enveloppe incroyablement bourrée de ratures, où il retrouvait l’écriture des deux femmes qui lui étaient chères ; mais que son contenu était redoutable ! À l’ennui d’une corvée imprévue, s’ajoutait son horreur de ce genre de choses, il eût voulu ne consacrer sa vie entière qu’aux voyages, à la littérature et à l’amour. Désorienté, sa convocation en main, il s’était arrêté devant une vitrine qu’il ne voyait point. Au fait, Doller n’avait-il pas divorcé, avant d’épo Renée ? Mais si, puisqu’il avait une fille d’un premier mariage ! Il était donc é par là, ses conseils lui seraient précieux. Et comme il ne pouvait pas rentrer rue Jasmin, il

déjeunerait avec eux, ce serait plus agréable que d’errer dans Paris le ventre vide, car il ne se sentait pas le courage d’aller au restaurant tout seul, dans ces circonstances. Soudain soulagé, il se mit en route. Le métro, de nouveau le métro. À chaque retour c’était une indigestion de métropolitain.

Rue Cassini, ce fut André qui ouvrit : « Renée n’est pas là ? – Elle est dans la salle de bains. Dis donc, tu as une mine formidable ! Tu es en forme ! – Peut-être, mais je suis drôlement embêté ! » répondit Louis. Et sans attendre il exposa son problème. « Ne te casse pas la tête, dit Doller. La conciliation c’est zéro, ça réussit une fois sur mille. Je connais ton Henriette, elle n’ira pas par quatre chemins. Elle veut divorcer, tu n’y changeras rien. Tout ce que tu as à faire et tout ce que tu peux faire, c’est de limiter les dégâts. – Qu’est-ce que tu entends par : les dégâts ? » Doller allait répondre, quand la porte de la salle de bains s’ouvrit et Renée parut et s’immobilisa aussitôt, interdite. D’un seul regard, Louis avait vu les larges cuisses nues, et à peine voilé par une chemisette transparente, le grand triangle noir et touffu qu’il connaissait bien. Dans un nuage, il entendit Renée balbutier : « Oh, pardon ! ». Elle reculait d’un pas et refermait vivement la porte. « Elle n’a pas entendu ton coup de sonnette, dit André. Enfin, tu sais ce que c’est qu’une femme en chemise. Toi surtout ! – Tu parlais des dégâts, quels dégâts ? – La pension parbleu ! – C’est ça justement qui m’inquiète ! Ah ce divorce, ça me tracasse, tu ne peux pas savoir !

– Tu feras comme moi, tu referas ta vie, dit André Doller. Tu l’as déjà refaite. Un jour, tu verras, tu considèreras ça comme un simple incident de parcours. C’est un mauvais moment à er, voilà tout. » Louis n’y croyait guère. Mais Renée réapparaissait, cette fois vêtue. Ils èrent dans le salon et elle servit des apéritifs, en versant à peine un doigt dans le verre de son mari. Les joues creuses, un visage jaune paille, des yeux éteints, André Doller offrait à la vue une mine misérable, Louis en eut le cœur serré. Il parlait : « Il se fait du mauvais sang pour le divorce. – Tu as bien tort, ce n’est pas pour demain ! dit Renée. Nous avons une amie qui l’a demandé. Ça fait deux ans que ça dure, et elle n’en voit pas le bout. Tu auras tout le temps de penser à autre chose, tu sais ? – S’il n’y avait que le temps ! Mais ce sont les résultats ! – Ah ça, évidemment, fini la grosse galette ! Nadine, ce n’est pas la même chose, elle n’a pas un sou. C’est même toi qui l’entretiens ! Tu ne seras jamais riche, mon pauvre Louis ! – Ça, je m’en fous ! Ce n’est pas ce que je veux dire ! Je parle de la garde d’Armel. Et de la pension ! » dit Louis, un peu froissé. Sa gêne revenait, Renée ne cessait de lui jeter des regards brûlants. Qu’il l’eût vue en chemise avait, de toute évidence, excité chez elle un désir toujours prompt à s’allumer. Il se détournait en vain. Elle était folle ! André allait s’en apercevoir, il n’était pas aveugle ! Il fallait fuir. Il n’attendit pas qu’on l’invitât : « J’en suis fâché, mais il faut que je vous quitte, je suis attendu à l’agence. – Moi qui pensais que tu venais déjeuner ! dit André Doller. Et tu t’en vas déjà ! Tu nous mesurais la fréquence de tes visites, et voilà que tu nous mesures leur durée ! – Je reviendrai, dit Louis. – Je comptais que tu allais nous raconter tes dernières fredaines.

– Mes dernières fredaines s’appellent Jenny, quarante ans, infirmière de nuit. – Celui-là ! Jamais fatigué de soulever des femmes ! » s’exclama Renée. Et la tête tournée vers lui, elle lui adressa une œillade si précise qu’effrayé, il se leva. Et Simonne, qui attendait son appel ? Et Suzanne, qu’il n’avait pas vue ? Et Jenny, qui était peut-être réveillée ? Et demain Henriette et le juge ? Et où Dubart allait-il l’envoyer ? En Espagne ? De nouveau au Portugal ? Et la maisonnette d’Esclarmont, qui restait vide ? Et les lettres de Nadine, qui se mettaient à manquer de chaleur ? Et Germaine, dont il n’avait pas de nouvelles ? Tout cela devant soi ! Il se sentit submergé.

¹¹⁴ Louis l’avait rencontré lors de réunions de l’association : le Midi à Paris, une association de méridionaux à laquelle Louis adhéra après ses déconvenues à la SFIO et au Parti néo-socialiste. Il fut un temps rédacteur en chef de son bulletin mensuel : cf. tome 12, 3e Époque, chap. 79, pp. 81-83 ; chap. 85, pp. 133-134 & chap. 86, pp. 139-141. C’est cet homme, bien renseigné par ses accointances policières, qui l’avait prévenu par téléphone au bureau, à toutes fins utiles, de la rafle du Vél d’Hiv qui se préparait pour la nuit du 16 au 17 juillet 1942 : cf. tome 14, 4e Époque, chap. 63, pp. 299-300, et note 100 p. 312. Renseignement sensible qui permit à Louis de mettre en sécurité son amie Rachel Nowacks, ainsi que la sœur de celle-ci et son mari : ibid. pp. 301312. Rachel, une Juive polonaise dont Louis avait fait la connaissance par l’entremise d’un portefeuille perdu par elle dans la rue : ibid. chap. 56, pp. 229230 & chap. 57, pp. 232-235. Détail d’actualité ici : après son départ de l’istration, Louis utilisa l’hôtel de son ami comme boîte aux lettres pour les courriers qu’Henriette ne devait pas voir.

CHAPITRE 278

Il était rentré en fin d’après-midi, vers sept heures. Il ne concenvait pas qu’on pût se tenir de jour dans un sous-sol, à moins que ce ne fût pour dormir, comme Jenny. Après s’être séparé des Doller, il n’avait pas déjeuner, il était simplement entré dans une brasserie, aux alentours de l’Opéra. Au comptoir, trois jeunes filles, des midinettes, buvaient des caféscrème. Les cafés-crème parisiens ! Ces filles lui avaient rappelé Louise et ses confidences, le jour béni où, connue de quelques heures seulement, elle s’était donnée à lui, pour ce qu’il lui restait de vie. Que de jours où, seule sur ce qu’on appelait le pavé de Paris, elle n’avait déjeuné que d’un café-crème ! Il était allé au comptoir, lui aussi, et luttant contre une émotion qui lui chauffait la gorge, il avait commandé : « Un café-crème, s’il vous plaît ! », et il avait bu, en hommage à sa morte. Ensuite, ayant longtemps erré dans l’éblouissement des vitrines et téléphoné à Simonne pour lui dire qu’il la verrait le lendemain, il était retourné rue Jasmin, et sans rentrer dans l’immeuble, il s’était aventuré du côté du Bois, pour explorer les lieux de ses futures promenades. Car chaque fois qu’il changeait de domicile, c’était son premier souci. Il y avait beaucoup de promeneurs dans les allées. Quelque chose d’aisé dans l’expression du visage, de loin en loin une fille éclatante, ce côté de Paris, c’était un autre monde. Et ce n’était pas l’argent qui leur donnait cet air tranquille, c’était plutôt, il le comprenait, qu’une bonne éducation avait appris à ces gens l’art de vivre. Et lui ? Bien habillé comme il l’était, il pouvait er pour un des leurs.

À sept heures, Jenny était là, occupée à laver une culotte et un soutien-gorge sous le robinet de l’évier. « Tu veux dîner ? demanda-t-elle, et sans attendre la réponse elle ajouta : Moi, le soir, je me fais un bol de café. Mais toi… »

Il hésita, embarrassé. Il n’allait pas commencer par déranger ses habitudes et lui coûter de l’argent. « Tu veux que je te fasse des œufs ? – Oui. » répondit-il, soulagé. Elle se contentait de café, mais au Portugal et en Espagne, chaque soir, comment faisait-elle pour engloutir les platées de viandes, de légumes et de desserts dont elle ne laissait rien ? Il était vrai qu’elle devait avoir la nourriture à discrétion pendant ses gardes de nuit. Ou peut-être voulait-elle rattraper ses excès de vacances ? À son entrée, elle l’avait embrassé sur les joues. Surprenante femme. Cherchaitelle seulement un compagnon ? Elle le déroutait. Celles qui avaient jalonné sa vie, soit par la chair soit par le cœur, il les avait toutes exaltées, et elle non, elle semblait équilibrée au point d’être murée dans sa tranquillité déconcertante. Elle ne lui demandait même pas où il avait é sa journée. Les œufs grésillèrent dans la poêle. Il ne les aimait que le blanc à peine cuit, d’une blancheur translucide. Cependant il ne dit rien. Elle le servit. Les jaunes paraissaient miraculeusement intacts au milieu d’une boursouflure couleur de pain grillé. « Demain c’est ma nuit de repos. On va pouvoir faire dodo ensemble. » Il ne s’enflamma pas. Il commençait à voir en elle une simple amie. Une fois par semaine, comme les vieux ménages, pensa-t-il. Elle se versait un grand bol de café. Il évoqua Hélène. Incroyable, le nombre de gens qui buvaient du café à toute heure de jour et de nuit. Lui avalait sans joie le blanc à moitié brûlé, mais les petits morceaux de pain de gruau trempés dans le jaune, c’était bon. Avide de savoir, il la fit parler de son travail. Elle avait à veiller sur les insomnies d’une vieille dame grabataire à qui elle faisait des piqûres, et qui, dix fois par nuit, demandait qu’on lui retirât ou qu’on lui tapotât ses oreillers, et réclamait à boire ; elle devait l’aider pour le pipi, et pour ceci et cela. Une famille de robe, le mari, l’épouse, le père, le grand-père, la fille, aujourd’hui ou dans le é, tous là-dedans. Et alors, des principes à l’ancienne, une moralité

militante ! « S’ils te savaient ici, je ne garderais pas ma place ! – À ce point ? – Tu ne peux pas savoir ! – Tu es divorcée. Comment le prennent-ils ? – Ce n’est pas à mes torts. Et je vis seule. Tu n’existes pas ! » Elle riait. « Tu m’inquiètes ! Attends, que je me tâte ! dit Louis. – Demain soir, c’est moi qui te tâterai pour savoir si tu existes ! Ah ah ! » Demain soir, je serai é devant le juge, pensa Louis, tout à coup pris d’angoisse.

Quand Jenny partit, après l’avoir de nouveau embrassé sur les joues, il se déshabilla et s’allongea paresseusement. Il n’était que huit heures, mais il voulait dormir longtemps pour être tout à fait dispos le lendemain. Dormir longtemps ? Son esprit tourmenté lui laisserait-il aborder le sommeil ? Maudite Henriette ! Avec cela, il avait faim, deux œufs à demi calcinés n’étaient pas une nourriture suffisante. Il se releva et alla fouiller dans le placard. Il y avait encore des œufs, mais leur vue lui donna la nausée. Il finit par dénicher un paquet de biscuits à peine entamé. Il les mangea jusqu’au dernier, avec le sentiment d’être en faute. Avait-il donc peur d’elle ? Et pourquoi n’avait-il pas osé lui dire que deux œufs ne lui suffiraient pas ? Il s’interrogea. C’était une forte femme. Une force paisible, la vraie. Avec elle c’était un peu comme s’il redevenait un enfant. Mu par un désir irrésistible, il ouvrit l’armoire, plongea la main dans le fouillis de vêtements et ramena l’une des petites bouteilles de champagne. Une de plus, une de moins, brouillonne comme elle était, elle ne s’en apercevrait même pas. Le fil de métal à peine enlevé, Louis fut surpris par le bouchon qui sauta de luimême à grand bruit, percuta le plafond, et alla se perdre dans un coin de la pièce.

Il n’eut que le temps de recueillir le précieux liquide qui jaillissait du goulot dans le verre qu’il avait placé à proximité. Il avait oublié que le Champagne se buvait froid, ce qui limitait son comportement expansif. Louis le dégusta néanmoins avec de coupables délices. C’était du doux, juste celui qu’il aimait. Mais le flacon ? Comment le ferait-il disparaître ? Et le bouchon, il lui faudrait le retrouver. À cette heure, il n’allait pas se rhabiller et se mettre en quête d’une poubelle, dans un immeuble dont il ne connaissait que l’entrée et une partie du sous-sol. Il acheva de vider la bouteille et la glissa dans son porte-documents. En partant, demain, il la jetterait dans une poubelle ou une bouche d’égout. Il regagna le lit. Cette fois il se couchait tout de bon, mais il fallait faire le vide dans son cerveau, mettre au repos cette machine à moudre les pensées qui devait continuer à fonctionner toute seule quand le reste du corps, fatigué, se refusait à la suivre : ce qu’on appelait les rêves. Jenny apparut malgré lui, il s’avoua qu’il n’avait pas d’amour pour elle. Elle n’était pas raffinée. Il aurait é là-dessus, mais elle n’était pas douce, et c’était plus grave. Il aurait é encore là-dessus si elle avait été ardemment sensuelle, comme Renée. Mais elle ne l’était pas. Que lui restait-il ? Et il ne la désirait pas non plus. Renée, elle… Une garce, celle-là. Elle savait, elle, comment vous mettre le sexe en feu ! Un souvenir lui revint. Pendant l’Occupation, il avait connu un garçon-boucher qui donnait un numéro à ses partenaires successives, donnant un rôti pour une heure de lit, ou un pot-au-feu pour un retroussement de jupes à la sauvette. Mais c’était un collectionneur, d’autres c’étaient les timbres. Bon, mais il s’endormait…

Qu’était-ce ?… Un ronflement… Elle. Cette fois il ne l’avait même pas senti entrer dans le lit. Elle ronflait, elle avait quelque chose de masculin, de trop robuste, c’était cela, enfin il découvrait ce qui le gênait chez elle, ce qui l’empêchait d’être avec elle celui qu’il était avec toutes les femmes. Il eut l’impression d’être couché à côté d’un homme, d’un copain. Mais alors qu’il y songeait, tout à coup, l’épreuve qui l’attendait lui apparut, se leva dans sa mémoire comme un jour subit. Anxieux, il se demanda s’il était en mesure de l’affronter. Henriette avait pu le détester, et même le haïr, cela était resté lointain et sans effet visible, il avait même pu l’oublier. À présent tout était changé, elle était son ennemie et elle agissait en ennemie. Il se mettait à sa place, il la

comprenait, mais ce qui lui échappait était la nature du sentiment étrange qui le remuait, il ne parvenait pas à le définir. Il allait se lever. Sans bruit, il se dégagea des couvertures, par chance le lit ne touchait pas au mur. Va donc, pensa-t-il, elle a un sommeil de bûcheron ! Dans la cuisine, il s’inquiéta de nouveau : il ne serait pas au plein de sa forme, faute de s’être livré aux exercices de sa Règle. Si seulement il avait pu se livrer à sa gymnastique ! Une impulsion irrésistible le poussa vers le lit. Il se pencha sur la dormeuse : « Ma chérie… » Jenny eut un sursaut, et l’espace d’une seconde, ses traits exprimèrent la terreur. La voix de Louis se fit caressante : « Ma chérie, pardonne-moi de t’avoir réveillée, mais j’ai l’habitude de faire ma gymnastique, le matin. Ça me manque… – Mon pauvre chéri, dit Jenny, tout à fait réveillée, fais-la, ne t’occupe pas de moi ! – Oui, mais voilà, je n’ai pas la place ! Il faudrait pousser le lit contre le mur. – Ah, bon ! Il fallait le dire ! Si ce n’est que ça… Attends ! » Debout d’un élan, elle avait repoussé le lit avant qu’il eût eu le temps de l’aider. « Voilà, mon chéri. Fais ta gymnastique. Je me recouche, si ça ne te fait rien. Cette vieille bonne femme m’a embêtée toute la nuit ! » Elle s’allongeait avec un soupir d’aise. Louis se pencha de nouveau et plaqua sur son front un baiser tendre : « Merci, Jenny. Tu es gentille. » Elle sourit, heureuse : « Je t’ai acheté des croissants. Ils étaient tout chauds ! » Louis remercia encore. Jenny se tourna sur le côté :

« Allez-y, monsieur le gymnaste. Je vous regarde opérer. » Louis s’étendit sur la moquette, les yeux au plafond, l’air de la fenêtre sur le visage, il entama sa leçon matinale. Bientôt, avec une circulation plus vive, il lui sembla que du plaisir courait dans ses veines. Un ronflement : d’un coup Jenny s’était rendormie. Il alla jusqu’au bout et se redressa, essoufflé, mais empli d’une joie salubre. Il ne craignait plus personne, à présent. Maintenant le petit-déjeuner, l’eau chaude, les granulés, le tube… Les croissants ! Trempés dans le café au lait, ce serait un délice. Il jubila quand il en eut un en main. Il était croustillant, de minces écailles luisantes, d’un marron doré, se détachaient sous ses doigts et se noyaient dans le bol, la dernière gorgée serait moelleuse à souhait. Jenny en avait acheté quatre, il en mangea trois. Ils étaient pour lui, n’avait-elle pas dit : Je t’ai acheté des croissants ? Voilà où était le charme de la vie : qu’il s’occupât d’une femme ou qu’une femme s’occupât de lui, surtout cela. Et tout le temps. Satisfait, il mangea de bon appétit. Il était convoqué pour dix heures trente. J’ai le temps d’aller faire un tour au Bois ; ça m’aérera, se dit-il. Il téléphonerait à Simonne, mais pas avant d’avoir é son cap redoutable de la conciliation, au-delà duquel tout se mettrait à reprendre sa place normale. Au Bois, il respira. Mais quelque chose le gênait : le gonflement de son portedocument. Il se rappela la bouteille qui s’y trouvait, et ce fut quand il la jeta dans une poubelle providentielle qu’il pensa au bouchon qui traînait quelque part, probablement sous un meuble. Bah, comme elle fait rarement le ménage, ce n’est pas demain qu’elle va le trouver ! Tant pis ! se dit-il. Mieux valait oublier ces détails et arpenter à loisir les allées qui s’ouvraient devant lui. Ici, les arbres remplaçaient les maisons, des arbres qui étaient au large, qui épanouissaient leurs panaches. Mais ils étaient trop fiers, trop beaux, trop soignés, trop tranquilles, Louis trouva qu’eux aussi étaient des Parisiens du 16ème. Comme ces enfants de riches qu’il apercevait, accompagnés et surveillés par des domestiques, à l’instar de princes. Allant et venant, il songea encore que, la nuit, tous ces gens convenables retournés à leurs belles demeures, ce Bois – il n’en avait pas une expérience

personnelle, mais c’était de notoriété publique – se mettait à grouiller de prostitués des deux sexes et de messieurs cossus affamés de canailleries hâtives, avides de vautrer leur pesante dignité dans l’ordure, tous sortis de l’ombre comme d’immondes bêtes nocturnes. Comment pouvait-on s’abaisser à cela ? Par instants, il ressentait des crispations d’angoisse. Il ne prolongea pas sa promenade. À dix heures, il entrait dans l’enceinte du Palais de Justice. Mais c’était une ville, de renseignement en renseignement et de bâtiment en bâtiment, il mit du temps à découvrir la bonne salle d’attente. Assis, il se sentit mal à l’aise. Chaque minute, lui sembla-t-il, minait son assurance, un travail de sape, ce n’était pas par hasard que tous les grands de ce monde faisaient attendre leurs visiteurs. Et cet édifice énorme, qui éveillait en lui un souvenir amer : le palais de justice du chef-lieu, l’avocat adverse, les juges, sa condamnation à quinze jours de prison avec sursis ¹¹⁵… Tout à coup, il vit apparaître Henriette, elle venait vers lui : « Bonjour. Vous arrivez de chez votre maman ? demanda-t-elle. – Non, je suis là depuis… » Il s’interrompit brusquement. Trop tard… « Ah bon ? Vous êtes descendu à Garches ¹¹ , sans doute ? Vous êtes chez vous, là-bas ! » Une voix agressive. Il ne répondrait pas. « Je suis ée à l’agence ce matin. Vous partez après-demain pour l’Espagne, après le Portugal. » Il ne répondit pas davantage. Elle en sait plus que moi. Elle est au courant de tout. Elle me suit à la trace, chez Dubart. Heureusement, Esclarmont est loin ! pensa-t-il. « Vous ne voulez pas parler ? À votre aise, ça ne me dérange pas le moins du monde. » Ils attendirent, Louis furieux contre lui-même, il eût dû se montrer amical, et

même tendre, mais c’était comme au temps de leurs disputes : elle le braquait tout de suite par des mots acerbes. Elle demeurait immobile, les yeux clos. Elle devait s’efforcer à dormir, comme elle faisait souvent quand elle était en position d’attente. Il se dit qu’elle était, malgré tout et encore, sa femme. Un huissier parut, on les appelait. Ils se trouvèrent devant un juge aux tempes grises, qui, d’un ton paternel, leur recommanda de réfléchir, les disputes étaient souvent mensongères, elles n’étaient presque toujours que le résultat d’instants d’impatience, pas forcément le signe d’un désaccord profond. Il était sage de prévoir qu’on pourrait se repentir, se mordre les doigts, regretter celui ou celle qu’on croyait ne plus aimer, on oubliait les bons moments, et plus tard, ils reviendraient à la mémoire… quand il serait trop tard. Les liens de l’habitude étaient plus forts qu’on ne le pensait généralement. D’autre part, il n’était pas facile de bâtir sur des ruines, à supposer qu’on y parvînt. Et l’enfant, avait-on pensé à l’enfant ?… Louis écoutait, espérant que ces sages paroles attendriraient sa compagne, lui s’accommodait fort bien d’avoir à la fois une épouse et une maîtresse. Elle, avait-elle un amant ? Le juge terminait son homélie : « Qu’avez-vous à dire, madame ? – Monsieur le juge, nous vivons séparés depuis des années. Il y a quinze ans que nous sommes mariés, et nous n’avons pour ainsi dire jamais vécu ensemble. Mon mari avait des maîtresses, et non seulement ça, mais il me refusait le devoir conjugal… – Il vous a quand même fait un enfant ! dit le juge. – Ce fut par accident, monsieur le juge. Sa maîtresse du moment devait être indisposée ce jour-là ! – Oh, madame ! » protesta le juge. Il eut ensuite un léger rire :

« Vous êtes dure ! Qu’avez-vous à dire, monsieur ? – Ma femme veut parler d’une maîtresse en particulier. Celle qu’elle se complaît à appeler ainsi était simplement une amie qui me faisait le ménage. Je travaillais, j’étais seul, ma femme était à la campagne, chez sa mère, avec l’enfant. Le bureau, la cuisine, les courses, le ménage, je ne pouvais pas suffire à tout. Et je n’avais pas les moyens de m’offrir une femme de ménage. – Vous n’aviez pas que celle-là ! Vous trompiez même votre maîtresse ! s’écria Henriette. – C’est vous qui le dites ! – J’ai des photos ! – Vous me reprochez nos vies séparées. Si je suis absent, c’est que mon travail de guide m’oblige à des voyages. Vous, c’est différent : rien ne vous oblige à er la moitié de votre temps en Amérique ! – Qu’avez-vous à répondre, madame ? dit le juge. – J’ai à répondre que mon mari ne m’a jamais traitée comme une épouse. J’ai mis très longtemps à me décider. Trop longtemps, monsieur le juge. Je demande le divorce. C’est définitif. – Et vous, monsieur ? – Monsieur le juge, je dirai simplement qu’Henriette Rousset n’était pas exactement l’épouse que j’aurais souhaitée. » dit Louis, avec dignité. Il connaissait sa femme : elle était butée, elle ne fléchirait pas, il n’y avait rien à espérer d’elle. Il ne lui restait qu’à prier dieu que leur dossier traînât en longueur.

¹¹⁵ Après son accident de moto, dont la responsabilité lui avait été imputée aux trois-quarts : cf. tome 23, 5e Époque, chap. 210, p. 319.

¹¹ Lieu du domicile des Chavelier, au temps où Louis a connu Nadine, quand les trois femmes : Hélène et ses deux filles, étaient aides-soignantes à l’hôpital Raymond-Poincaré : cf. tome 14, 4e Époque, chap. 60, pp. 270-271 & chap. 61, pp. 276-286. Nadine en disponibilité, et Hélène en retraite à Saint-Valat, seule Yvette y travaillait encore et occupait l’appartement de l’avenue de la Bédoyère.

CHAPITRE 279

Pas de lettre à Burgos. Pas de lettre à Madrid. Pas de lettre à Cordoue. Pas de lettre à Séville. Le casier vide, l’interrogation anxieuse, et le : «No señor. Nada.» étonné du concierge. Et tout le reste du jour, bientôt une partie de la nuit, à supputer, après avoir lu et relu les dernières lignes qu’il avait reçues d’elle, chez l’hôtelier, juste avant son départ de Paris :

Tout est si calme ici qu’on dirait que tout s’apprête à mourir, les feuilles des arbres ne bougent même pas, il n’y a pas un cri de bête, tout est figé. Je suis sortie dans le village et c’était pareil, j’ai tant besoin de voir la vie que j’étais étonnée de l’immobilité des maisons, et rien ne prouvait qu’elles vivaient, ces maisons, pas un cri n’en sortait, pas un chant, pas le moindre bruit, pas de va-etvient de leurs occupants. Et moi qui n’ai rien à faire qu’à réfléchir, Mérotte avale la besogne plus vite qu’une machine, je sommeille, c’est comme si je dormais debout. Pendant ce temps tu es pris, toi, dans un tourbillon de vie. Pourquoi tout est si différent pour nous deux ? J’en suis bien désolée. Je vois que malgré notre grand désir nous n’arriverons jamais à être heureux, et qu’avant d’être aspirée par la vieillesse, il faudra bien que je me sépare de toi, soit pour vivre seule et ne plus souffrir, soit pour vivre avec un autre homme qui ne me quittera pas chaque année pendant des mois…

Il avait répondu en hâte, donné des assurances pour l’avenir : deux voyages par an, et ceci, et cela, et autre chose encore. Et pas de lettre à Burgos, pas de lettre à Madrid, pas de lettre à Cordoue et pas de lettre à Séville. Et pas de lettre à Grenade. Il s’était présenté à la réception, à la fois angoissé et certain que cette fois, enfin, il en aurait une. Et rien ! D’un coup, le laissant nu devant une perspective affreuse, s’étaient effondrées les explications plausibles qui l’avaient jusque-là retenu au bord du désespoir. La liste des hôtels, envoyée de Paris, avait pu se perdre ; trois ou quatre jours de trajet pour la correspondance entre la et l’Espagne étaient un minimum, la censure franquiste, en sus. Il y avait en quatre cent mille réfugiés républicains et leurs dirigeants au grand

complet : quatre cent mille ennemis, les pires, ceux qui avaient failli détruire l’Espagne par l’intérieur, et en pourrir le cœur. Alors, l’inquiétude, il la voyait arriver au galop depuis plusieurs étapes dans ces neuf jours écoulés, elle lui avait ôté le sommeil et tout intérêt pour ses voyageurs, parmi lesquels, pourtant, dans les yeux d’une femme et dans ceux d’une jeune fille, il lisait à la fois un appel et une attente. Cette inquiétude, en un instant, venait de le submerger, d’établir en lui son camp, en dur, comme celui de Santa Fe au temps d’Isabelle ¹¹⁷ ; Santa Fe, qu’une demi-heure avant il avait traversée l’espoir au cœur. Anéanti, pleurant en lui-même, il avait expédié sa besogne coutumière, installé ses gens, numéroté leurs valises. Il venait de prévenir son chauffeur qu’il ne dînerait pas avec lui, qu’il n’avait pas faim, et il se disposait à monter dans sa chambre, quand le groom vint à lui : « Señor guía, le concierge voudrait vous voir. » Il se précipita. La première chose qu’il vit fut, dans la main du concierge, une enveloppe qui lui apparut comme un éclair blanc : « Señor guía, il y a une lettre pour vous. On l’avait mise par erreur dans le casier voisin du vôtre. Mille excuses, señor. » Enfin ! Louis saisit l’enveloppe d’un geste prompt. L’écriture de Nadine ! Elle venait de Saint-Valat. Quelle épaisseur ! Elle devait contenir quatre ou cinq grandes feuilles, c’était ainsi quand elle était contente ou très amoureuse. D’un coup il sentit l’appétit lui revenir. Mais allait-il lire ce délicieux journal à table ? En face du chauffeur et devant tout le monde ? Il n’était pas question de remettre à plus tard. Il monta chez lui. Il y avait trois grands feuillets, emplis des deux côtés, avec des lignes serrées dans les marges :

Je comprends qu’après ma dernière lettre mon silence doit t’avoir fait imaginer bien des hypothèses, pas toutes en ma faveur. Non, Louis, il n’y a pas d’autre homme, il n’y a que nous, et rien n’est tout à fait perdu encore, mais vois vraiment la vie que tu m’as offerte depuis que nous nous connaissons. Il faut que je sois franche, tout à fait franche, sans quoi tu ne saurais même pas de quoi il retourne.

C’est simple, au fond, depuis longtemps, je suis lassée. Tu veux tellement être un homme pas comme les autres que tu n’as plus rien d’un homme. Je me suis lassée à la longue de n’avoir pour toute vie que de la littérature.

Je suis lassée de me taire quand j’ai envie de parler ou, surtout, de chanter.

Je suis lassée d’attendre tes caresses, au point que je n’en ai plus de désir pour toi et que je sens pourtant en moi un tempérament du diable.

J’étais déjà lasse, mais lasse, tu ne peux pas savoir à quel point, d’élever cet enfant qui n’était pas le mien et qui est un Rousset tout pur, cette race exécrée.

Je suis lassée de cette existence monotone dans tous ces petits villages popotards ou rien n’est grand, sauf le décor.

Je suis lassée d’être seule tous les étés et de ne t’avoir à moi que lassé toi-même de la grande vie après laquelle tu me reviens de plus en plus petit-pèrepantouflard.

En un mot, rien dans notre existence n’est harmonieux : et encore j’oublie que, malgré les apparences contraires, je suis lassée de notre pauvreté. Il est indéniable que je suis depuis des années sans linge, avec juste la paire de chaussures qu’il faut bien que j’aie, et il faut reconnaître que si j’arrive à être coquette et à faire envie à celles qui ne savent pas, c’est bien parce que j’ai un goût sûr, que je sais faire moi-même à peu de frais une robe charmante, ou que je sais me coiffer presque aussi bien que le coiffeur.

J’étais coquette, j’étais extrêmement femme : qu’as-tu fait de moi ? Une boniche déclassée, qui ne fut même pas payée !

Et c’est pourquoi, lasse, sachant, malgré toutes tes promesses (tu en as toujours fait à tous et tu ne les as jamais tenues), que nous nous enfoncerons de plus en plus dans cette existence sans attrait, je voudrais avoir la force nécessaire de dire adieu à tout cela et de me mettre, car je sais qu’il n’est pas trop tard, à vivre enfin. Je me sens des ailes qui poussent, loin de toi je sens ma personnalité reprendre tout son essor et je rêve d’une autre vie, même sans compagnon attaché, mais une vie où l’on vit.

Traite-moi d’égoïste, mais avant sois loyal, mets-toi cinq minutes à ma place : tu me parles de faire de moi ta petite reine, c’est ce que je croyais être quand je me suis mise avec toi, et au bout des années je m’aperçois que je n’en ai eu qu’un gosse à élever, qui n’était pas à moi et qui n’a pas de cœur, et qu’un homme de qui je peux compter les caresses. Que j’ai dû refouler jusqu’au plus profond de moi tout désir de coquetterie ; que j’en suis arrivée à demander presque humblement une paire de chaussures ou mon rouge à lèvres indispensable ; qu’il n’est pas question, qu’il ne sera jamais question d’avoir de beaux dessous, que j’en suis arrivée à craindre jusqu’à ta colère, et que souvent je me tais de peur de te fâcher, qu’en un mot tu m’as complètement étouffée, et qu’au bord de l’asphyxie je dois me délivrer de toi pour vivre, même pas bien, mais vivre enfin.

Et toi qui vas probablement mettre tout cela sur le compte d’un autre homme, tu ne t’es sûrement jamais douté que le mal vient de toi. Tu le sais bien, n’est-ce pas, que je suis bonne jusqu’à la bêtise, que je suis caressante comme une chatte, propre et fine et tant d’autres choses encore, et vois ce que tu as fait de moi. Jour après jour la goutte d’eau qui fait déborder l’amertume est tombée sur mon cœur, maintenant je n’espère plus rien. Je ne crois plus à tes promesses, toujours faites, jamais tenues. Je ne compte que sur moi, pour essayer, en me servant d’un tas de choses que tu as eu la bonté de m’apprendre, de me refaire une nouvelle vie

avant qu’il soit trop tard, c’est-à-dire pendant que je sens en moi des forces jeunes.

Il faut voir les choses telles qu’elles sont, Louis. Notre Amour a été sublime, mais notre vie plutôt lamentable. Que peut-on espérer encore l’un de l’autre ? Le désir de l’un pour l’autre est mort, la confiance est perdue, le rêve paraît brisé. Pendant douze ans, j’ai espéré que cela irait mieux, maintenant que pouvonsnous faire ? nous sommes embrigadés dans des questions de terrains et de constructions, qui vont nous mener sans joie vers la vieillesse. À quoi bon ? Dans tous les cas, je trouverai toujours un peu d’argent pour subvenir à mes besoins, et il me serait difficile d’en avoir moins que ce que j’ai à présent.

Voilà l’état exact des choses, il faut reconnaître que tout cela est vrai et que ce n’est guère réparable. Je t’embrasse bien tristement.

Nadine

Atterré, Louis poussa un gémissement, qu’il avait retenu tout au long des pages, attentif à les dévorer des yeux. Nadine perdue ? Non, non, non ! Et non ! Ne l’avait-il pas déjà ramenée à lui à plusieurs reprises dans le é ? Le mal était toujours venu de l’absence. Laissée seule, d’autres pouvaient la faire tourner à tous les vents. Sans doute, sans doute, mais cette fois c’était plus grave, il ne s’agissait pas d’un autre, elle s’éveillait seulement d’un long rêve et elle apercevait des évidences que sa ion lui avait jusque-là masquées. Et quelle lucidité ! Celle d’après l’amour. Et lui aussi se les était cachées, ces évidences. Il n’avait pas voulu voir qu’il était égoïste et avare, qu’à côté des difficultés matérielles réelles, il n'avait pas su cacher sa peur viscérale de l’avenir, même quand il avait un peu d’argent devant lui. Oui, oui, oui, toutes ses femmes avaient beaucoup é de lui. L’amour, chez lui, tenait une place si grande, si dévorante, qu’il avait pu croire qu’il suffirait à tout, qu’il remplaçait tout. Peutêtre ce reniement était-il le juste châtiment pour avoir quitté le métier qui lui assurait définitivement le pain ? Un don du ciel qu’il avait rejeté avec mépris et

sarcasmes. Mais qu’importaient les causes et les effets ? Il ne voulait pas, il ne pouvait pas la perdre ! L’attendrir. Il n’était tout entier qu’une plainte. Il allait l’exprimer, en faire un plaidoyer poignant, et promettre, et ce cauchemar cesserait dès qu’elle l’aurait lu. Il tira de sa serviette un bloc de papier à lettres et s’assit, tout frémissant. Point d’en-tête, comme elle avait fait, elle :

Ta terrible lettre. Ta terrible lettre qui me foudroie. Je souffre comme une bête, je me retire dans mon coin pour pleurer, je voudrais que ce soit pour mourir. As-tu donc oublié ces heures divines que personne ne t’avait donné de vivre, que jamais plus personne ne te donnera ? Crois-tu de bonne foi que des robes, des dessous et des sorties au cinéma avec un monsieur-tout-le-monde en tiendront valablement la place, qu’elles combleront tous tes élans et tous tes désirs ? Il te manque d’en faire l’épreuve. Oh ! comme tu regretteras ! Je veux être humble, à cette heure, vraiment je le suis : j’ai toujours remis à demain, c’est ma faute, mais ma très grande faute est d’avoir cru qu’un amour sublime, la chose la plus merveilleuse en ce monde malade de médiocrité, pouvait tenir lieu de tout. Comme si, tous deux, nous vivions au Paradis terrestre. Et que faisais-je du reste ? Pourtant, ces satisfactions matérielles que je ne t’ai pas données au jour le jour ont eu une compensation palpable et durable : une terre et une maison à nous, dans une contrée irable. Mais là encore, mon erreur et ma faute ont été de ne pas ressembler aux autres, de mettre les choses de l’esprit et le souci de la beauté loin au-dessus des futilités du corps. Et toi qui ne me demandais rien, qui avais l’air si heureux ! Ces futilités… Ne t’ai-je pas emmenée en Espagne ? Et tu en as été rapidement lasse, tu as voulu rentrer chez nous, dans l’un de ces villages que tu vomis aujourd’hui. Nadine, tu ne maîtrises pas ta pensée, tu n’écoutes que ton sentiment, ce sentiment qui change d’une minute à l’autre et qui nous conduit si souvent à notre perte. Tu m’avais fidèlement suivi jusqu’ici. Voici que tu retombes au niveau où je t’ai trouvée. En tout, ô Nadine ! mon absence ne te vaut rien. Dis-toi que tu fais un mauvais rêve, que tu vas te réveiller en présence d’un Louis transformé, qui aura compris que nous ne sommes pas de purs esprits, qui se souciera désormais de te faire vivre aussi comme une femme, avec son besoin de présence, de caresses et de convoitises frivoles, qui la rendent attachante, justement. Mais, ô Nadine, reviens-moi !

Reviens-moi !

Il leva la plume, les yeux embués de larmes, il écrivait de travers. Il s’interrogea. Que voulait-il ? Ne pas la perdre ! Ce serait, pensa-t-il, comme une mort après laquelle on garderait assez de conscience pour regretter affreusement la vie. D’une chiquenaude, il fit tomber les larmes que retenaient ses cils. Si elle ne l’aimait plus – et elle avait bien l’air de ne plus l’aimer –, toutes supplications seraient vaines. Même, elles ne feraient qu’éveiller chez elle le fond de cruauté et de sadisme de la nature humaine, ce besoin féminin de faire souffrir davantage celui qui souffre par vous, murmura-t-il, amer. Rien, dans une rupture, n’irritait si fort, rien n’était pénible autant que les implorations et les gémissements de l’aban-donné, ils inspiraient une horreur inable. Non, non, cette lettre était sotte. En une circonstance si dure, devant tant de lucide froideur, la chaleur du sentiment n’était pas de mise. Une indifférence affectée était seule capable de la toucher, de ranimer en elle, par la voie du dépit, les braises mourantes du regret enfouies sous les cendres de l’amour. Accepter plutôt. Feindre d’accepter. D’un mouvement fébrile, il reprit le bloc, et en retira une autre feuille :

Chère Nadine, chère encore pour quelque temps et malgré tout. En mains ton long réquisitoire. Bien visé, il est magistral et j’accuse le coup. Tu as parfaitement raison, tout ce que tu dis est juste, simplement, ne m’aimant plus, ou si peu, après n’avoir vu de moi que ma partie de lumière, tu ne vois plus que ma partie d’ombre. Autrement dit sans littérature, puisque tu la détestes désormais, quand tu m’aimais tu ne voyais que mes qualités, et à présent où ton amour est mort ou bat de l’aile, tu ne vois que mes défauts. Je constate aussi que, n’ayant plus souci de moi, tu ne penses plus qu’à toi. Qu’à toi telle que tu étais avant que je te change. Ta cousine, jalouse, j’en conviens, avait coutume de dire – rappelle-toi ! – que, vivant avec l’intellectuel que je suis, tu te croyais audessus de ta condition, mais que tu y retomberais fatalement un jour ou l’autre ¹¹⁸. Voilà qui est fait, semble-t-il. Lasse, lasse, tu répètes ce mot. Je pense, en effet, que tu es lasse, c’est-à-dire : fatiguée, de te maintenir sur les hauteurs – l’air y est raréfié –, et que tu aspires à redescendre à une altitude plus confortable, et à redevenir comme tout le monde.

Eh bien soit. J’accepte avec sérénité de souffrir pendant quelques jours ou quelques semaines. Tu sais que, homme singulier, et sans le vouloir, je t’assure, je ne peux aimer que ceux qui m’aiment. Voilà un jour faste pour ta mère, elle sera contente : je ne lui enlèverai plus rien de toi.

Je t’embrasse une dernière fois, et je signe : celui qui eut, douze années durant, la faveur et le bonheur insignes d’être : ton Louis.

Il se relut. Très bien, mais si elle le prenait au mot ? Si sa première missive était une sottise, celle-ci était une imprudence. Il s’assit, prit son front dans sa main et se plongea dans ses souvenirs. Accoutumé à penser par images, il voyait sa mémoire tantôt comme une mine prodigieuse dont il explorait les galeries, tantôt comme d’interminables catacombes aux parois tapissées de squelettes dont chacun avait été pour lui quelque chose de vivant. Tout à coup, une idée surgit comme un éclat de lumière : n’était-ce pas, à Saint-Valat, dans cette famille de paysans, cette fille bizarre, maladive, maîtresse malheureuse d’un homme marié, et qui, déjà, avait dépouillé Nadine de sa naïve certitude qu’il lui était invariablement fidèle¹¹ ? N’était-ce pas elle qui avait aujourd’hui achevé de lui ouvrir les yeux ? Redoutables étaient les désabusées, comme le virus d’une maladie, elles semaient autour d’elles leurs doutes meurtriers. Il détesta soudain cette fille devant laquelle il n’avait jamais pu se trouver sans malaise. Mais étaitil juste d’en faire un bouc émissaire ? N’y avait-il pas d’autres explications ? Toujours était-il que, sous prétexte de franchise, et s’en faisant comme un honneur, Nadine n’hésitait pas à le mettre à la torture ! Eh bien, pour la première fois de sa vie il serait méchant, odieux, impitoyable, elle méritait cela ! « Attends un peu, ma belle, tu vas avoir la monnaie de ta pièce ! » dit-il tout haut. Et il reprit son stylo.

Nadine,

Le poids que m’a ôté ta lettre ! Enfin je n’aurai plus à feindre ! Tu n’as donc pas encore compris que si j’étais avare de caresses c’est que je ne te désirais plus,

que je ne t’ai jamais vraiment désirée à cause de tes vilaines jambes et de ta croupe dérisoire ? Tu te retires, tant mieux, je vais pouvoir enfin, grâce à mes voyages, et sans remords, me constituer un harem de jolies femmes… il appuya sur son stylobille… dix fois plus jolies que toi, et pourvues d’appâts qui ne sont pas les tiens. Et instruites, et riches, pas la pauvre fille que tu es. Un harem, oui, et ce ne sera pas difficile, elles en veulent toutes, et je sais comment les cueillir. Merci de me rendre ma liberté. Ce qu’il te fallait, c’était un imbécile, j’étais trop intelligent pour toi. Adieu, et sois malheureuse.

Louis

Il se leva et marcha, jeta, au age, un regard machinal dans le miroir du lavabo et frémit en y voyant ses sourcils froncés, son regard mauvais et sa mâchoire crispée. Était-il fou ? Non, non, il ne se résignerait pas à la perdre. C’était impossible. Alors il ne fallait pas écrire, il fallait se taire, la laisser mariner dans l’incertitude, à se demander comment il aurait pris cette lettre assassine, à croire ceci, puis cela, puis autre chose, et encore autre chose. La démolir. Une fois désorientée, désemparée, il ferait d’elle ce qu’il voudrait. Ce qu’il pourrait ! Comme un prurit, l’envie de lui écrire, puisqu’il ne pouvait pas voler vers elle, rebondit pourtant, insistante et pressante. Il résista. Quel que fût son sentiment, elle attendait une réaction à ce qu’elle avait écrit et qui était énorme, après douze années d’un amour incomparable – à cette heure, elle devait même se demander comment elle avait pu tracer ces lignes meurtrières ! Il n’y aurait pas de réaction. Pas de réaction visible. C’était une tactique connue, qui avait fait ses preuves ! De toute manière, le quitter c’était une grave, très grave décision. Facile sur le papier. Dans la pratique, c’était autre chose ! D’autant qu’elle était sans argent… démunie… Démunie ? Mais non ! Elle était propriétaire des terrains et de la maison qu’il avait construite… Mais il chassa aussitôt cette pensée délétère, elle n’était propriétaire que chez le notaire, elle le savait bien, sur ce point il pouvait avoir confiance, elle était honnête… Il était certainement très tard. Il se sentit las. La souf de l’âme fatiguait aussi le corps. Il s’aperçut que les lumières multiples de la suspension blessaient

ses paupières enflammées par des pleurs dont il avait à peine eu conscience. Il éteignit, et ce furent les feux de la rue qui apparurent dans le rectangle de la fenêtre. Une idée jaillit. Le silence, oui, il allait garder le silence, mais dès la frontière franchie, il enverrait un télégramme en ces termes :

Viens à Toulouse, avec Mérotte, tel jour, telle heure. De Paris, j’y viendrai par avion. Prenez un taxi et venez m’attendre à l’aé-roport. Ce que j’ai à vous dire à toutes deux est important au-dessus de tout. Emportez de quoi er deux jours, je me charge de tous les frais.

Une effervescence subite le fit se lever et marcher de nouveau. Un palace, l’opéra, une soirée au Capitole, il allait les éblouir. Intimidée et ravie, Hélène n’y résisterait pas. Mais d’ici là… Murcie, Valence, Barcelone, Carcassonne… Il compta sur ses doigts : huit jours à endurer le silence avant l’envoi du télégramme. De quoi le vieillir de huit ans. Il hocha la tête. Il comprenait bien pourquoi : douze années ées, et sans l’avoir jamais vraiment désirée, il tenait à elle au point de sentir son abandon plus amer que la mort : parce qu’elle était caressante comme une chatte ; parce qu’elle ne vivait que pour aimer ; parce qu’elle avait non seulement reçu ce don, mais aussi celui de l’exprimer sans cesse ; parce qu’elle était capable de s’émouvoir au point de pleurer ou de rire pour un rien ; et parce qu’elle était capable, enfin, de l’accompagner, la main dans la main, dans les moments, musicaux surtout, où il se sentait un irrésistible besoin d’éprouver une émotion sublime. Mais en était-elle encore capable aujourd’hui ? Il ne ralluma pas la lumière, et il se coucha pour ne pas dormir. Il le savait : sous son front, l’étrange machine à penser allait tourner pendant des heures. Était-ce certain ? Que valait une lettre écrite loin de lui, sous la probable inspiration – peut-être sous la dictée – d’une fille perfide, et près de sa mère, qui était, en secret, l’ennemie jurée de celui qui lui avait volé sa fille chérie ? Qu’il revînt auprès d’elle, et par la seule magie de sa présence il lui rendrait son âme. Quand il était avec elle, elle ne demandait ni ne désirait plus rien.

¹¹⁷ Isabelle de Castille (1451-1504) et Ferdinand d’Aragon (1452-1516), dits les rois catholiques, déterminés à prendre Grenade, le dernier bastion musulman en Espagne, établirent un premier camp, de toile, à 12 km à l’ouest de la ville. Après sa destruction par le feu, un camp en dur fut construit sur le même emplacement, ce fut Santa Fe (Sainte Foi). Le siège, souvent interrompu en hiver, durera plus de 10 ans ; à son terme, le 2 janvier 1492, 80 000 soldats catholiques l’occupaient. Aujourd’hui, Santa Fe est une ville d’environ 15 000 habitants.

¹¹⁸ Cf. tome 23, 5e Époque, chap. 187, p. 136 et note 60.

¹¹ Cf. tome 24, 5e Époque, chap. 216, p. 63.

CHAPITRE 280

Dans l’avion :

Je joue à cette heure une partie difficile. Il faut que je renverse un mur dont je ne sais pas exactement la nature. Je lutterai. On verra si cette femme qui me hait aura le dessus dans ce combat pour la possession de sa fille. Le temps presse, je deviens fou à l’idée que l’indifférence entre chaque jour plus profondément dans son cœur. Mais par la vertu de l’argent, une nuée d’auxiliaires s’évertuent à réduire pour moi le temps et la distance. Les employés du téléphone, le chauffeur de taxi, le personnel de l’aéroport, le pilote, tous, sans le savoir, empressés à me seconder dans mon entreprise désespérée…

Je fonce au-dessus de la mer de nuages.

Avant ce lit opaque, m’apparaissait la terre. Cette terre, à 4 500 mètres sous moi, si prodigieusement morcelée, ces découpures, ces rajouts, ce rapiéçage sordide ! Et les hommes s’attachent à ces petits bouts de tissu terrestre, les échangent, les achètent, les vendent, meurent quelquefois de chagrin pour quelques parcelles perdues, et même s’entretuent pour leur possession provisoire, en masse, par centaines de milliers… Ah ! ne pas retourner parmi eux, ne pas redescendre, rester dans le ciel !

Cette femme, je lui dirai : « Si vous me l’enlevez, Dieu vous l’en-lèvera. »

Songeur, Louis cessa d’écrire et pour la centième fois se ndemanda s’il trouverait les deux femmes à l’aéroport, si Hélène… Voyait-il juste en rejetant la

faute sur elle ? Surtout depuis ce jour d’Espagne où il s’était rappelé une phrase moqueuse de Nadine, et il avait ri avec elle : « Tu sais ce que maman m’a dit ? Que l’huissier de Saint-Valat en pinçait pour moi, qu’il était veuf et que ce serait une bonne affaire. ». Cet huissier, celui-là même qui apportait à domicile les convocations du tribunal ¹² , en rapport avec son accident de moto et ses suites ¹²¹. Un huissier ! Il avait ri. Aujourd’hui il ne riait plus. Voilà, c’était clair : ce brave homme privé d’épouse s’était confié à Hélène, mère de la Parisienne, Hélène affamée de respectabilité et qui s’était vue, contemplée, en belle-mère d’un huissier. Sa Titite débarrassée de ce garçon sans fortune et sans emploi assuré, la tête dans les nuages, qui n’était pas pressé de divorcer pour l’épo. Sa Titite mise à l’abri du besoin jusqu’à la fin de ses jours, et par-dessus le marché, qui n’aurait pas pour ce bonhomme à cheveux gris la ion incompréhensible qu’elle avait conçue pour ce petit sorcier. Elle ne préférerait pas son mari à sa mère. Dès lors, le lent travail de sape… Ce scénario était logique, si parfaitement construit qu’il ne pouvait pas ne pas correspondre à la réalité. Mais ces larmes ?… Ces larmes… À peine rentré en , au déjeuner de Perpignan, incapable d’attendre plus longtemps, de poursuivre sa politique du silence jusqu’à un hypothétique résultat, il avait fait appeler Nadine à la cabine téléphonique de la poste de Saint-Valat. Elle s’y était présentée à l’heure indiquée, un peu avant le départ du groupe, lui attendant dans l’angoisse : « Allô ! C’est toi ? ». « Oui. » avait répondu une voix étouffée. Et malgré ses questions pressantes, il n’avait entendu qu’un bruit de sanglots, puis la voix de la receveuse : « Elle pleure. ». « Demandez-lui si elle est à un autre. ». Un moment plus tard : « Elle me fait signe que non. ». Ensuite, rien, mais la communication n’était pas coupée. Puis : « Elle est partie en pleurant. ». Que signifiait tout cela ? Chargé d’une angoisse accrue, il avait dû redre le car et subir la gaieté générale, et feindre de la partager. À l’étape, à Carcassonne, il avait expédié son télégramme, un télégramme de vingt-cinq lignes, une folie ! Quelques-unes pour amadouer Hélène. Quarante-huit heures avaient é. Viendraient-elles ? Au sol, ce long ruban de goudron, n’était-ce pas la Garonne ? Du ciel, les rivières ressemblaient à des routes, les routes à de simples lignes, et les bois à des lacs. Et le relief, à la peau rugueuse d’un gigantesque être vivant. Il regarda l’heure. On approchait. Quatre-vingts minutes de trajet, avec cet avion qui portait le beau nom de Caravelle. C’était la première fois qu’il voyageait vraiment par la voie des airs, les transferts de Gibraltar à Tanger ¹²² n’avaient été que des amusettes. Autour de lui, l’expression des visages était aisée, les

agers avaient presque tous une allure distinguée, les femmes étaient élégantes et belles. Il y avait parmi eux, sûrement, des habitués, qui prenaient l’avion comme lui le train. Ce n’était pas donné à n’importe qui. Un sentiment de confort et de fierté lui vint, il était des leurs… oui, certes, mais pour un moment, et une circonstance bien exceptionnelle. Il se redressa sur son siège et respira, surpris soudain. D’où lui venait cette sérénité subite, ce repos, ce calme intérieur qu’il reconnaissait, qui l’avait déjà inexplicablement baigné en pleine tourmente, au temps orageux de Flora ¹²³, en pleine inquiétude affolée lors de la grave opération de Nadine ¹²⁴, et qui l’avait chaque fois averti que le danger, après l’avoir frôlé, était é ? Il avait beau douter, se rappeler la lettre cruelle, écrite sans colère, et d’autant plus révélatrice d’un irrémédiable changement, rien n’entamait l’étrange sensation de paix qui se répandait en lui, il lui semblait, par ondes successives. Mais voici qu’un léger vertige le prenait, l’appareil redescendait vers la terre. Terre de soucis, pensa-t-il, frappé par une image saisissante : là-haut, c’était comme le nirvana de la mort et cette descente était pareil à une réincarnation inévitable et douloureuse. Du moins la nouveauté du vol l’avait un peu distrait de ses alarmes. Il songea aux dix heures de trajet qu’il eût fait en chemin de fer : une éternité de réflexions et d’incertitudes. Allait-il les trouver là toutes deux ? Il avait mis moins de deux heures à parcourir sept cents kilomètres, elles une demi-journée à en parcourir cent. Si elles étaient là !…

Quand il déboucha dans la salle des pas perdus, il les chercha des yeux, et il les vit qui dévisageaient la foule des arrivants. Toutes les deux. Quoi, c’était cette personne de taille moyenne, un peu plate, coquette à bon marché et même point jolie, ni brune ni blonde et molle d’allure, qui lui donnait tant de tourments ? Voilà ! Leurs yeux brillaient, elles l’avaient vu ! Il se raidit. Endiguer le flot de paroles stupides prêtes à lui monter aux lèvres et faire toute la place à une diplomatie savante et apparemment dépouillée de tout émoi. D’abord ignorer la lettre, faire comme si de rien n’était, comme disaient les gens. L’erreur de l’avoir appelée au téléphone ! Sinon, il aurait pu prétendre n’avoir rien reçu. Quel embarras aurait été le sien ! Oui, mais alors, pourquoi les aurait-il fait venir à Toulouse ? Bref, le vin était tiré, il lui fallait le boire… Il embrassa Hélène en premier lieu, puis Nadine, comme sa mère, sur les joues.

Il crut lire dans le regard d’Hélène un rien de révérence et d’humilité. L’avion, reflet de la grande vie… C’est bon, ça ! pensa-t-il. Attends un peu, ma vieille, ce n’est pas fini, je vais t’en mettre plein la vue ! « Nous voilà ensemble ! On va er deux jours à faire la fête ! Commençons par aller à l’hôtel, dit-il avec entrain. Mérotte, vous me direz ce que je vous dois pour le train et le taxi. » Il les précéda vers la sortie, et il sentait, derrière lui, leur étonnement muet. Il héla un taxi avec une aisance souveraine. Ce serait son attitude tout au long. Je vais leur montrer la différence entre un minable huissier de campagne et un guide international. Assis entre elles, il se tourna vers Hélène et lui demanda des nouvelles de son accident. « Ça va mieux, mais je boite. Vous avez dû le remarquer. » Non, c’était si léger qu’il ne s’en était pas aperçu. Hélène parut contente. Il faisait beau, le ciel toulousain était pur. « Quel bleu ! On se croirait en Espagne ! – À Saint-Valat, ce matin, il pleuvait des cordes ! dit Hélène. – C’est un fichu pays ! » Nadine se taisait. Il se dit qu’elle ne devait pas trop savoir où elle en était. « L’aéroport, c’était Toulouse-Francazal. Nous sommes à une dizaine de kilomètres de l’hôtel. Pour vous, de Toulouse-Matabiau, c’était moins loin. » Il parla avec détachement de son voyage aérien. Les impressions surprenantes qu’on éprouvait là-haut. Chaque fois qu’un souci vous accablait on devrait aller faire un tour dans les nuages. Bien sûr, pour lui, ce n’était pas nouveau. On entrait dans la ville. Il se tut. La vue des murs de briques et des toits de tuiles roses remuait en lui des souvenirs d’adolescence. Comme je suis loin du petit

bonhomme que j’étais alors ! se dit-il avec mélancolie. Le taxi ralentissait. « On arrive ! » dit Louis. La voiture stoppa devant la façade imposante du Grand Hôtel de l’Opéra, place du Capitole. Louis aida Hélène à descendre, négligea volontairement Nadine et paya le chauffeur. Un groom venait vers eux. À la réception, on leur indiqua les numéros de leurs chambres. « On va vous conduire. » Louis sourit d’un air entendu. Il avait l’habitude. Et même pour lui, la situation était piquante. Le luxe du hall, et quelques minutes plus tard, celui des chambres, semblait intimider les deux femmes, qui ne soufflaient mot. « C’est le premier hôtel de Toulouse, dit négligemment Louis. Ce n’est pas tout à fait les palaces espagnols, mais quand même c’est assez sélect. » Affectant une déférence marquée, et suivi de Nadine, il avait accompagné Hélène dans sa chambre. Il faisait effort pour rester maître de lui et réfréner sa hâte fébrile de se trouver seul avec sa compagne. « Le temps de vous installer, et ce sera l’heure du déjeuner. Nous viendrons vous prendre. » dit-il à Hélène. Il emmena Nadine. Dans la chambre, silencieusement, il la fit s’asseoir sur le lit, et debout, de tout près, avec gravité, il la regarda dans les yeux. Elle baissa les siens, s’affaissa sur lui, le visage sur sa poitrine, et elle se mit à pleurer. Il l’écarta doucement, et plus doucement encore, lui essuya les paupières. Quand est-elle vraiment elle-même, quand elle est avec moi, ou quand elle est seule ? se demanda-t-il. « Ton métier nous tue ! murmura-elle. – On arrangera ça. Pour l’instant, allons déjeuner ! » Une question, cependant, le harcelait, brûlante. Il voulut résister et ne le put :

« Pourquoi est-ce que tu pleurais, au téléphone ? » Sa propre parole le consterna, il réagit vivement : « Non, non, ne me réponds pas ! Tout ça, c’est du é ! – Mon mouchoir… J’ai laissé mon sac chez maman, dit Nadine. J’y vais. Je reviens. – Bon, écoute, ramène-la et nous descendons ! » Il a dans la salle de bains, se donna un coup de peigne, et ne voyant pas revenir Nadine, sortit et se dirigea vers la chambre d’Hélène. La porte était légèrement entrouverte. Elles parlaient. Immobile, il écouta : « Je ne te comprends pas. Tu es décidée, et quand il est là, tu restes muette. – Mais, maman, je l’aime, tu le sais bien ! – Allons donc ! Tu ne vas pas laisser tomber l’huissier ? Tu ne vas pas manquer une occasion pareille ? – Mais, maman, je ne l’aime pas ! – Ma pauvre fille ! » Louis serra les poings. Elle ne l’emporterait pas en paradis ! J’aurais dû coucher avec elle, c’était le seul moyen de la neutraliser, pensa-t-il. Mais ce qu’il avait entendu lui inspirait un argument nouveau, et qui ferait merveille. Elles ne disaient plus rien. Il recula de plusieurs pas, fit crisser la semelle de ses chaussures sur le linoléum du couloir, et frappa à la porte d’un index résolu : « Vous êtes prêtes ? demanda-t-il. – On vient ! » Hélène apparut la première. Il considéra sa silhouette massive, en se disant : Heureusement, nous ne sommes plus au siècle dernier, ni au temps de l’esclavage familial pour les filles ! Mais toi, garce, sois tranquille : d’une manière ou d’une autre, et que tu le veuilles ou non, je finirai bien par te

circonvenir ! En bas, la salle à manger était vaste et silencieuse, occupée seulement, çà et là, par quelques convives. Entrée par de larges baies, la lumière blonde du soleil inondait les tables revêtues de nappes immaculées. Chaussés de semelles de crêpe, les serveurs allaient et venaient sans bruit. D’une main grande ouverte, Louis désigna la table la plus proche. Nadine et sa mère prirent place, un peu gauches, à la satisfaction maligne de Louis : pour lui, la seule différence avec son ordinaire était qu’il payait au lieu d’être payé. Il écarta la tulipe de cristal d’où jaillissaient trois œillets pourpres. Il allait mettre à profit le moment d’attente entre leur installation et la venue du maître d’hôtel. Il se pencha vers les deux femmes : « Vous allez savoir pourquoi je vous ai fait venir. Nous allons parler sérieusement. Le présent n’est rien si des projets d’avenir ne lui donnent pas un sens. Voyons un peu ! Premier point : je divorce, c’est en cours. Je ne sais pas combien de temps ça va prendre, mais ce qui est sûr, c’est qu’un jour proche je serai libre. Alors, si tu veux, Nadine, tu deviendras ma femme. » Il prit un temps. Voilà pour votre huissier ! murmura-t-il en lui-même. Il chercha le regard d’Hélène, mais elle tenait ses paupières baissées. « Je comprends parfaitement ton état d’esprit, Nadine. Pour toi ce n’est pas une existence. Dès l’an prochain, je ne ferai plus que trois voyages consécutifs. Je ne serai donc absent que deux mois, au plus. » Y croyaient-elles ? Il gardait comme une épine dans la chair le souvenir d’une ligne de Nadine :

…tes promesses, toujours faites, jamais tenues.

Une révélation douloureuse. Était-il ainsi, vraiment ? Il poursuivit : « Et vers la fin de chaque voyage, vous viendrez toutes les deux me redre

pour une journée. Au prochain, je fais étape à Lourdes. Ce sera une occasion pour vous d’assister aux pèlerinages, aux fameux pèlerinages ! Avec un peu de chance, on pourrait être témoins d’un miracle ! Et une occasion, aussi, de visiter les grottes de Bétharram, qui sont au programme. Vous ferez tout ça avec moi et mes voyageurs. » Il se tut de nouveau, pendant quelques secondes. Ni de l’une ni de l’autre, rien ne venait. « Vous me direz que si je ne fais plus que trois voyages, ce sera juste pour boucler notre budget. Je ne pense pas. Car c’en est bientôt fini avec les grosses dépenses. À présent, Nadine, nous avons une maison et un jardin, aussi grand que nous le voudrons, avec nos sept mille mètres. À l’automne, je construirai moi-même de quoi loger une basse-cour. Et il y a nos pensions. Et puis j’écrirai d’autres pièces ! Je suis connu à Paris, vous savez ? De ce côté-là, plus de soucis ! En attendant, nous allons er ces deux jours le plus agréablement possible. Aujourd’hui nous irons en soirée au Capitole, j’ai fait retenir les places. Je ne sais pas ce qu’on joue, mais en tout cas c’est un opéra. Vous savez la réputation du Capitole. Ça va être un régal ! … » Le maître d’hôtel s’approchait, saluait et tendait à chacun une luxueuse carte gainée de cuir. « Choisissez ! » dit Louis. Mais Nadine ne consultait pas le menu. Tout à coup, ses traits s’illuminèrent : « Oh, maman, on va aller à Lourdes ! On va voir les processions ! On va voir la grotte ! On verra peut-être un miracle ! Depuis le temps qu’on en entend parler ! – Oui, Titite, ah oui, alors ! Quand tu es née, ça faisait déjà plus de quinze ans que moi j’en entendais parler ! Et que j’aurais bien voulu y aller ! – Bien entendu, Mérotte, c’est moi qui paierai tous vos frais, depuis SaintValat. » Il guettait les réactions d’Hélène, mais elle détournait obstinément son regard. Il la savait intéressée, quoiqu’elle fût fort dépensière et ne sût pas garder un sou. Curieuse femme. Prodigue pour elle-même. Avide de tirer des avantages d’autrui. De lui, en particulier. Une profiteuse, voilà ce qu’elle était.

Probablement son enfance¹²⁵ ! Par association d’idées, il s’avisa soudain d’un oubli majeur : il n’avait apporté de cadeau ni pour l’une ni pour l’autre. Il n’y avait pas pensé. Il n’avait jamais su faire de cadeaux, il en eut honte. Pour Lourdes, tu t’achèteras une robe, dirait-il. « Oh, maman, il y a des écrevisses ! dit joyeusement Nadine. – Prenez ce que vous voudrez ! » dit Louis. Et il pensa : Heureusement qu’il y a eu l’Américaine ! Une Américaine qui lui avait donné cinquante dollars de pourboire, plus que tous les autres voyageurs réunis. Parce que, parlant mal l’anglais, et surtout le comprenant très mal, et craignant qu’elle ne se plaignît à Dubart, il l’avait comblée d’attentions délicates. « Je vais prendre aussi des écrevisses… » La voix d’Hélène était hésitante. Était-ce une affirmation ou une interrogation timide ? Le plat était cher. Elle s’efforçait de paraître à son aise et n’en était, visiblement, que plus embarrassée. « Prenez, prenez ! Tout ce que vous voudrez ! » Nadine, elle, était à la fête. Il comprit que c’était cela qu’il lui fallait : sortir de temps en temps de ses villages perdus, et un moment, mener une autre vie, la grande : une fenêtre brusquement ouverte sur le monde. Mais l’huissier ? L’huissier, justement ! Si elle l’avait épousé… Enterrée à Saint-Valat ! Enterrée pour la vie ! Et jamais, jamais de festins dans les grands restaurants des grandes villes, jamais de tournées des grands ducs ! selon l’expression d’Hélène. Avaitelle pensé à cela ? « Ça se mange avec les doigts ? demanda Nadine, quand le serveur apporta le plat d’écrevisses. – Je ne vois pas la possibilité de faire autrement. Mais on va nous apporter à chacun un bol, avec de l’eau et du jus de citron. – Vivantes, les écrevisses sont vertes. On les met dans l’eau bouillante et elles deviennent rouges. Comment ça se fait ? » Louis ne savait pas.

« Tu sais, il y a bien d’autres bizarreries dans la nature ! » Il avait plaisanté avec le maître d’hôtel, parlé au garçon d’une voix tranquille et choisi le vin avec une autorité de grand seigneur. Je suis chez moi dans tous les grands hôtels du monde, et elles le comprennent, j’en suis sûr, pensa-t-il avec une satisfaction mêlée de rancune. De temps à autre, il emplissait leurs verres d’un bourgogne épais. Qu’elles fussent un peu grises le servirait, lui semblait-il, Nadine surtout, pour ce qu’il voulait faire d’elle, après le repas… Nadine se gavait d’écrevisses. « Arrête ! Tu n’auras plus faim pour la suite ! » dit Hélène. Et dans le même temps celle-ci vidait le restant du plat dans son assiette. Louis ne s’étonna pas. Ce qu’Hélène pouvait manger au restaurant, ou dans les repas de cérémonie, était effrayant. Elles n’avaient pas réagi à ses promesses. Il se dit qu’elles devaient agir en profondeur. Déçu, pourtant, son offre de mariage eût dû les mettre sens dessus dessous, imaginait-il. Elles ne devaient pas y croire. Au dessert, Nadine était une autre, volubile, les yeux brillants, elle regardait Louis, elle riait trop fort. Prudent, lui n’avait pas une seule fois vidé entièrement son verre, il savait que l’ivresse portait les femmes au plaisir des sens, tandis qu’elle en éloignait les hommes. « On va voir ce qu’on joue, au Capitole ? – Après la sieste. Mais le concierge nous le dira, il le sait, lui. » dit Louis. Il fit servir une liqueur avec le café. Il s’efforçait de suivre froidement les étapes de son plan, mais sous cette maîtrise précaire un vertige d’angoisse précipitait parfois les battements de son cœur. Allait-il la reprendre tout à fait ? Un amour défaillant pouvait-il remonter vers sa source ? Leurs émois sublimes de jadis ! Quelle tristesse ! Mais il était à présent question de ne pas la perdre. Il était avec elle depuis près de trois heures et la maudite et inévitable présence d’Hélène était comme un rideau de fumée entre elle et lui. S’ils avaient été seuls… « Allons faire un peu de sieste. Mérotte, on viendra vous réveiller dans une heure. L’autobus, le train, le taxi… vous avez dû vous lever de bonne heure, ce

matin. » dit-il. Pléthorique, le visage congestionné après tout ce qu’elle avait bu et mangé, Hélène acquiesça et ils se levèrent. Il marchait derrière elle. Son regard se porta sur le milieu de sa robe, là où l’étoffe tendue dessinait l’ampleur des formes ; elle avait une croupe de jument. Il rêva pendant quelques secondes : c’était justement ce dont manquait Nadine. Cette Hélène n’avait que onze ans de plus que lui… Dans la chambre, Nadine s’allongea sur la courtepointe. Elle n’avait pas fait mine de se déshabiller. Louis fut saisi d’une timidité qui le surprit et l’inquiéta. Que se ait-il ? De quoi avait-il peur ? Elle était à lui, c’était sa compagne ! Il l’approcha et glissa la main sous sa jupe. Et aussitôt il lui prit la bouche. Il attendait un frémissement. Sous la jupe, les caresses de ses doigts se précisèrent. Très vite, de légers soubresauts le rassurèrent, et surtout le geste de Nadine : tandis qu’il se penchait vers elle, elle nouait ses bras autour de son cou, sans interrompre le baiser des bouches. Parbleu, c’était de cela qu’elle manquait ! « Tout nus ! » murmura-t-il. Ils se déshabillèrent, et patient et luxurieux, il la conduisit du désir le plus violent à l’extase la plus fougueuse. Il ne la désirait pas vraiment. Craignant de la laisser sur sa faim, après une longue continence, il se représenta les formes d’Hélène, sa croupe nue… Si on lui avait donné la chambre contiguë… Elle nous aurait entendus, songea-t-il. Vicieuse comme elle est, elle aurait écouté l’oreille au mur ! Toi, garce, un de ces jours, je te mettrai dans mon lit ! Et son désir brutalement revenu, il prit Nadine pour la seconde fois, dans une posture bestiale. Ne voyant pas son visage, il imagina qu’il contentait Hélène, et ce fantasme le fit exploser dans un cri. Ils retombèrent, épuisés, sur la courtepointe. Nadine posa doucement sa main sur le sexe de Louis et soupira, d’une voix dolente : « Je t’aime… » C’était fini. Il éprouva un immense soulagement, mêlé de rancune pour les longs jours d’anxiété et de détresse et les nuits sans sommeil qu’il avait subis à cause d’elle. C’était fini, et il n’avait même pas eu besoin de faire appel à son verbe. Il allait quand même en déployer la magie. Couché près d’elle, la tenant serrée contre lui, il parla longuement de la Quinta. « Tu seras chez toi, chez toi pour toujours, au milieu d’une grande île de terre, tu n’auras qu’à sortir devant ta porte pour voir des parterres de roses, d’œillets, de soucis, de marguerites, je planterai tout ce que tu voudras. Tu mangeras les

légumes et les fruits de ton jardin, tout frais cueillis ! Tu aimeras tes bêtes, un chien, des chats, et puis des lapins, des poules, des canards, des pigeons, tu leur parleras et tous viendront à toi. Et du soleil et du ciel bleu à t’en gorger la vue. Et moi, le soir, dans ton lit… Tu verras, tu verras !… » disait-il. Elle écoutait, grisée. Et comme il s’interrompait pour reprendre haleine, elle dit tout haut, d’une voix rêveuse : « Si tu ne fais pas plus de trois voyages par an… »

¹² Cf. tome 23, 5e Époque, chap. 193, p. 191 & chap. 206, p. 291.

121 Ibid. chap. 191, p. 173 ; chap. 208, pp. 305-308 & chap. 210, pp. 319-320.

¹²² Cf. tome 24, 5e Époque, chap. 233, pp. 218-220.

¹²³ Cf. tome 8, 2e Époque, chap. 20, pp. 177-179.

¹²⁴ Cf. tome 22, 5e Époque, chap. 161, pp. 226-228.

¹²⁵ Hélène avait été pupille de l’Assistance publique, et fille-mère (d’Yvette) avant son mariage avec le futur père de Nadine : cf. tome 14, 4e Époque, chap. 60, p. 271.

CHAPITRE 281

Canfranc. Estación de Canfranc ¹² . Avec son réseau de voies ndésertes que Louis n’en finissait pas de traverser, la gare internationale était sinistre. Pas une âme, le personnel déjeunait et pas un train n’était attendu. À 1200 mètres d’altitude, la solitude était immense. Sous un ciel bas, et après les chaleurs mortelles du Sud, le froid mordait. Louis frissonna et fut saisi de tristesse, ce lieu silencieux et morne l’imprégnait malgré lui. Fichue idée qu’avait eue Dubart de les faire prendre leur repas de midi dans cet endroit désolé, pourvu d’un buffet aussi démuni que les auberges espagnoles de la légende, il l’avait bien vu en consultant le menu. Mécontent, il tenta de se secouer. Il maintenait malaisément contre sa poitrine la pile des trente eports qui oscillait et menaçait à chaque instant de crouler et de se répandre sur les voies. Une, puis une autre, puis une autre, mais à quoi servaient tous ces rails qui ne aient ni un wagon ni une locomotive, rien que le vide sous la grisaille du ciel ? Il dut presque faire un saut pour monter sur le quai anormalement élevé, la pile vacilla et il ne la retint que par une contorsion désespérée. Or, levant alors la tête, il fut frappé par un spectacle insolite : à quelques mètres devant lui, deux retardataires marchaient vers le buffet à petits, tout petits pas, on eût dit deux enfants en train de jouer, ou deux infirmes. Il reconnut les silhouettes de M. de Marjorie et de M. Portalés, un noble parisien et un vieux receveur d’enregistrement du Rouergue, remarquable par sa maigreur et son accent qui faisait sourire. Le premier conduisait le second comme il eût fait d’un aveugle. « Qu’est-ce qu’il se e, messieurs ? demanda Louis, qui les avait tout de suite rets. – Je ne sais pas, je ne me sens pas très bien… » dit M. Portalés, d’une voix qui semblait paisible à force d’être retenue. Et il fléchit brusquement sur ses genoux. « Asseyez-le ! » dit vivement Louis, embarrassé par ses eports qu’il avait toujours de la peine à maintenir.

M. de Marjorie assit le malade sur l’un des bancs de square qui, çà et là, s’adossaient aux bâtiments dont le gris semblait répondre à celui du ciel. Une fois assis, M. Portalés se mit à osciller de façon curieuse. Il penchait légèrement le buste vers la gauche, puis le rabattait plus fortement vers la droite, comme si un poids l’entraînait malgré lui de ce côté. Louis déposa sa pile de eports sur une extrémité du banc : « Retenez-le à droite ! » dit-il à M. de Marjorie, tout en s’emparant du bras gauche du malade. Ils tinrent ferme, chacun de son côté. Mais tandis que le buste de M. Portalés était immobilisé, sa tête continuait à osciller et son cou trahissait une mollesse inable à regarder. La tête d’un oiseau mort, songea Louis avec effroi. Tout à coup, M. de Marjorie s’écarta d’un bond comme si quelque liquide corrosif l’avait éclaboussé : d’un jet, un vomissement noirâtre et visqueux s’échappait de la bouche de M. Portalés, puis coulait doucement sur le quai. Une flaque brune s’élargit au pied du banc. Une odeur fétide en monta. Avant que l’écoulement ne cessât, Louis remarqua sa couleur étrange : un mélange de jaune, de rouge et de noir. De la bile sans doute, et quelque chose en plus. Il se rappela que M. Portalés avait un visage jaune paille depuis quelques jours. Quand ce fut fini, M. Portalés haussa le cou, avec l’air de sortir d’un mauvais rêve. Il s’essuya la bouche d’un revers de main : « On dirait qu’il y a du sang, murmura-t-il, semblant se parler à lui-même. – Mais non ! s’écria Louis d’un ton enjoué. C’est de la bile ! Vous êtes tout simplement en train de nous faire une belle crise de foie ! C’est la cuisine espagnole ! À chaque voyage, je ramène des gens dans le même état que vous ! » Cependant, M. de Marjorie, s’estimant sans doute déchargé par la présence de son guide, et peut-être incapable de er davantage les effluves que dégageait le veston souillé de M. Portalés, s’éloignait d’un pas incertain vers la fonda, en tournant souvent la tête vers eux, d’un air à la fois effrayé et consterné. « Voulez-vous que je me mette à la recherche d’un médecin ? proposa Louis, tout occupé en lui-même à surmonter son dégoût. – Non, ça va mieux. Je me sens soulagé. J’ai eu un vertige abominable.

– Venez donc à la fonda. Même si vous ne voulez pas déjeuner, au moins vous y serez au chaud ! – Non, je vais rester un moment sur ce banc. Je sens que la fraîcheur me fait du bien. J’ai besoin d’air. Je verrai après. – Comme vous voudrez. – Il y avait du sang. C’est donc qu’il y a lésion, dit M. Portalés d’une voix basse et lente, comme s’il réfléchissait. – Mais non, mais non ! Ne vous inquiétez pas ! J’ai déjà vu des cas comme le vôtre, et ça s’est très bien é. Allons, venez donc à la fonda ! – Non, je suis bien là. J’irai tout à l’heure, merci. – Bien. Excusez-moi, je dois me rendre au bureau de police. » Et Louis reprit ses eports, en frémissant à la pensée que le malade aurait pu projeter sa bile du côté où il se trouvait, et qu’aurait-il fait avec des vêtements imbibés de ce liquide puant ? Pis : il aurait pu inonder les eports ! Irréparable désastre ! En s’éloignant il eut le temps d’entendre le vieil homme murmurer, avec son accent du Rouergue : « C’est bizarre, quand même… », et il pensa : Il a besoin de réfléchir à ce qu’il lui arrive, et c’est pour cette raison qu’il ne veut pas redre les autres. Inquiet néanmoins, il en voulut à M. de Marjorie de les avoir laissés seuls, alors qu’il savait pertinemment que, pris par ses obligations professionnelles, lui, guide, ne pourrait pas tenir compagnie à M. Portalés longtemps. Mais il entrait dans le bureau de police, et il ne songea plus qu’à bavarder familièrement avec l’officier que la pureté de son accent parut éblouir. «¡Vd habla español mejor que nosotros!». On lui avait déjà dit cela.

Quand il sortit sur le quai, il n’y avait plus personne sur le banc. Inquiet de nouveau, il se hâta vers la fonda. À son profond soulagement, M. Portalés était assis à une table, entouré de ses deux commensaux habituels, et une criada lui servait une tasse de café. « Voilà enfin notre guide ! Voilà notre Père qui, heureusement, n’est pas aux Cieux ! » s’exclama bruyamment le boute-en-train du groupe, un voyageur de

commerce ventripotent. Louis alla droit à M. Portalés. Celui-ci leva les yeux vers lui : « Je prends du café. Je pense que ça ne peut pas me faire de mal ? dit-il, du même ton que s’il s’adressait à un médecin. – Ça va vous remonter, au contraire ! » dit M. de Marjorie, dont le regard se mit à luire de gaieté. Le pauvre, il doit avoir eu très peur, se dit Louis. Incommodé, il s’écarta d’un demi-pas : tout un côté de son veston taché de sombre, M. Portalés puait. Les deux autres avaient du mérite à er cela. La caravane grignotait, avec une indulgence résignée, le dernier repas avant le festin gastronomique qui l’attendait à Lourdes, Louis l’avait affirmé. « Courage, mes enfants, ce soir on bouffera à la française ! » s’écriait le bouteen-train. Et à tout prendre, M. Portalés pouvait être satisfait d’échapper « à une ragougnasse particulièrement infâme. Le cuistot doit avoir fait son apprentissage chez les Zoulous ! » susurrait un voisin. Louis n’avait pas faim. Il se contenta de picorer dans une corbeille de fruits. La criada a, portant une bouteille pansue d’un jaune lumineux et s’en fut verser trois petits verres aux anglo-saxons du groupe, qui occupaient la table du fond. Un joyeux : « Hou ! hou ! » monta, et la criada, effarée, dut apporter des verres et servir son Cuarenta y tres à toutes les tables, M. Portalés excepté. L’effervescence gagnait, la était toute proche, il n’y avait qu’à tendre le bras. Louis et le chauffeur durent boire avec les autres, au milieu des vivats. M. Portalés absorbait à petits coups son café refroidi. Enfin la caravane sortit, avec de bruyants : «¡Adios!» et «¡Hasta la vista!» aux servantes à la fois émerveillées et ahuries. Elle traversa les voies, certains des voyageurs à l’aide de sauts volontairement grotesques, et s’engouffra dans l’autocar devenu familier comme une salle commune, après dix-sept jours de voyage sur les routes du Sud.

On escalada la dernière pente d’Aragon vers le col du Somport, et du haut de ses

1 640 mètres on descendit vers le poste-frontière français. À présent, l’inquiétude douanière se répandait d’un siège à l’autre. « Faisons confiance à notre guide, c’est un dégourdi ! ! » cria quel-qu’un, en se levant à moitié. Un applaudissement général crépita. Louis, gêné, ne se retourna pas, cette gaieté voulue et un peu vulgaire le choquait, quoiqu’il eût tout fait pour la susciter dès le départ. Il porta le microphone à sa bouche : « Comment allez-vous, monsieur Portalés ? – Merci, ça va ! » répondit celui-ci. Les quatorze kilomètres de plongée vers la vallée d’Aspe étonnèrent tout le monde. Après trois frontières, c’était le plus vaste no man’s land qu’on eût parcouru jusque-là. « Où sommes-nous donc, ici, en ou en Espagne ? demandait-on de tous côtés. – En , depuis le Somport ! » répondit Louis, absorbé dans la contemplation du paysage. Aux pentes désolées du versant ibérique avaient brusquement succédé de gigantesques pans de verdure qui ravissaient la vue, déjà accoutumée aux horizons dépouillés de la Péninsule. Et dans le ciel qu’on avait connu si pur, d’interminables convois de nuages roulaient, promesse de pluie, amie des arbres. Les yeux perdus, Louis se laissait aller à rêver. Il avait complètement oublié M. Porta-lés et son trouble. Enfin parut la maisonnette des douaniers. Son éternelle pile de eports en mains, Louis entra dans le poste où le chauffeur le rejoignit. Ce dernier, un petit Breton trapu et têtu, tendit son carnet de age. Il y manquait une pièce, selon le douanier. Le Breton se mit à protester, à jurer qu’il roulait sur les routes d’Europe depuis cent sept ans et qu’il n’en avait jamais eu besoin ailleurs, et donc qu’on pouvait s’en er ici. Et comme le douanier secouait la tête, il s’écria qu’il fallait venir au Somport pour trouver des faiseurs d’histoires. La fenêtre du poste était grande ouverte, et Louis vit que les voyageurs, presque tous descendus, s’arrêtaient pour écouter les éclats de voix, en tremblant, sans doute, pour leurs valises. Louis, pris au dépourvu, se ressaisit rapidement :

« Tais-toi, Gildas ! » dit-il avec fermeté. Et il se mit à réprimander sévèrement le chauffeur. « Il est indispensable d’être correct dans la profession, et tout particulièrement avec les douaniers, à qui on ne peut pas en vouloir de faire leur travail, et qui connaissent leur métier autant que toi, chauffeur, tu peux connaître le tien ! » Un clin d’œil furtif et entendu éclairait la semonce, le chauffeur resta muet. Les douaniers souriaient d’aise. Charmés d’une compréhension si rare, ils donnèrent le signal du départ sans avoir visité le moindre bagage. « Allez-y ! » dirent-ils à Louis, en lui serrant chaleureusement la main. L’autocar démarra, et aussitôt une salve d’applaudissements couvrit le bruit du moteur. Ça, c’était un guide ! Louis se rengorgea. Il était certain qu’il se montrait habile avec les gens. Un jour, devant des femmes, il s’était vanté d’être le premier guide de . Comme s’il y avait un concours national ! Après tout, y en eût-il eu un, il l’aurait peut-être remporté ! Pris dans la joie générale, de nouveau il ne songeait plus du tout à M. Portalés.

Comme après chaque remise en route, l’animation bavarde s’éteignit peu à peu. Après Oloron-Sainte-Marie, tandis qu’alourdis par une digestion difficile la plupart s’endormaient, Pau approchait, selon les bornes kilométriques, objets de maints coups d’œil de Louis. Enfin parurent la ville et le château mémorable. Le car s’arrêta sur le boulevard des Pyrénées. « Arrêt de trente minutes ! » dit Louis. Tout le monde descendit et se dispersa. Le Breton regarda Louis : « Je vais m’en jeter un derrière la cravate. Reste-là, je reviens de suite ! ». Et il courut à la recherche d’un café. Demeuré seul, Louis se mit à faire les cent pas en surveillant le car. Il se trouvait à une vingtaine de mètres, quand il vit remonter M. Portalés qui, nota-t-il, avait

encore le col de son veston relevé. Il va se mettre au chaud à sa place. Il a raison : la fraîcheur du Somport semble nous avoir suivis, pensa-t-il. Un moment plus tard il vit le chauffeur accourir vers lui, suivi de deux voyageuses : « Vous savez, dit l’une d’elles d’une voix fébrile, monsieur Portalés ne va pas bien du tout ! – J’ai pas de conseil à te donner, ajouta le chauffeur, mais écoute, faudrait quand même que tu t’occupes de chercher un médecin ! Ça me semble urgent ! – Moi je veux bien, mais j’ai peur de le froisser ! répondit Louis. Je lui ai posé la question à deux reprises : chaque fois il m’a répondu que ce n’était pas la peine. Alors ? On ne force pas un homme de son âge comme on ferait d’un petit garçon ! – ez outre ! dit l’une des voyageuses. Nous venons de le voir, et nous l’avons trouvé dans un état qui devrait vous ôter tout scrupule. – Bien ! Mais d’abord je vais aller voir moi-même où il en est. » conclut Louis. M. Portalés était assis, le buste penché du côté droit, le visage toujours coloré d’un jaune intense. « Monsieur Portalés, voulez-vous que j’aille chercher un médecin ? » demanda Louis d’une voix forte. Le malade ne répondit pas. Louis s’approcha davantage et l’observa plus attentivement. Les yeux étaient mi-clos, la bouche entrouverte découvrait les incisives, jaunes elles aussi, et un souffle discret mais précipité s’en échappait avec une régularité sinistre. Louis fit demi-tour, remonta le couloir à grandes enjambées, sauta sur l’asphalte, et sans écouter ce qu’on lui disait, partit en courant vers le centre de la ville. Un quart d’heure plus tard, on le vit revenir, seul. Les voyageurs étaient tous à leur place, silencieux. M. Portalés n’avait pas bougé. « Prends la première à droite, vite ! » dit Louis, qui parlait peu quand les choses allaient mal. Et saisissant le micro, il ajouta simplement, à l’intention du groupe :

« Nous allons à la clinique Saint Jean de Dieu. » L’énorme véhicule gronda et s’enfonça dans la ville. Debout derrière le petit Breton, Louis le dirigeait dans un enchevêtrement de petites rues que les sens uniques achevaient de transformer en dédale. Est-ce que je vais me rappeler les indications de ce salaud de docteur qui n’a pas voulu, ou pas pu, se déplacer ? se demandait-il à chaque tournant. Il jeta un regard sur ses voyageurs : M. Portalés s’était légèrement redressé. Une discrétion remarquable chez ce malade ! se ditil. Quand je songe à tout le tintouin que j’ai eu avec d’autres pour de simples bobos ! puis, sur un nouveau regard qui acheva de le rassurer : Qu’est-ce qu’elles chantent avec leur pas bien du tout ! Enfin, allons quand même à la clinique Saint Jean de Dieu. Après maints détours qui exaspérèrent l’irascible Breton, l’autocar s’arrêta enfin devant une grande façade blanche. Louis s’élan-ça, et à sa suite les voyageurs descendirent comme s’il y avait eu le feu ou la peste à bord. Louis ne se retourna pas pour voir si M. Portalés les accompagnait. Tout d’abord, l’infirmière préposée à la réception excipa du travail écrasant qu’à une heure où il était seul, devait assumer le médecin de service, et elle refusa tout net d’aller le prévenir. L’état de M. Portalés, que Louis prétendait alarmant, la laissait de glace. S’il fallait s’émouvoir pour un malade, un unique malade, où irait-on ? Elle ne se décida que lorsqu’elle eut pris conscience du capital d’obstination invincible que pouvait porter en lui un guide international confronté aux difficultés, et qui ne devait connaître l’échec dans aucune langue. Le médecin parut enfin. Laconique, il suivit Louis, monta dans le car. M. Portalés était recroquevillé sur son siège, inerte. Le médecin souleva le poignet, prit le pouls, demeura un instant silencieux, puis il dégagea la poitrine. Ouvrant sa sacoche, l’homme de l’art s’empara de son stéthoscope, plaça avec soin les embouts dans ses oreilles, et appliqua le pavillon de celui-ci sur la poitrine dénudée, le tout sous le regard intensément attentif de Louis et du petit Breton. Puis il leva la tête : « Je ne peux plus rien pour lui ! » dit-il calmement. Cet euphémisme irrita Louis, était-il une coutume médicale ou le signe d’une superstition ? « Vous voulez dire que son cœur a cessé de battre ? demanda Louis.

– Je ne peux plus rien pour lui, répéta le médecin, avec la même voix tranquille. – Bon, d’accord, on a compris ! Vous voulez dire qu’il est mort… » Le médecin acquiesça d’un léger signe de tête. « Alors, qu’est-ce qu’il faut faire, maintenant ? se récria Louis. – Transporter le corps à la morgue. – Et ensuite, quelles formalités ? – On vous le dira là-bas. – Et où est-elle, cette morgue ? – À l’hôpital, je pense. – Et l’hôpital ? – L’hôpital, ah, l’hôpital… ! – Ah bon, c’est compliqué ? C’est comme la clinique ? Vous habitez une sacrée ville, docteur ! » Le médecin eut un haut-le-corps, mais ne répondit pas. « Ah tenez, dit encore Louis, prêtez-moi une infirmière. Nous avons déjà eu un mal de chien à venir ici. Et on nous attend à Lourdes, l’hôtel est retenu depuis six mois ! – Vous n’y serez pas de sitôt ! dit le médecin. – Raison de plus : prêtez-moi une infirmière ! Je vous la ramène au plus tôt. – Je ne sais pas si… – Prêtez-moi une infirmière ! répéta Louis. – Bon, venez avec moi ! »

Les deux hommes descendirent. À la réception, le médecin s’adressa à l’infirmière de service. « Il faudrait accompagner monsieur à la morgue. » La réceptionniste leva les bras vers le plafond : « Mais je ne peux pas ! J’ai un travail fou ! Docteur, c’est impossible, vous le savez autant que moi ! » Le médecin s’éloignait déjà avec un geste d’insouciance qui signifiait clairement qu’il avait bien d’autres choses à faire et qu’il se désintéressait dorénavant de la question. « Alors ? demanda Louis. – Ne comptez pas sur moi ! s’écria l’infirmière. – Madame, vous avez reçu un ordre. Venez ! » dit Louis, d’un ton si résolu que l’infirmière se tut et l’accompagna sans un mot. Ils trouvèrent le chauffeur sur le trottoir, en conversation avec deux voyageuses. « Monte et mets en marche ! Nous partons seuls. – Non ! répondit fermement le chauffeur. Tu dois savoir que je n’ai pas le droit de transporter un mort. Je l’ai déjà peut-être fait sans le savoir. Je n’aurais pas dû venir jusqu’ici. Emmène-le en taxi ! – Monte et mets en marche ! gronda Louis. Et pas de rouspétance, s’il te plaît. » Le ton était si péremptoire que le petit Breton obéit. Louis se pencha à la portière, et tourné vers le troupeau désemparé des voyageurs, hurla, pour couvrir le bruit du moteur : « Nous allons à la morgue, déposer monsieur Portalés ! Attendez-nous là ! » Tandis qu’il reprenait sa place, il s’aperçut que l’un des voyageurs anglais, debout à côté du cadavre de M. Portalés, le tenait par un bras, comme pour l’empêcher de s’effondrer dans le couloir. Personne ne l’avait vu monter, et ce

souci de décence, typiquement britannique, humilia Louis, le chauffeur et la femme, qui, dans le feu de l’action, avaient presque oublié l’existence de la dépouille. On recommençait à louvoyer dans le labyrinthe des ruelles. Manifestement l’infirmière trouvait que le chauffeur allait trop vite, et Louis soupçonna que sa réticence avait peut-être été motivée par la crainte de ne pas bien connaître son chemin. Quand, enfin, on atteignit l’hôpital, Louis apprit une chose surprenante : il n’y avait pas de morgue. La morgue était, leur dit-on, aux confins de la banlieue paloise. L’ignorance de l’infirmière étonna le personnel, comme si les malades ne tréaient jamais dans sa clinique. On roula de nouveau. « Les constructeurs de la ville n’avaient rien à envier à ceux du palais de Cnossos ! C’était sans doute idéal pour les carrosses du temps d’Henri IV, mais depuis, les véhicules ont pris du poids ! » grognait Louis, qui feignait de perdre patience pour neutraliser la hargne croissante du chauffeur. On arriva enfin, très loin. Ils descendirent. Une religieuse en cornette parut. Il ne fallait pas entrer par ce portail, mais par un autre, plus avant, à gauche. Ils repartirent jusqu’à s’arrêter de nouveau. Deux religieuses se montrèrent. On avait déé le bon portail. Il fallait retourner à l’autre. « Vous savez ce que nous vous amenons ! s’écria Louis, exaspéré. – Oui, oui. » Visiblement, ce qui était pour lui un évènement énorme paraissait banal à ces habituées de la mort. Mais la mesure était comble, Louis éclata : « Que d’histoires pour accueillir un macchabée ! se mit-il à hurler. Entre par là, je te prie ! » ordonna-t-il au chauffeur. Les religieuses rougirent, mais ne protestèrent point. Restait à descendre le corps. Un seul aide s’était présenté, un jardinier barbu, bardé d’un tablier malpropre. Mais toujours silencieux, le voyageur anglais se tenait prêt à participer à la manœuvre funèbre. Le chauffeur s’y prêta, lui aussi, de mauvaise grâce, et après s’être concertés, les trois hommes empoignèrent la dépouille de M. Portalés. Et tout de suite, cette corvée, qui leur avait paru répugnante, certes, mais élémentaire, leur opposa de si grandes difficultés qu’ils désespérèrent. Les membres du mort se dérobaient comme s’ils n’avaient pas eu d’attache avec le tronc. Une mollesse de caoutchouc. Pâlissant à l’idée de le

laisser échapper tout à fait, l’Anglais et le jardinier, qui tenaient la partie du haut, durent le saisir précipitamment aux épaules, tandis que le chauffeur qui avait une main sous chaque talon, devait remonter aux genoux pour empêcher les reins de toucher le plancher. Comment circuler ainsi, à quatre, dans l’étroitesse du couloir du car ? Louis pensait qu’il eût été plus simple de le hisser sur les épaules d’un seul, mais il se tut, ne voulant pas jouer les donneurs de conseils. Au surplus, il commençait à en avoir assez. Quand on avait traversé le Gave, pris d’un intempestif accès de gaieté, il s’était retenu pour ne pas lancer au chauffeur : On le balance à la flotte ? Couverts de sueur, les trois hommes s’efforcèrent, et comme, de toute manière, il fallait réussir, ils se retrouvèrent, avec leur charge macabre, devant l’entrée de la morgue. Ce qui avait été M. Portalés fut déposé sur une table de marbre gris. Et aussitôt Louis, qui suivait, vit se dresser devant lui le petit Breton, l’air halluciné : « Les mains ! Trouve-moi de l’eau pour me laver les mains ! Vite ! Vite ! – Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Louis, stupéfait. – Tu sens pas ? Mes doigts se sont enfoncés dans la… Ma Doué, ne me le fais pas dire ! Il s’est vidé par le bas ! De la flotte, vite, vite ! » Tandis que le jardinier indiquait au malheureux l’emplacement d’un robinet. Louis se tourna vers les religieuses, qui l’attendaient paisiblement. Avec le calme de ceux qui ont une fois pour toutes opté pour l’éternité, songea Louis, frappé par la limpidité de leur regard. Tous trois vidèrent les poches du mort, en tâchant à ne pas respirer l’odeur abominable. Elles contenaient le eport, trois billets de cent pesetas, et un peu d’argent français. Dans un portefeuille élimé, quelques riens misérables, trois cigarettes dans un paquet qu’il ne finirait jamais, et un mouchoir souillé de morve séchée. Louis rassembla le tout dans une feuille de journal, non sans répugnance, à deux mètres le corps puait à vomir. Il lui fallait maintenant, expliquèrent les religieuses, se mettre en règle avec la police et les pompes funèbres. Pressé par l’infirmière, toujours présente et de plus en plus affolée par son énorme retard, Louis fit un signe de croix au-dessus de la dépouille et la quitta à regret, frustré du recueillement mystique auquel il se livrait avec ion en de telles circonstances, chaque fois qu’il se trouvait seul.

Le voyageur anglais, l’infirmière, le chauffeur et Louis remontèrent en hâte, comme s’ils avaient envie de fuir. « Vous me ramenez à la clinique ? demanda l’infirmière. – Non, nous allons d’abord au commissariat. » L’ascendant avait été pris une fois pour toutes. L’infirmière s’abstint de protester. Au commissariat, tout fut aisé. La destinée repentante se met enfin à nous faciliter les choses ! pensa Louis. Le commissaire, fort courtois, fit remarquer que, normalement, la caravane ne devait pas quitter la ville avant qu’il n’eût diligenté une enquête. « La mort de M. Portalés était-elle tout à fait naturelle ? L’avait-on hâtée ? Avait-il été empoisonné ? S’était-il fait des ennemis parmi les voyageurs ? » demanda-t-il. Louis s’empressa de le détromper, il aurait ri franchement si les circonstances n’avaient été aussi tragiques : « Empoisonné par la cuisine espagnole, oui, c’est bien possible… c’est même probable, vous avez raison ! ». De grave, le fonctionnaire de police devint hilare, il le laissa aller après qu’il eut signé la déclaration réglementaire. Il retrouva l’infirmière au bord des larmes, heureuse pourtant que la démarche eût été aussi rapide. On la ramena à sa clinique où, de toute manière, il fallait reprendre les voyageurs. Dès l’arrêt, elle sauta à terre et s’engouffra sous le porche sans un mot d’adieu. Égaillé sur les trottoirs, le groupe se rassembla devant le véhicule. « L’incident est clos, vous pouvez reprendre vos places, le voyage continue ! » proclama Louis. Et dans le brouhaha, il s’adressa au chauffeur : « J’ai encore les pompes funèbres… elles vont ramener le corps à Paris. Et je dois prévenir l’agence. Pendant ce temps-là, tu vas emmener nos voyageurs à Lourdes. – Mais je ne sais pas où est l’hôtel ! – Moi non plus. Tu n’auras qu’à demander le Grand Hôtel de la Grotte, même les gosses te l’indiqueront ! »

Il se tourna vers le groupe : « Mesdames, messieurs, Gildas va vous conduire à Lourdes. Pendant que vous vous installerez à l’hôtel, je liquiderai les formalités et je vous redrai en taxi. Soyez tranquilles, je serai avec vous ce soir. »

Et quelques minutes plus tard, tout pensif, il vit disparaître le mastodonte avec un léger serrement de cœur. Je suis comme un capitaine sur le quai qui verrait s’éloigner son vaisseau sans lui, songea-t-il. Tout à coup, le tintement d’horloge d’un clocher proche le fit sursauter. L’heure ! Il trouverait tout fermé ! Il courut jusqu’au bureau des pompes funèbres, puis à la poste centrale, arriva partout au moment même de la fermeture, tempêta, parlementa, réussit à convaincre, et toutes formalités accomplies, s’aperçut que le soir tombait et que la rue se faisait déserte. Un vent frais séchait la sueur de ses tempes. Il écarta les bras et respira largement l’air salubre. Il n’était pas mécontent de lui. Il avait réglé au mieux et en peu de temps cette affreuse histoire capable de gravement perturber la fin du voyage. Il se rendit compte avec une satisfaction accrue que le métier de guide-courrier lui avait beaucoup appris. Et maintenant il était libre, seul dans une ville à peu près inconnue, pour deux heures au moins, il n’avait plus la charge que de lui-même. Un sentiment de liberté prodigieux. Le train de Toulouse n’arrivait à Lourdes qu’à dix heures. Trop tard ! La ville n’étant qu’à quarante kilomètres, c’était une affaire de trois quarts d’heure en taxi. Et il avait faim, Gildas aurait dit : Les émotions, ça creuse ! Allons, il arriverait pour dîner. Il interrogea un ant, et se dirigea lentement vers la station de taxis qu’il lui avait indiquée. À la station, prudemment, il s’informa du coût. « Cent cinquante francs, et je vous fais un prix. » Il discuta, expliquant qu’il n’était pas un touriste, mais un guide bien ennuyé qui avait à redre son groupe. « Ah oui, c’est pour le mort ! » dit l’homme.

La ville entière était au courant. « D’accord, pour vous ce sera cent vingt-cinq ! » accorda le chauffeur. Quelques minutes plus tard, la puissante berline roulait vers Lourdes, le faisceau des phares plongeant sur la route, c’était comme s’ils soulevaient une croute brunâtre qui retombait aussitôt derrière eux. « Ce n’est pas unique, vous savez ? disait le chauffeur. Cette descente du Somport est terrible pour les cardiaques et les hépatiques avancés. Seize cents mètres d’un coup, et à la vitesse d’une voiture, c’est violent ! Votre bonhomme devait avoir une cirrhose carabinée ! Les ravages de l’alcool, sans doute ! Son foie a dû éclater, vous ne croyez pas ?… » « Et puis, on n’a pas idée d’aller en Espagne quand on a le foie en capilotade, c’est du suicide ! » continuait-il. « Peut-être qu’il le savait, après tout. Peut-être qu’il a voulu se donner cette dernière joie ? remarqua Louis. – Ah, vous croyez ? Moi, me sachant au bout du rouleau, j’aurais trouvé mieux à faire pour me donner du bon temps que d’aller traîner mes guêtres dans ce pays d’arriérés, croyez-moi ! – Je vous crois volontiers ! » Ils se turent. Quittant des yeux les lumières qui trouaient la nuit et semblaient répondre à celles du ciel qui se piquetait d’étoiles, Louis revenait malgré lui à M. Portalés, qui, là-bas, se décomposait sur la table de marbre gris. Il revoyait ses vomissements mortels, ils hantaient encore ses narines, son cadavre étrangement mou, un pantin de caoutchouc. Bien vivant, ce voyageur-là ne faisait déjà pas propre, Louis s’en rendait compte à présent. Était-il possible d’aller et de venir, de parler et de sourire, tout en étant complètement pourri par le dedans ? Une putréfaction d’organes dans un sac de peau jaune, flétrie, déjà répugnante ! La grande question : à quel moment avait-il su qu’il allait mourir ? Quelle expérience, mon Dieu !… Des petits foyers de lumière apparurent, qui ramenèrent Louis à la réalité immédiate. Rapidement, de chaque côté de la route, leur bouquet s’épaississait, le taxi entrait dans Lourdes, ralentissait, puis stoppait. « Voilà, dit le chauffeur. Vous avez devant vous le Grand Hôtel. »

Louis paya, descendit et entra, à demi aveuglé par les lustres qui illuminaient le hall. Il avisa pourtant le petit Breton, assis dans un fauteuil, l’air prostré : « Qu’est-ce que tu fous là ? Où sont nos voyageurs ? – À table. – Et toi ? Tu m’attendais ? – Non. – Alors, qu’est-ce qu’il se e ? T’en fais une tête ! – Je ne vais pas bouffer de huit jours ! dit le petit Breton d’une voix éteinte. – Qu’est-ce que tu as ? Tu es malade ? » Le chauffeur poussa un soupir, puis il expliqua : il était entré dans les WC de son car, et stupeur, il y avait découvert une inondation effroyable : du sang noir sur le siège, sur le carrelage, sur le lavabo, sur les parois, au plafond même, avec de gros caillots qui puaient à s’en évanouir. « Il a fallu que je nettoie tout ça ! Qui d’autre ? Tu te rends compte ? J’ai failli vomir tripes et boyaux ! » Écœuré, revoyant une fois encore M. Portalés, Louis refit en imagination l’itinéraire de son agonie. À Pau, remonté seul dans le car – il l’avait vu –, pris par une nausée irrésistible, le malheureux s’était précipité dans la cabine, et là il avait littéralement explosé¹²⁷. Ensuite il n’avait plus eu la force que de retourner à sa place et d’y mourir sans pouvoir alerter aucun des voyageurs remontés dans le car. Son souffle court et régulier, que Louis avait noté avant sa quête désespérée d’un médecin, c’était le râle. Mais pourquoi haletait-on ainsi à l’ultime moment ? Était-ce un phénomène purement physique ou la peur panique de la mort ? Il était également hors de doute que dès l’instant où le car avait quitté le boulevard des Pyrénées pour la clinique Saint Jean de Dieu, ils avaient au milieu d’eux un mort. « À la morgue, j’avais déjà essuyé sa merde. Alors, après tout ça, tu veux que je bouffe ? Je m’en souviendrai toute ma vie ! »

Une sacrée chance que personne n’ait eu besoin d’aller aux toilettes jusqu’à Lourdes, pensa Louis Fraternel, Louis eut un geste spontané, que d’autres, pensa-t-il, n’eussent pas osé, de crainte qu’on le trouvât équivoque : il embrassa l’infortuné : « C’est fini, mon vieux ! Oublie tout ça ! Viens, on va se commander un bon menu et une bonne bouteille, tu vas voir ! » Le petit Breton se laissa convaincre. Dans la salle à manger, Louis fut salué par une acclamation. Il y avait un second groupe dans la salle. Des Français. Assis face-à-face, bientôt mangeant et buvant sec, Louis et son compagnon s’efforçaient d’oublier, quand ils virent venir à eux le guide, que Louis reconnut comme celui d’une compagnie concurrente : « Bienvenu ! Alors, il paraît que vous avez eu un mort, dans le car ? »

126 Ce bâtiment grandiose de pierre, de verre et d’acier de plus de deux cents mètres de long a été inauguré en juillet 1928 par le roi Alphonse XIII et le président français Gaston Doumergue. La ligne de chemin de fer Oloron-Canfranc (Oloron-Sainte-Marie est à une vingtaine de kilomètres de Pau) empruntait un tunnel ferroviaire creusé sous le col du Somport, et se poursuivait – après changement de train dû à des écartements différents des rails – jusqu’à Saragosse. Le tronçon français fut coupé en 1970 à la suite de l’effondrement d’un pont, alors que quelques trains circulaient toujours du côté espagnol. Désaffectée pendant près de quarante ans, la gare a été mise en sécurité et rouverte au public, avant qu’un protocole d’accord soit signé en 2013, valable jusqu’en 2020, dans le cadre de la coopération transfrontalière AquitaineAragon, dont l’objectif principal est la réhabilitation de la ligne ferroviaire PauCanfranc-Saragosse.

La réouverture de la ligne côté français est en cours. La partie espagnole a aligné l'écartement de ses rails sur celui de la et une nouvelle gare a été construite près du bâtiment originel, restauré en 2020 afin d'accueillir un hôtel de luxe d'une centaine de chambres. La rotonde, ancien garage des locomotives, est

destinée à devenir un musée. La ligne Saragosse-Canfranc a été inaugurée en avril 2021.

Au début des années 2000, des documents laissés à l’abandon dans la gare et découverts par hasard par Jonathan Diaz, un Français chauffeur de car sur la ligne Oloron-Canfranc, ont révélé que quelques quatre-vingt-six tonnes d'or volé par les Nazis aux banques européennes et aux Juifs y ont transité vers l’Espagne franquiste entre mi 1942 et fin 1943. Cet or était échangé contre des denrées alimentaires et des minerais, en particulier le wolfram (minerai de tungstène), indispensables à l’industrie de guerre allemande. L’or stimulant toujours autant les imaginations, celui de Canfranc a inspiré des œuvres littéraires en français et en espagnol, dont un roman de l’inventeur lui-même, Jonathan Diaz, ainsi que des films documentaires.

¹²⁷ Il s’agit d’une hémorragie digestive haute, qui ne peut s’arrêter une fois déclenchée, et requiert une prise en charge médicale d’urgence.

CHAPITRE 282

Même jour, vingt-deux heures. Louis allait et venait impantiemment sur le quai. Le train était annoncé, elles allaient être là.

Elles, c’étaient Nadine et sa mère. Car à l’événement funèbre allait succéder une fête lumineuse : leur venue à Lourdes. Les deux femmes épanouies, heureuses, savourant par avance les délices de leur tournée des grands-ducs, selon l’expression favorite d’Hélè-ne : le voyage, le luxe de l’hôtel, les riches nourritures, le voisinage des riches, tout ce qui était de nature à les tirer de leur existence médiocre. Et pour Nadine, avec tout cela, les caresses, les explosions du plaisir ! Leur existence médiocre… Elles avaient pourtant quitté Saint-Valat pour Esclarmont, Nadine s’était plainte du temps exécrable :

Ce Saint-Valat ! Ou c’est la pluie ou c’est le vent d’autan, quand ce n’est pas le froid en plein mois d’août et le crépuscule en plein midi !

Et il avait répondu :

Qu’est-ce que vous faites dans ce trou, ta mère et toi, maintenant que les vacanciers sont repartis ? Tu as une jolie maisonnette toute neuve à toi, à ton nom, sous le soleil le plus fidèle et le plus doux de la planète : qu’est-ce que vous attendez pour aller là-bas ?

Et c’était fait, elles étaient à Esclarmont. Et elles avaient déjà tracé les limites

d’un potager avec de grosses pierres alignées, celles qui restaient des fondations, Hélène, cette force de la nature, les avait transportées à la brouette, sous la direction paresseuse de sa Titite chérie. Et elles étaient contentes. Rêveur, Louis se grisa d’une chaude satisfaction d’amour-propre : il lui avait suffi d’un voyage éclair pour reconquérir Nadine. Et en réalité, il ne l’avait jamais perdue : le seul mal était qu’elle ne ait pas son absence. Incapable, aussi, de er longtemps la solitude, et surtout l’impossibilité de manifester par le toucher, par les baisers et par la parole, son besoin vital d’aimer. Pour elle, tout au long de cette randonnée hispano-portugaise, il avait réfréné sa curiosité de la femme et feint d’ignorer quelques appels muets, les plus mûres étaient les plus avides. S’il avait succombé, à Lourdes, la rencontre entre Nadine et une maîtresse du moment aurait été dangereuse, sur ce point les femmes avaient un flair infaillible, pas comme les hommes, qui pouvaient voir chaque jour l’amant de leur épouse sans le moindre soupçon. Et encore, une crainte vague et superstitieuse : qu’à ses propres écarts correspondît fatalement une infidélité de Nadine. N’y avait-il pas une loi d’équilibre dans l’ordonnance complexe du cosmos ? Et pourtant, quelques soirées avaient été longues, avant le sommeil. Les quelque vingt femmes du car, qu’il menait à sa guise… Si facile eût été de er de la politesse à la galanterie…

Sans qu’il l’eût entendu approcher, le convoi apparut, lent, de plus en plus lent, et enfin immobile. Des portières s’ouvrirent, rejetant des gens chargés de bagages, et il vit Hélène sur le quai, vêtue de noir, qui tenait une valise d’une main, et le bras levé, tendait l’autre main à Nadine, hésitante en haut des marches. Nadine, dans une robe à fleurs roses sur un fond bleu. Elles étaient à dix mètres. Il marcha vers elles en agitant le bras. Le pied à terre, Nadine se précipita et ils s’enlacèrent d’un tel élan que leurs voisins s’arrêtèrent pour les regarder. Auprès d’eux, la bouche plissée, Hélène ne souriait pas, Louis l’entendit penser : Elle ne m’a jamais embrassée comme ça ! Inquiet, il se tourna vers elle avec chaleur, et elle se dérida. Ses joues, après le velouté de celles de Nadine, étaient légèrement rugueuses.

« Nous n’avons pas dîné, dit-elle, rien qu’un casse-croûte à midi. Vous croyez qu’il n’est pas trop tard ? – Ça compte pour toi, hein maman ? dit Nadine, confiante en son Louis. – Oh, pour toi aussi ! s’écria Hélène. – Ne vous en faites pas, c’est prévu. » répondit Louis. Il avait fait dresser trois couverts dans un petit salon de l’hôtel, et il se réjouissait par avance en imaginant le ravissement des deux femmes, que le personnel empressé traiterait comme des hôtes de marque, qui ne sauraient dîner qu’en cabinet particulier. Trop heureux, ces garçons, de témoigner de leur sympathie pour ce don Luis à la fois si simple et si distingué. Il faisait bon être guidecourrier international et amener sans cesse des troupeaux de clients dans les grands hôtels. Quant à Hélène et Nadine, il les connaissait : cette luxueuse escapade, elles devaient en rêver à haute voix depuis plusieurs jours. Ce n’était pas le moment de parler du mort. Il n’y avait qu’une demi-rue entre la gare et l’hôtel. Il était tard. Quand ils entrèrent, seuls quelques attardés saluèrent d’un sourire entendu leur guide accompagné de deux femmes. Nadine, radieuse, marchait tout contre lui, onduleuse comme une chatte, déjà gourmande de caresses, c’était l’appétit de retrouvailles des guides et des chauffeurs avec leurs épouses, ils en plaisantaient souvent entre eux. « Cabinet particulier ! » annonça-t-il pompeusement, feignant de se moquer de lui-même. Comme de coutume, Nadine affecta de se montrer à l’aise, et il en fut un peu gêné, cela sonnait faux, alors qu’Hélène, plus naturelle, laissait voir qu’elle était intimidée. À table, placé en face d’elle, Louis regarda son beau visage, malgré une retombée des paupières, sa tête noble sur son corps boudiné. Dommage ! pensa-t-il. Il n’avait commandé qu’une demi-bouteille de Bordeaux et de l’eau minérale. Dans ces repas de fête Nadine vidait son verre avec entrain, et il n’aimait pas qu’elle fût grise. Et bavarde, aussi, alors elle l’était, et il n’appréciait pas cela non plus. Pour l’instant, elle s’extasiait sur la profusion de hors-d’œuvre, qu’elle

disait exquis. Cela aussi était un luxe pour elle, habituée à entamer leurs repas par le plat de résistance. Tandis qu’elle mangeait, à voir ses yeux brillants de bonheur et de gourmandise, il goûtait une satisfaction à peine voilée d’une ombre : fou celui qui pensait – comme, trop souvent, lui-même, hélas ! – qu’il suffisait de donner son amour et sa présence : il était nécessaire d’ajouter quelques plaisirs au bout. Elle jetait fréquemment les yeux sur lui, et chaque fois une flamme s’allumait dans ses prunelles : sevrée pendant des mois, et tout en savourant la délicieuse nourriture, elle escomptait des joies plus vives. Il le comprenait, et il n’était pas certain de la désirer davantage pour autant, ce n’était pas pour son corps qu’il l’avait aimée. Il était vrai qu’il la délaissait malgré lui, la vie était impitoyable, s’il ne voulait pas la perdre, il lui faudrait bien un jour changer son fusil d’épaule. Toutes deux ne parlaient pas d’Esclarmont, ni de Saint-Valat. Des nouvelles trop banales pour être évoquées dans ce cabinet fastueux. « Ce soir il est trop tard pour faire quoi que ce soit à Lourdes, mais demain nous assisterons à la procession aux flambeaux, devant la basilique. Vous verrez, c’est impressionnant. Et l’après-midi, nous irons visiter les grottes de Bétharram. Je ne les connais pas, mais il paraît que c’est fantastique ! » « Tu entends, maman ? » demanda Nadine, enthousiasmée. La demi-bouteille de Bordeaux était vide, et on achevait à peine le rôti. On, c’étaient surtout elles, lui se contentait de picorer, ayant déjà dîné avec le chauffeur. Il en commanda une autre. Tant pis ! Le regard de Nadine commençait à pétiller. Dès qu’ils seraient dans leur chambre, elle se jetterait sur lui. Tant mieux, moi aussi j’ai du retard ! pensa-t-il. Et il lui revint à l’esprit qu’il ne détestait pas que la femme jouât de temps à autre le rôle actif. À la fin du repas, Hélène s’attardait à piller la corbeille de fruits. « Allons nous coucher ! dit Nadine. – Attendez-moi ! Vous êtes pressés ? » Elle les retenait, sans doute par jalousie inconsciente. Il eût voulu être seul avec celle qu’il avait le bonheur de retrouver. À cause d’Hélène, que de dialogues tendres, que de douceurs et de baisers perdus ! Nadine parut contrariée et devint fébrile. Il songea de nouveau qu’à l’âge qu’elle avait, la laisser dans la

continence pendant plusieurs mois était barbare. Mais c’était la question éternelle : comment sortir de cette situation-là ? Une fois de plus, il en repousserait la solution dans un avenir confus, quelque jour il se produirait un événement qui remédierait de lui-même à cette difficulté d’apparence insoluble. Son absence avait quand même un bon côté, celui de ménager des retrouvailles. Celles-ci rompaient la monotonie qui s’installait à la longue dans les couples. Pour lui, c’était presque une nouvelle femme qu’il retrouvait chaque fois, même si cette impression, bien sûr, n’était pas durable. Il se rappelait sa première femme, Louise, sa satiété à lui, née de l’habitude, alors qu’elle demeurait sensuelle et ardente. Et cette satiété avait engendré le malheur ¹²⁸. On le savait, c’était souvent le mâle qui, avide de nouveauté, se mettait à négliger sa femelle, tandis que la femme, elle, se lassait moins vite de l’homme qu’elle aimait. À présent, Hélène pelait une pomme. À la crispation de ses doigts, il mesura l’impatience de Nadine : « Ma chérie, tu as l’air fatiguée ? dit-il à dessein. – Ne m’en parle pas, je m’endors assise ! Viens Biquet, maman a la clef de sa chambre, elle n’a pas besoin de nous. » dit-elle. Et ensemble ils se levèrent, laissant Hélène finir de vider la corbeille de fruits. En haut, elle a tout de suite dans la salle de bains. Il lui fallait attendre. Lui s’était livré à sa toilette intime avant de se rendre à la gare. Il se déshabilla, méditant. Cette avidité, ce besoin irrésistible du sexe opposé… à l’origine, comme disaient certains, l’homme et la femme n’étaient-ils pas un, et, séparés, cette soif n’était-elle par une ardente nostalgie de la situation ante ? Quand elle revint, nue, elle l’entraîna vers le lit. Tandis qu’ils aient des halètements aux plaintes, il entendit s’ouvrir la porte voisine : Hélène rentrait chez elle. Il fut gêné. Elle s’installait peut-être derrière la porte, l’oreille collée au battant : Nadine émettait un roucoulement de femelle comblée. Il crut surprendre un soupir tout proche. Que faisait-elle ? Il frissonna. À la fin, cette situation trouble ne connaîtrait-elle pas un dénouement ? De plus, il était las. Il geignit et se détourna. Il avait sommeil. Il s’apercevait que, plus que les caresses, les macabres péripéties de la journée l’avaient brisé. « Je suis fatigué ! soupira-t-il. J’ai eu une journée absolument épuisante. Et il y a

une bonne raison à cela. Je te raconterai demain… » Et il s’endormit. Quand il s’éveilla, la première forme qu’il vit, dans la pâle lumière du matin, tamisée par un double rideau de tulle, fut celle de Nadine, qu’épousait le drap. L’espace d’un court instant, il se demanda où il était et cette incertitude étrange le mit au bord de la nausée. Nadine reposait, la bouche grande ouverte, enlaidie par ce vide béant. Comme il l’aimait, pourtant, dans les moments où le saisissait la peur panique de la perdre ! Il ne bougea pas. S’il la réveillait, elle le solliciterait aussitôt, et il était, lui, satisfait, la chair tranquille. Les femmes étaient infatigables, plus elle se livraient, plus elles étaient disposées, parfois au désespoir des mâles, qui ne pouvaient suivre. Il était vrai qu’ils donnaient de leur substance, et même la quintessence de celle-ci, et elles ne faisaient, elles, que la recevoir. Toujours immobile, une sensation insolite qu’il avait éprouvée pendant le dîner revint effleurer sa pensée. Il ferma les yeux et fit effort pour la retrouver : en regardant Nadine, il avait senti qu’il ne lui était pas possible de se montrer celui qu’il était à Esclarmont, encore moins à Saint-Valat. Il vivait deux vies différentes, longuement séparées, les guides parisiens qui rentraient chez eux à l’issue de chaque voyage ne connaissaient pas cela. Dans un peu plus d’une heure, il allait devoir se consacrer à ses voyageurs, au moins pour une partie de la matinée. Elle souffrirait alors d’être ignorée à leur profit, même pas traitée comme l’un d’eux. Par bonheur, espéra-t-il, l’hôtel somptueux, le divertissement, la bonne chère, tout ce luxe entièrement gratuit compenserait cette frustration-là. Il sursauta. La main, puis le bras de Nadine se glissaient sous son cou. « Mon Louis ! » murmurait-elle, d’une voix chargée de tendresse. Ému, il fondit malgré lui, avec le remords de n’être pas, en esprit, totalement à elle. Elle ne demandait pas de caresses, elle disait son bonheur avec des mots simples qui lui allaient au cœur. Il balança. Allait-il lui raconter ce qui était arrivé la veille ? De toute façon, elle allait certainement l’apprendre en échangeant quelques mots avec ses voisins de la journée. Alors, autant que ce fût par lui. Elle s’exclama, stupéfaite et horrifiée par les détails morbides qu’il se complut à lui donner. Cette histoire, il la ressortirait, il était sûr d’avoir chaque fois son petit succès, même si c’était sur le dos de cet infortuné Portalés.

Il fit une rapide toilette et partit, laissant Nadine s’étirer avec délices dans la baignoire.

En bas, il ne trouva qu’une dizaine de voyageurs, mais tandis qu’il commençait sa tournée des tables, annonçant une matinée libre et un après-midi consacré à la visite des grottes de Bétharram, le restant du groupe apparut sur le seuil. Des mains se tendirent : « On est content d’avoir recouvré sa femme, hein, don Luis ? – Heureusement que vous n’avez pas dit recouvert ! » dit un voisin. Les rires fusèrent. « Le terme serait peut-être plus exact, dit l’autre, qui était professeur de français. – Oh ! protestèrent les femmes. – Il est peut-être moins content d’avoir recouvré sa belle-mère ! » dit un autre. La joie redoubla. Elle était une composante obligée du voyage, gratuite, celle-là, et pas souvent d’une finesse exemplaire. Louis avait eu tout le loisir de constater qu’en bande le niveau des plaisanteries était la plupart du temps médiocre, et qu’on pouvait vite dériver vers le pornographique ou le scatologique. Son petit périple terminé il s’aperçut que Nadine et Hélène étaient attablées dans un coin de la salle à manger. Brioches, biscottes, croissants, beurre, confitures, le service à thé et à café en métal argenté, le pot de lait, le pot de crème, et les tasses décorées, les deux femmes allaient encore être éblouies. « Qu’est-ce que nous allons faire, ce matin ? demanda Nadine. – Nous promener en ville, voir les boutiques. À part la basilique et les grottes, il n’y a à peu près rien. La basilique, on la verra ce soir. – J’ai mis un peu d’argent de côté : je veux rapporter un ou deux souvenirs et des médailles pour trois voisines, elles me les ont commandées. » dit Hélène.

Ce disant, elle engloutissait une brioche qu’elle avait coupée en deux pour la tartiner de confiture, et elle emplissait sa tasse de café pour la seconde fois. La regardant, Louis se posa la question : l’ai-mait-il ? Il ne savait pas. Il la détestait parfois. Il éprouvait à l’embrasser la même gêne qu’il avait connue avec la mère d’Henriette, avec Germaine, aussi, et ses tantes, des femmes trop proches, et il comprenait que ce qui le gênait alors était qu’il les sentait être à la fois des parentes et des femmes, cela n’allait pas ensemble. Nadine, elle, toute aux fastes du présent, rayonnait.

Une demi-heure plus tard, ils erraient par les rues d’une boutique à l’autre, n’en croyant pas leurs yeux : des marées de médailles pieuses, une prodigieuse pacotille, la Vierge fragmentée en milliers d’objets symboliques ; scapulaires, flacons d’eau bénite, tableautins, chaînettes dorées, statuettes blanches et bleues, il y avait de quoi séduire toutes les tribus nègres d’Afrique, dit Louis, écœuré. C’étaient les marchands du Temple, qui, là comme ailleurs, tiraient profit de tout afflux de visiteurs, quelle qu’en fût la cause. Des religieuses en bonnet de nourrice, enjuponnées de toile bleue, informes – « des Allemandes », dit Louis –, se pressaient autour d’un stand. Tandis qu’il les considérait en se disant que la religion devait détruire chez ses tenantes le goût de la beauté vestimentaire, Hélène et Nadine, elles, allaient et venaient, enthousiasmées. Hélène acheta de l’eau dans une fiole, et quatre médailles, ovales, comme toutes. « Ils ne peuvent pas en faire de rectangulaires ou de carrées ? » grogna Louis, ou de rondes, pensa-t-il aussitôt. En dépit de sa réticence, il offrit à Nadine une médaille, mais massive, épaisse, un bloc d’argent. Il n’y en avait qu’un exemplaire, comme pour tous les objets de grand luxe, que n’achetait point la foule des pèlerins. Cependant, choqué, au sortir de la boutique, il haussait les épaules : « La Vierge Marie ! Qui a conçu sans péché ! Comme si le coït en était un, qui est l’acte qui donne à la pauvre humanité un plaisir qui laisse loin derrière lui ceux des autres sens. Une condition sans doute, et peut-être une récompense de Dieu, pour la survie de l’espèce, et pour les femmes, une compensation anticipée des douleurs de l’enfantement. Un acte essentiel, en tout cas, que Marie, prétendument, n’a pas accompli, et on la porte aux nues ! En tout cas, ce discrédit sur les joies de la chair est l’absurdité majeure du christianisme ! – Oh ! qu’est-ce que vous dites là ! Et à Lourdes ! s’exclama Hélène, outrée.

– Ne t’y fie pas, il fait sa prière tous les matins ! dit Nadine. – Tu as bien dit sa prière. La mienne, pas celle de tout le monde ! » Ils parcoururent la ville jusqu’au déjeuner, les deux femmes voulaient tout voir.

À leur table, le patron de l’hôtel, aux petits soins pour le guide, avait fait apporter une bouteille de vieux Bourgogne. Des coquelets rôtis avaient suivi, qui firent hausser les sourcils à Nadine : « Tu manges tous les jours comme ça ? – Oui, mais je me modère. » Surprenant de discrétion, Gildas avait déclaré qu’il mangerait seul, et deux couples, apitoyés, l’avaient pris à leur table. Hélène lui jeta un regard : « Il a l’air gentil, votre chauffeur. Vous auriez dû insister pour qu’il déjeune avec nous, dit-elle. – Pour une fois que vous êtes là… On n’aurait pas vraiment été ensemble. – Oh oui, alors ! » acquiesça Nadine.

À deux heures, Louis rassembla son monde : « En route pour les grottes de Bétharram ! » Hélène et Nadine prirent place sur la banquette du fond, inoccupée. Monté à son tour, Louis leur fit un signe de la main. Il les connaissait bien : à leur visage il voyait qu’elles étaient heureuses. Leur rêve secret devait être qu’il les emmenât pour tout un circuit. Trois semaines à jouir du luxe, à se croire riches comme les autres. Au bas d’une côte abrupte, le car s’engagea dans un bosquet. « Nous arrivons ! » dit Louis. Et quelques minutes plus tard ce fut la foule, les

billets. Louis dirigeait son monde avec son autorité coutumière. Sans comprendre les facilités que lui donnait l’habitude, Hélène et Nadine le suivaient des yeux avec un étonnement respectueux, lui sembla-t-il. Était-ce là le petit homme solitaire d’Esclarmont et de Saint-Valat ? Dès l’abord, comme toujours devant un spectacle nouveau, Louis ne vécut que pour lui seul, attentif à ce qu’il ressentait au long des vastes salles au sol et au plafond hérissés de colonnes montantes et descendantes, brillantes sous les faisceaux des projecteurs, prodigieuses œuvres d’art de la Nature, protégées du soleil, des intempéries, des offenses du temps. À côté de lui, Nadine n’avait pas osé lui prendre la main, mais elle le suivait pas à pas, tandis qu’Hélène restait mêlée à une petite équipe de voyageuses de son âge. Le groupe, précédé par un guide local, descendit de plusieurs dizaines de mètres – deux cent cinquante marches, des gens avaient compté –, et déambula dans une série renouvelée de cascades pétrifiées illuminées. Et vint enfin ce que tous attendaient : la rivière, l’étroite rivière qui ne coulait pas, comme les autres, sous le ciel. On embarquait dans des canots plats, avec un frisson de curiosité et de crainte. Des poissons, des serpents, des crapauds aveugles, vivaient-ils dans cette eau opaque ? L’étrange cours d’eau se faufilait entre deux parois de roche. « Encore ? » murmura Louis, voyant que le bachot poursuivait interminablement son avancée silencieuse sur une voie apparemment immobile et noire. Assise à côté de lui sur une planche précaire, et muette de stupeur, Nadine, cette fois, lui avait pris subrepticement la main et la serrait entre ses doigts, par saccades. Hélène avait pris le bachot suivant, et l’on entendait les vieilles dames peureuses s’exclamer, tantôt l’une tantôt l’autre, parfois plusieurs ensemble ; et l’écho de leurs voix, dans ce couloir-boyau, prenait une résonance irréelle. « C’est le Voyage au centre de la Terre de Jules Vernes, tu ne trouves pas ? » dit Louis. Au sortir de l’embarcation, au bas d’un nouvel escalier, ils aperçurent, en levant la tête, le bond énorme de la rivière baignée dans une neige d’écume. Ils marchèrent encore, dans l’éblouissement des gouttes millénaires figées, agglutinées et scintillantes, les petites suintant de la voûte, les grosses, celles que leur poids avait fait tomber, entassées une à une à partir du sol. Quand ils émergèrent, aveuglés par la lumière du jour, près de deux heures

avaient é. Dans la cohue, Louis mit un moment à rassembler les siens. Une fois dans le car, alors qu’après chaque visite les femmes se mettaient à caqueter, elles se taisaient, et d’instinct, Louis comprit ce que signifiait ce silence insolite : elles reaient en esprit ce qu’elles avaient vu, comme à l’issue d’un rêve. Il y avait tout cela sous ce sol qui semblait compact, toutes ces splendeurs, on marchait dessus ! Comme sur les galeries d’une fourmilière ! Jusqu’à quelle profondeur la croûte terrestre était-elle sillonnée de cette façon ?

À l’hôtel, une dizaine de voyageurs, sans doute les plus religieux d’entre eux, émirent le projet d’aller visiter la maison natale de Bernadette Soubirous. Mais aucun n’osa demander à Louis de les y conduire, le croyant trop heureux de se consacrer à ses deux compagnes. Hélène partit en ville avec ses voisines de l’après-midi. Restés seuls, Nadine et Louis montèrent dans leur chambre et ils s’aimèrent, Louis avait repris son équilibre et ses forces lui étaient revenues. Au dîner, Hélène, volubile, raconta ce qu’elle avait appris au cours de son aprèsmidi é en nombreuse compagnie. Des riens. Nadine se taisait, et Louis, qui la voyait se rembrunir, la comprit, sans rien lui dire : la journée radieuse tirait à sa fin. Elle vivait déjà la matinée du lendemain, les gestes d’adieu sur le trottoir, la disparition du car au tournant de la rue, la solitude subite. Il eut du remords de ne pas ressentir la même détresse, sachant qu’il serait immédiatement repris corps et âme par ses obligations professionnelles. La soirée était libre. Louis avertit son groupe : il y avait la procession, chacun pouvait s’y dre, ou simplement y assister, selon son adhésion à cette manifestation spectaculaire de la catholicité. Louis anticipa que ceux qui avaient, l’après-midi, visité la maison natale de Bernadette s’en feraient un devoir. Après le dessert, Hélène et Nadine, précédées par Louis, partirent sans attendre personne. Quand ils arrivèrent, toute piquetée déjà d’innombrables lumières pareilles, dans la nuit, à un fouillis d’astres, une foule énorme se rassemblait au pied de la basilique. À son tour, Louis acheta trois luminaires : trois minces bougies, chacune protégée par un écran de carton. Puis il gravit quelques marches. Au bas du perron, la procession s’organisait. Sous le regard de Louis intensément attentif, la tête se détacha et le corps suivit, un prodigieux serpent lumineux qui s’allongeait et se lovait autour de l’immense esplanade. Louis, Nadine et Hélène,

presque indépendamment de leur volonté, furent pris dans le mouvement. Dans la nuit illuminée au point d’effacer les étoiles, une antienne s’éleva, lancée par un puissant haut-parleur, puis le refrain jaillit de toutes les poitrines, une rafale irrésistible, là aussi Louis fut entraîné et il chanta comme les autres.

« Ave, ave, ave Mari-a !

Ave, ave, ave Maria-ia ! »

Dix, vingt mille fidèles en chœur, jamais il n’avait entendu tant de voix humaines réunies, une chorale fabuleuse où se fondaient voix de femmes et voix d’hommes vibrantes de ferveur. Il frémit, une prière aussi grandiose ne pouvait que s’élever jusqu’au ciel. Marchant, il vit la flamme de sa bougie se refléter dans les yeux de Nadine d’une façon qui lui parut singulière. Il la regarda avec attention : elle pleurait.

¹²⁸ Louise, peu avant de tomber gravement malade, avait trompé Louis avec Raymond, un garçon au physique avantageux, cousin de Riffet, un ancien collègue de bureau de Louis : cf. tome 12, 3e Époque, chaps 87-88, pp. 147162.

CHAPITRE 283

La matinée était déjà avancée quand Louis quitta l’agence – il ns’était levé tard, il dormait mal dans l’espèce de sous-sol où l’hébergeait Jenny –, et aussitôt un sentiment de délivrance lui dilata la poitrine : les comptes du dernier voyage de sa saison étaient rendus, il était libre, libre pour sept mois, une éternité. Comme chaque fois, et quoiqu’il sût qu’il était le meilleur, il n’était pas entré dans les bureaux du siège sans malaise. Un malaise complexe. Dès le seuil franchi, il n’était plus le maître après Dieu, comme il l’était dans les cars, il se trouvait dans une situation inverse : un subordonné, ce dont il avait une sainte horreur. Et soumis à un patron fantasque, a priori malveillant, qui pouvait le renvoyer sur un simple caprice. Et à cette peur diffuse s’ajoutait le souvenir latent de ses années de rond-de-cuir. Complexe aussi, à cette heure, ce malaise, parce qu’il n’ignorait pas qu’au cours de ces sept mois il serait livré à lui-même ; il n’était pas facile de gérer une entière liberté sur une telle durée.

La veille au soir, à son arrivée, il avait trouvé Simonne, l’inévi-table Simonne, qui l’attendait, toujours aimante et dolente, quoiqu’il n’eût pas eu avec elle, depuis des mois, d’autres rapports que des promenades communes dans les rues, et encore un déjeuner chez les parents. Qu’attendait-elle donc de lui ? Elle pouvait aimer sans espérance. De plus en plus sa faiblesse mignarde l’agaçait, il avait déjà Nadine à protéger, faible elle aussi : c’était suffisant. Cette fille était à présent un boulet dont il n’avait pas le courage de se délivrer. Quand une femme l’aimait, il ettait, par reconnaissance, qu’elle eût des droits sur lui. Mais celle-là, lorsque, las et harcelé par les adieux de ses voyageurs, il l’apercevait à l’écart, patiente par humilité, un semblant de nausée lui venait au cœur. Par bonheur, Jenny, elle, n’était pas femme à venir l’attendre, oh non ! Et l’eûtelle été, à ces heures-là elle avait déjà ret son poste d’infirmière. Quant à Suzanne, aucun danger : elle n’était désormais qu’une amie platonique. Il s’était lassé, et elle aussi, il était vrai qu’elle n’était guère portée sur la chose. Tant qu’il en était aux femmes… Maruja, qu’il n’était pas allé revoir. Et il avait

changé d’hôtel. Elle était mariée, l’affaire d’une vie pour une Espagnole, elle était donc heureuse. Adieu Maruja ! Renée. Renée frustrée en permanence par l’impuissance de son mari, refusant une liaison extérieure, et préférant se servir dans le cercle de famille ! Celle-là, il était à la merci de son désir. De son désir à elle. Il suffisait qu’il se présentât pour que ce désir s’éveillât, un désir terriblement contagieux. Avec elle il n’y avait rien d’autre que le plaisir, troublé, peut-être renforcé, par le remords ; la bonne affection d’avant la faute ¹² avait été occultée par l’attrait sexuel. Irait-il ? Comprendraient-ils qu’il s’abstînt après plus de deux mois sans une visite ? Ils savaient à peu près quand se terminait sa saison. Je sais ce que je risque si j’y vais, se disait-il. Et perplexe, il tentait de se justifier. Après tout, l’acte nu, le déchaînement de la bête, puisqu’avec elle c’était cela, c’était la vie dans son essence même, pour quelles raisons spécieuses en rougirait-il ? Par le truchement du secret, n’observait-il pas sa règle imprescriptible : ne pas faire souffrir ? Pourtant… Lui qui faisait un drame épouvantable du moindre semblant de faute de Nadine… Sans doute la femelle s’attachait-elle par les sens, et point le mâle. Mais… Il pesait le pour et le contre : s’il repoussait les avances de Renée, humiliée et rancunière, elle se fâcherait avec lui, et naturellement il perdrait l’affection du ménage. Voilà tout ce qu’il aurait gagné ! Puisqu’il considérait que celles qui l’aimaient avaient des droits sur lui, il ne pouvait s’empêcher d’ettre qu’il en allait de même pour celles qui le désiraient, et Renée l’avait désiré dès le jour où elle l’avait connu, de son propre aveu. Sans qu’il en eût conscience et hors toute fatuité, il était possible qu’il y eût dans ses attitudes ou dans sa personne quelque chose d’indéfinissable qui fût de nature à éveiller la sensualité. Il avait troublé sa propre mère¹³ . Et d’autres. Un jour d’autrefois, son beau-frère, André, le propre mari de Renée, l’avait mis en garde au sujet de sa fille : « Écoute, Louis, il faut que je te dise : retiens-toi de manifester ton affection pour Nicole, arrête de l’embrasser, ça la trouble, tu ne le vois pas ¹³¹ ? » Les femmes… Il n’était pourtant pas un don Juan. Et l’on ne pouvait pas dire qu’il les recherchait, comme certains qui ne pensaient qu’à ça ! Ses femmes : Simonne : la délaissée, Suzanne : l’intérêt bien compris, Jenny : l’hôtesse, à peine un peu plus que l’hôtesse, Renée : l’acte pur. Et Nadine : l’aimée, le grand tourment et l’immense bonheur de sa vie. D’autres, maintes autres, avaient disparu dans la brume du temps, et dans la même brume, mais devant lui,

d’autres étaient cachées qui apparaîtraient et disparaîtraient à leur tour. Finalement, pensa-t-il, à côté de la culture infatigable de moi-même, et sans que je l’aie voulu expressément, les femmes auront été la grande affaire de mon existence. Il allait er deux jours à Paris, puis il redrait Esclarmont. Saison terminée. Il sourit. Ni ses patrons ni ses collègues ne le comprenaient. Quoi, il refusait les occasions de gagner de l’argent ? À droite et à gauche, tout l’hiver ces derniers grappillaient des voyages, des circuits, probablement poussés par leurs épouses qui n’acceptaient pas de les voir oisifs, qui étaient sans doute exigeantes en robes, en colifichets, en sorties, en signes apparents de luxe ou de confort. Dieu merci, Nadine était humble, et l’amour semblait tenir lieu de tout. Elle ettait sans murmure qu’il mît le bonheur et la liberté au-dessus de l’argent… Mais sa lettre, sa terrible lettre, ne disait-elle pas exactement le contraire ? Et n’était-ce pas lui qui lui imposait cette vie et elle qui l’acceptait par amour pour lui ? Jenny aussi était bonne fille, elle ne demandait rien et elle se contentait de quelques jours de présence, au total moins de deux semaines en un an. Il fit un retour sur lui-même : J’ai tellement besoin des femmes, et qu’est-ce que je fais pour elles, moi, en échange ? La réponse jaillit, aussi prompte : Eh bien, je les aime, et c’est avant tout ce qu’elles demandent, n’est-ce pas ? Une seconde question, embarrassante, lui vint à l’esprit : Est-ce que je ne perds pas mon temps avec elles, sans cesse avec elles ? Et il pensa aussitôt : Non, non, cette occupation envahissante est la plus naturelle de toutes, elle se rattache étroitement et directement à la Nature, alors que l’argent, les honneurs, la carrière, sont artificiels. Il se rassura. Il ne regrettait et ne regretterait rien. Elles étaient ses sœurs ; ionné de solitude, avec elles seules il ne souffrait pas d’en être privé. Peut-être qu’il les aurait moins recherchées s’il avait eu une sœur, chaque jour présente ? Il se souvint qu’il avait envié son meilleur ami de collège, d’en avoir une. Cette jeune fille qu’il aurait aimée si elle n’était pas morte, comme son propre frère, à 17 ans ¹³².

Méditatif, il marchait les yeux au sol, comme si, enfermé en lui-même, le gris uniforme de l’asphalte l’eût préservé d’en distraire sa vue et sa pensée. Soudain, le choc léger de gouttes de pluie lui fit lever la tête. Le ciel était sombre, marbré de noir. Allait-il pleuvoir ? Il se hâta. Ce Paris ! Quel contraste avec la pureté du

climat provençal, si conforme à ce qu’il attendait de la nature que, dès les premières semaines, Esclarmont l’avait davantage imprégné que la capitale en un quart de siècle. La pluie s’épaissit, devint averse. Il courut et s’engouffra dans une bouche de métro. Des escaliers, des couloirs interminables. Au bout, il entendit un grondement encore familier, une rame s’annonçait. Et aussitôt, il vit un spectacle qu’il n’avait pas oublié non plus : autour de lui des gens se mirent à courir, jeunes, vieux et vieilles, pour atteindre le portillon automatique qui se refermait inexorablement. Une bousculade, et ceux qui avaient réussi à er galopaient vers les voitures pour y entrer avant que leurs portes, elles aussi mues par un automatisme impitoyable, ne leur en interdissent l’accès. Immobile, Louis suivait des yeux cette scène burlesque. Cette dame très digne, ce monsieur en chapeau avaient tout à coup retrouvé les réflexes de l’animal. Il saisit son crayon, son carnet, et il écrivit :

À Paris, on est toujours en retard, ou on a peur de l’être, et cette peur finit par devenir une hantise. J’aurais pu, moi aussi, prendre cette rame-là. J’ai eu honte pour les autres, et je n’ai pas bougé, pour m’affirmer véhémentement que j’ai échappé, moi, à ces formes insidieuses de l’esclavage citadin. Lorsque j’étais parisien, comme eux je ne prenais pas garde à ce manège, et il m’arrivait de courir, moi aussi. Le vent des espaces libres, que de liberté et de conscience il a soufflé en moi !

Il prit tranquillement la rame suivante et s’assit, satisfait. Comme il regardait à la vitre, il demeura stupéfait : elle était constellée de gouttes de pluie. À vingt mètres sous terre ? Un miracle ! Il s’émer-veillait, quand il se souvint qu’une courte partie de la ligne circulait en plein air, et il sourit de sa naïveté. Aux âges d’ignorance, combien de prétendus miracles auraient pu être aussi aisément expliqués ? Un voisin toussait. Il l’observa. Laid, bedonnant et mal vêtu. À moitié chauve. Et des lunettes épaisses. Toutes ces tares réunies, quelle pouvait être la qualité de sa vie ? Le refuge de la goinfrerie et des amours vénales ? Saisi de malaise, il eut envie de marche et d’air libre. Des voyageurs montaient et pas un n’était

mouillé : la pluie avait donc cessé, une simple ondée. Il se précipita, écartant des deux bras la double porte qui se refermait sur lui. Dehors, des panaches couleur de fumée obstruaient encore le ciel, mais il ne pleuvait plus, l’air, simplement, était humide, il éternua deux fois. Mais chaque pas lui était un plaisir. Son attention fut attirée par une fille maigre qui approchait, et qui toussait, elle aussi – que de gens toussaient à Paris ! Les yeux gris soulignés de noir, blonde comme elles étaient toutes, la plupart par artifice, les bras nus, les épaules étroites, elle traînait un petit chien qui tirait sur sa laisse pour renifler le bas des murs. Elle s’ar-rêta un instant et toussa de nouveau en avançant convulsivement le haut du corps. Il s’attendit à la voir cracher. Mais non, elle reprenait sa marche. Une prostituée. Du gibier pour le gros homme du métro. Il imagina sa vie. Cafés-crème et champagne, au lieu de repas solides, et le seul amour de son chien, pour compenser la vilénie et la haine des hommes. Gagner sa vie en ouvrant son sexe à tout venant. Cette représentation lui souleva le cœur. Il reprit ses feuillets volants :

Paris, ville-lumière.

Oui, mais pas pour tout le monde…

Depuis combien de temps marchait-il ?

Il allait rentrer à Esclarmont, connaître le privilège de mener une autre vie, monotone celle-là, le cauchemar pour la plupart, mais pas pour lui, bien au contraire ! Dans cette vie-là, le rêve succéderait à l’action, l’absence de souci aux responsabilités écrasantes, le repos aux efforts excessifs, la routine paisible à l’imprévu parfois redoutable, l’entourage constant et familier aux figures sans cesse renouvelées, pas toujours plaisantes, l’amour profond et durable aux aventures superficielles et agères, la douceur d’un paysage uniforme au choc

d’horizons toujours changeants, tout cela à la fois ! La saison de l’agence était terminée, commençait sa saison à lui. Plus que deux jours. Il irait voir ses éditeurs, qui lui avaient commandé une suite à Ce Pauvre Desbonnets ¹³³, il leur avait téléphoné, et ce qu’il avait entendu avec cela l’avait comblé de joie : « Il faut exploiter le succès ! Desbonnets bat tous les records de vente ! Vous êtes joué partout ! On vous l’avait dit, n’est-ce pas ? ». Il se rappela le mot méprisant d’un confrère jaloux, à la fin de son entrefilet critique :

…une saynète pour patronages ¹³⁴.

Eh bien, mais c’était justement ce qui faisait son succès ! Ainsi, après avoir brillé fugitivement sur une scène parisienne, l’éclat d’un météore, il serait joué et rejoué en province et partout dans le monde francophone, il serait joué même quand il serait mort ! Ses éditeurs l’avaient affirmé et ils savaient, eux ! Et joué à Paris, il l’avait été ! Deux fois ¹³⁵ ! Au-delà de la centième ! C’était beau ! Il allait reprendre le métro, rentrer chez Jenny, déjeuner avec elle, si elle était réveillée. Ensuite il irait chez les Doller, il ne pouvait pas faire autrement, avant des mois d’absence. Il verrait Renée, et si elle le provoquait, il n’accepterait pas de tromper André sous son toit, même si ce n’était pas le tromper, puisqu’elle n’était plus à lui : il lui donnerait discrètement rendez-vous pour une heure plus tard, dans le centre, ils iraient dans une chambre d’hôtel, où ils assouviraient leur soif commune. Demain une journée de courses, et puis adieu Paris, et en route pour le plaisir d’écrire et le bonheur d’aimer !

¹² Cf. ce volume, chap. 253, pp. 47-49 & note 37.

¹³ Cf. ce volume, chap. 266, p. 138, note 72.

¹³¹ Oui, il avait vu : cf. tome 13, 4e Époque, chap. 23, p. 217.

¹³² Julienne, sœur de Raymond Terssac, de septicémie, après s’être piqué la lèvre supérieure avec une épingle : cf. tome 3, 1re Époque, chap. 58, pp. 113114.

¹³³ Sa première pièce jouée au théâtre du Grand-Guignol : cf. tome 17, 5e Époque, chap. 21, pp. 240-241, puis éditée sur papier pour les troupes d’amateurs : cf. tome 18, 5e Époque, chap. 29, pp. 18-20.

¹³⁴ Cf. tome 17, 5e Époque, chap. 24, p. 271.

¹³⁵ Sa seconde pièce jouée au Grand-Guignol avait pour titre : Célestin-leConquérant : cf. tome 19, 5e Époque, chap. 79, p. 241 ; tome 20, 5e Époque, chap. 105, p. 236 & chap. 106, p. 242.

CHAPITRE 284

Train de nuit. Parti au crépuscule, il avait vu l’ombre noyer peu à peu les maisonnettes de la banlieue, et à présent elle commençait à se dissoudre dans un envahissement de bleu, laissant lentement émerger les arbres et les champs émaillés de toits roses. En même temps, la mer, d’un bleu plus foncé, apparaissait de temps à autre entre deux escarpements rocheux, semée au loin de quelques voiles blanches. Qui lui eût dit, enfant, qu’il vivrait près d’elle, alors qu’il ne savait même pas, alors, comment c’était, la mer ? Il était seul sur sa banquette, et au-dessus de sa tête le filet était comble sur toute sa longueur, comme si les trois voyageurs qui le jouxtaient à Paris étaient descendus en oubliant leurs bagages. Comme de coutume, il ramenait chez lui maints et maints objets dont la beauté l’avait séduit, une beauté qu’il avait irrésistiblement souhaité faire sienne en l’ayant chaque jour devant les yeux. Nadine y était moins sensible que lui, peut-être ses goûts, sans qu’elle le dît, étaient-ils différents ? Transborder tout cela du train à l’autocar de Grasse, et dudit au brinquebalant autobus d’Esclarmont, ne serait pas chose aisée. Le cauchemar annuel. Mais, au moins à Cannes, pourquoi n’appelait-il pas le secours d’un porteur ? Par économie ? Il était difficile de se délivrer d’un long é de pauvreté, né pauvre on restait pauvre malgré soi, cela collait à la peau, il comprenait les milliardaires avares. À présent il avait une maison, et autour d’elle une superficie de terrain assez coquette, de quoi se sentir vraiment chez soi. Une étendue de regard sécurisante, une suffisante solitude, avec l’amour et la liberté, il était difficile d’oser en demander davantage à Dieu. Et le jardin ! Il se réjouit. La bêche, la pelle, la pioche, une compensation aux matinées d’écriture créatrice, la lassitude de l’esprit balancée par celle du corps. Pendant toute son adolescence, après avoir é son enfance à garder les oies, les vaches et les moutons, Germaine avait travaillé la terre comme un homme¹³ , c’était elle qui maniait bêche, pelle et pioche à travers lui. Il se leva, gagna le couloir et consulta sa montre. Un vieux complexe : endormi,

distrait, ou inattentif, la peur d’avoir laissé er sa station d’arrivée. Mais non, il apercevait l’harmonieuse courbe du rivage, le Palm-Beach au bout, et au large, les îles. C’était là que finissaient son périple et sa saison. Il se hâta de rassembler ses paquets et ses valises. Que c’était lourd ! Que c’était encombrant ! Que ne rentrait-il chez lui après chaque voyage ? Mais ces aller-retour successifs et précipités auraient coûté beaucoup d’argent et de fatigue. Et il aurait fallu renoncer définitivement à Paris, qu’il croyait détester, mais qu’il ne lui était pas plus possible d’abandonner qu’il ne l’était à un mari de se séparer d’une épouse acariâtre. Paris et ses femmes, aujourd’hui celle-ci, demain celle-là, le délice d’être aimé, d’être attendu. Renée. Quelques heures avant, il avait connu avec elle une joie fulgurante qui, par bonheur, n’avait rien de commun avec l’amour, elle ne l’aimait certainement pas plus qu’il ne l’aimait elle, mais quoi, rien ne surait en ardeur le déchaînement d’une femme sevrée. Le convoi ralentissait.

« Cannes, deux minutes d’arrêt. »

disait la voix nasillarde du haut-parleur. C’était juste, et elles comportaient quelques secondes d’affolement. Un jeune homme l’aida sans qu’il eût demandé, dans les gares il y avait toujours quelqu’un pour venir en aide à ceux qu’on voyait dans l’embarras ! Il était heureux qu’il ne fût confronté à un tel charroi qu’une fois par an. Il se sentit déé, et c’était une impression pénible, qui fut suivie, comme les autres fois, d’un soulagement immense : au moment où il fut assis dans le car, comme il l’avait été dans le train. Restait la troisième étape : Grasse-Esclarmont. Alors qu’il avait souffert par avance à Grasse, il eut le soulagement d’être aidé par le chauffeur. Il s’était installé sur la banquette du fond, point de curieux derrière lui pour observer son personnage insolite. À la vitre, le gros de la ville disparut, les maisons s’espacèrent, tandis que les arbres s’épaississaient et devenaient des bois. Après une éternité d’heures, la Quinta n’était qu’à une portée de minutes. Il se répéta : la maison neuve, le jardin, la bien-aimée, et dans l’immen-se écrin du ciel, chaque jour, le bijou fastueux du soleil… ils achèteraient un chien… Il y avait de quoi se mettre à chanter, à rire, presque à pleurer de joie. Guerrier satisfait et las,

capitaine à la tête de ses compagnies de touristes, il rentrait de sa campagne victorieuse. Car la saison avait été fructueuse, les mensualités théâtrales ne faiblissaient pas, les pensions avaient été augmentées, il avait suffisamment de liquidités pour régler ses dettes, tout serait bien à lui. Et Nadine, aussi, était de nouveau bien à lui. Saint-Martin, le tournant… Esclarmont, le château émergeant de son corset de toits ! Trois minutes ! Trois minutes, pas plus ! Nadine attendant sur la place, il la voyait mieux qu’avec ses yeux !

Et Nadine n’était pas sur la place, il chercha en vain, le cœur serré. Était-elle retournée à Saint-Valat ? Qu’y avait-il encore ? Elle le ferait mourir ! Il laissa ses bagages sur la place de l’église, au pied de la cascade, pour aller plus vite, et il courut à la Quinta. La porte était ouverte et Nadine était là. Elle ne se précipita pas vers lui, et elle ne souriait pas. « Nadine ! Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il, anxieux. – Tiens ! » dit-elle. Elle prenait sur le buffet une liasse de feuillets bleus et elle la lui tendait. « Un exploit d’huissier ! s’écria-t-il. – Lis ! »

Attendu… attendu… attendu… Il tourna nerveusement les pages. La dernière était la bonne, la mauvaise, pensat-il aussitôt.

Au cours de sa session du 27 août 1955, « Tiens ! un samedi ? » s’écria-t-il

la cinquième chambre, section six, a prononcé le divorce aux torts exclusifs du sieur Bienvenu, a confié la garde de l’enfant à la mère, et a condamné le dit sieur Bienvenu à verser à son ex-épouse une pension mensuelle de dix mille francs, et à la même, une d’un égal montant au profit d’Armel Bienvenu. « Comment, hurla-t-il, mais ça s’est é dans mon dos ! Sans même un avocat pour me défendre ! – Oui, j’ai trouvé ça un peu fort, dit Nadine d’une voix navrée. Regarde, ils disent que tu as été assigné. Regarde, c’est au début… » Louis reprit la première page et lut :

…le sieur Bienvenu ne constitue pas avoué ¹³⁷, bien que régulièrement assigné… « Mais je ne l’ai pas été ! Je n’ai rien su ! cria-t-il. – Ta mère m’a dit qu’elle avait reçu quelque chose pour toi. – Et elle ne me l’a pas écrit ? – Tu étais en Espagne… peut-être que la lettre s’est perdue ? » Louis se prit la tête dans les mains : « Vingt mille francs par mois ! Vingt mille francs ! Qu’est-ce qu’il va nous rester pour manger ? – Celle de la Coopérative m’a dit qu’il fallait faire appel. » dit timidement Nadine. Ils avaient oublié de s’embrasser. « Regarde plus loin, il y a quelqu’un qui nous a dénoncés. » reprit Nadine. Louis feuilleta de nouveau, d’une main tremblante, et lut :

Attendu

qu’il résulte des procès-verbaux de la gendarmerie de Fayence, dressés sur commission rogatoire du juge d’instruction de Draguignan, que Bienvenu vit en concubinage depuis trois ans à Esclarmont (Var) avec Nadine C… infirmière retraitée…

« Comment elle l’a su, hein ? Comment elle l’a su ? cria-t-il de nouveau. Ah ! Je suis beau ! – Tu as entendu ce que j’ai dit ? Celle de la Coopérative te conseille de faire appel. – Constat d’adultère ! Il n’y a rien à faire, c’est un cas de divorce caractérisé ! » gémit Louis. Fébrile, il parcourait en hâte le texte du jugement. Il cita tout haut :

« …6° Après des fugues successives de quelques semaines d’abord, le mari avait pratiquement abandonné son épouse, ne faisant au domicile conjugal que de rares et brèves apparitions…

Salope ! hurla-t-il. J’étais en voyage pour gagner ma vie ! Le comble : c’est elle qui m’avait fait embaucher, par-dessus le marché ! Et elle ait les trois-quarts de l’année en Amérique ! Et le sien, de domicile conjugal, il est en Amérique ? – L’adultère, bon, mais il faut faire appel quand même, on ne sait jamais ! » répéta Nadine. Exaspéré, Louis frappa du poing sur la table :

« Nom de Dieu ! » gronda-t-il. Il poussa un soupir. Ses épaules s’affaissèrent : « Qu’en dit ta mère ? demanda-t-il d’une voix exténuée. – Elle est repartie avant-hier. – Bon, mais qu’est-ce qu’elle en a dit ? – Pas grand-chose. » Il sembla à Louis que la voix de sa maîtresse marquait quelque embarras. « Je sais bien ce qu’elle t’a dit ! Que tu ferais bien de chercher un mari… Au lieu de rester avec moi, bientôt sans le sou, à devoir verser deux pensions. D’un autre côté, elle serait débarrassée d’Ar-mel… toi aussi d’ailleurs… – Louis ! dit douloureusement Nadine. – Bon, fais comme si je n’avais rien dit. Excuse-moi ! » fit Louis, qui prenait conscience d’être allé trop loin. Il serra les poings : « Je n’ai pas pu me défendre. C’est inissible ! Je connais quel-qu’un à Paris. Une voyageuse qui travaille chez des avocats. J’irai la voir. Elle me dira ce qu’il y a à faire ! Je vais repartir ! – À peine arrivé, tu t’en vas ? dit Nadine, les larmes aux yeux. – Tu ne vas pas pleurer ? Ce serait plutôt à moi de le faire ! Dans quarante-huit heures, je serai de retour. » Il tendit les bras, attendri soudain : « Nadine, viens m’embrasser ! J’ai besoin que tu m’aides. – Je voudrais bien, mais comment je peux t’aider ? soupira Nadine en se pressant contre lui.

– Pour le moment, en me disant que tu m’aimes. – Tu ne le sais pas, depuis le temps ? – Dis-le quand même ! – Je t’aime ! » Le baiser de sa compagne rendit à Louis un peu de son énergie, qu’une colère et une indignation trop vives avaient épuisée : « Attends un peu, si cette garce croit que je vais me laisser faire, elle se met le doigt dans l’œil ! Je ne lui laisserai pas Armel ! Non, non ! C’est impossible ! Elle n’aurait qu’une hâte, c’est de le laisser à sa mère. Retour à Dompierre, alors que je l’en ai sorti ! Elle en ferait un paysan, un grippe-sou ! Non, non ! » Il retomba de nouveau et s’assit sur un tabouret, les épaules affaissées. Et tout à coup, il se redressa : « Qu’est-ce que tu m’as dit ? Que ma mère avait reçu quelque chose ? Où est-ce que tu as appris ça ? – Quand j’étais à Saint-Valat. Nous étions descendues pour des courses. Nous sommes ées la voir. – Elle ne t’a pas dit ce que c’était, ce papier ? – Elle avait commencé à nous parler de l’huissier, puis Agalric est arrivé et on a parlé d’autre chose. – Un exploit d’huissier, le premier ! Parbleu, c’était ma convocation au tribunal ! » Il réfléchissait. Son œil brilla : « Elle savait que c’était faux, que je n’étais pas chez ma mère et que nous étions ensemble à Esclarmont, puisqu’elle a fait faire un constat ! Elle a fait exprès de donner l’adresse de ma mère ! En espérant qu’elle ne ferait pas suivre ! Ce qui est arrivé ! »

Il se frappa le front : « Parbleu ! Elle s’est dit que je serais en Espagne, que ma mère ne saurait pas où me l’envoyer, que la poste marchait mal là-bas ! La garce ! Il faut que j’aille trouver Jenny ! – Jenny ? » demanda Nadine, qui pâlit. Louis se troubla, mais se ressaisit aussitôt : « Oui, c’est une avocate que j’ai connue en voyage, avec son mari, et qui sont devenus des amis. Tu les connaîtras, je les ai invités à venir nous voir. Je leur ai parlé de toi. » Ces mots à peine prononcés d’une voix toute naturelle, Louis se dit que lui qui aimait tant la vérité, mentait avec une facilité et une promptitude stupéfiantes. Quand c’est nécessaire ! ajouta-t-il in petto. Mais cette fois, son mensonge prenait l’eau. « Tu m’as dit que celle que tu connaissais était une femme qui travaillait chez des avocats. » Louis eut un sursaut intérieur et s’appliqua à réprimer un débit précipité : « Non, ça, c’est une autre. Il vaut mieux que je m’adresse directement au bon Dieu qu’à ses saints. Avec Jenny, je suis tranquille ! – Tu en fais, des connaissances, avec ce métier ! soupira Nadine. – Eh ben, mais c’est heureux, tu vois ? Ma position n’est pas désespérée. Du moment que je n’ai pas été prévenu, que je n’ai pas pu me défendre, le jugement peut, et même doit, être révisé. Enfin, il me semble… » Nadine acquiesça : « Maman me disait que c’était injuste, que ça ne pouvait pas rester comme ça… Mais dis, tu n’avais pas de bagages ? – Bon Dieu ! Je les ai laissés devant la cascade ! Je n’y pensais plus !

Heureusement qu’il n’y a pas de voleurs, dans ce bled ! Viens avec moi, il y a à porter pour deux ! – Pourquoi tu les as laissés là-bas ? – Pour venir plus vite, ne te voyant pas. De toute façon, je n’aurais pas pu apporter tout. »

¹³ Germaine était née dans une ferme près du chef-lieu, et c’était là que Joseph, le futur père de Louis, était venu la cueillir, aiguillé par Mariette, sa sœur, déjà mariée, qu’il avait rencontrée dans un train – il était alors homme d’équipe à la Compagnie des chemins de fer du Midi : cf. tome 1, 1re Époque, chap. 6, pp. 4143.

¹³⁷ La profession d'avoué a été supprimée le 1er janvier 2012.

CHAPITRE 285

Tandis qu’ils se hâtaient vers la place de l’église, fouetté par l’air vif, il reprenait possession de lui-même. L’idée lui vint de voyager de nuit : il dormirait, et il échapperait ainsi à une interminable journée de souci. Ici il lui était possible de tromper le temps en s’en allant en randonnée dans la campagne. Dans le train, assis des heures durant sans bouger, il serait livré pieds et poings liés à ses pensées pessimistes. Et il ne se sentait pas la patience de remettre longtemps, il repartirait le soir même.

Un peu inquiet des réactions de Nadine, il attendit le moment où, revenus chez eux, ils eurent déposé leur chargement dans la cuisine. « On défera tout ça cet après-midi. Il y a pas mal de choses, tu verras… » Il prit un temps : « Tu sais, réflexion faite, je pense que ce n’est pas la peine d’atten-dre. Le plus tôt sera le mieux. Je partirai ce soir, par le train de nuit. – Mais il n’y a pas d’autobus ! dit Nadine, consternée. – Je téléphonerai au taxi de Saint-Martin. – Tu vas t’en aller ! Déjà ! Je ne peux pas venir avec toi ? dit Nadine, implorante. – Je ne demanderais pas mieux, mais ça nous coûterait trop cher ! – Tu reviendras vite ? – Après-demain je serai là. – Tu ne pourrais pas lui parler par téléphone ? – Tu n’y penses pas ! C’est une affaire trop compliquée ! Il va falloir constituer un dossier !

– Alors tu es décidé ? Tu vas faire appel ? – Ah oui, alors ! Et comment ! » Le choc absorbé, il était prêt à la lutte. Il saisit la liasse de feuillets bleus, dans l’intention de lire les attendus à haute voix, et de les commenter, ceci pour Nadine, mais aussi pour lui-même :

« 1° Quelques mois après le mariage, sous prétexte de vocation littéraire, le sieur Bienvenu en vint à délaisser fréquemment son épouse…

Et si je dis pourquoi ! Si je dis que c’est parce qu’elle ne lavait pas suffisamment son cul !

2° Courant 1942, il fit la connaissance d’une jeune fille dénommée Nadine C… ¹³⁸, dont il ne tarda pas à faire sa maîtresse.

Ça, c’est difficile à réfuter, à cause du constat.

3° En décembre 1943, il alla jusqu’à abandonner sa situation¹³ , soi-disant pour se consacrer à son activité littéraire.

Et alors ? Elle était d’accord ! Elle trouvait que le fonctionnariat était un métier de crève-la-faim !

4° À partir de cette époque, le sieur Bienvenu mena une existence de plus en plus libre, prétendant devoir recourir à des expériences psychologiques pour son

œuvre littéraire, et entretenant, en fait, des relations avec diverses maîtresses.

Les mille et trois ! Don Juan numéro deux ! Qu’elle le prouve ! Et elle ? Elle était dans l’armée américaine ! Elles étaient deux à coucher sous la tente, au milieu de soldats ¹⁴ ! Je devais me faire moine, en l’attendant ?

5° Négligeant complètement ses devoirs d’époux, il laissa à sa femme le soin de subvenir à son entretien personnel.

Quel culot ! Elle ne pensait qu’à faire du business ! Qu’à gagner de l’argent pour elle ! Sans que j’en voie la couleur ! Subvenir à ses besoins personnels ! Cacher des liasses de billets dans les boîtes à gâteaux, oui !

6° Après des fugues successives de quelques semaines…

Et elle, qui foutait le camp en Amérique plus de la moitié du temps ! Elle l’emportait avec elle, son domicile conjugal ! Et si j’étais sur les routes, moi, c’était pour gagner mon bifteck ! Et celui d’Armel !

Pendant qu’elle mettait ses sous de côté ! Pendant qu’elle laissait tomber son fils comme une vieille chaussette !

7° Le sieur Bienvenu vivait actuellement en concubinage avec une demoiselle C… à Esclarmont (Var).

Tu vois qu’elle le savait ! Alors, pourquoi est-ce qu’elle m’a fait convoquer chez ma mère, hein ? C’est clair !

Que ces faits constituaient l’adultère et les injures graves et renouvelées prévues par la loi…

Des injures graves ? Et celles qu’elle m’a faites, à moi ? J’ai les lettres ! J’en ferai état. J’ai eu du flair d’embarquer sa correspondance ! Dire que j’ai failli la laisser chez elle, ç’a été moins une ! Je vais faire un tri. Ça va être un joli bouquet d’insultes ! Celles-là aussi sont prévues par la loi ! » Il haussait la voix, avec une véhémence indignée : « Et Armel ? Elle en veut la garde ! C’est une vocation tardive ! Elle ne s’est jamais occupée de lui depuis sa naissance ! Tout ce qu’elle a su faire, c’est le confier à sa mère ! » Il ricanait : « On va foutre tout ça par terre ! Attends un peu, ma vieille ! » Il reposa les feuillets bleus sur la table. « Tu n’as pas faim ? Tu ne veux pas déjeuner ? Je t’ai acheté un beau morceau de filet, bien épais, comme tu aimes ! supplia Nadine. – Chérie ! dit Louis, ému, tu as raison, il faut que je mange. J’ai besoin d’énergie ! » Nadine mit la poêle sur le feu : « Je suis contente de ma belle petite cuisinière, tu sais ? Et puis tout ! » Louis se détendit et souffla. « Oui, on est bien, ici ! Cette garce me le ferait oublier ! Je reviendrai vite, j’ai trop envie d’être avec toi, bien tranquilles, dans notre maisonnette toute neuve.

Quelle différence avec le taudis du village, hein ? Quand j’y pense, j’ai l’impression d’avoir fait un cauchemar ! Tu imagines, quand j’arrivais des grands hôtels ! Des hôtels quatre étoiles ! » Il serra les mâchoires : « Mon arrivée ici ! Je m’en faisais une joie formidable ! La garce ! Elle m’a tout gâché ! J’étais si content de te retrouver ! – C’est ma faute, tout ça ! dit plaintivement Nadine. – Mais non, mais non ! C’est toi que j’ai aimée, ce n’est pas elle. Nous sommes coupables au regard des hommes, mais innocents au regard de Dieu. C’est lui qui nous a réunis. La Nature, si tu veux. Dieu ou la Nature, c’est pareil. » Il se tut un moment, puis il reprit : « Ça ne fait rien, ç’a été drôlement vite fait ! Je croyais que ça durerait des années, le divorce, tout le monde dit ça. Elle a dû payer ce qu’il fallait, c’est sûr !… Ah, mais c’est vrai, avec ces voyages, je ne me rappelais plus : Mme Xurf m’a dit qu’elle avait donné quatre-vingt mille francs à son avocat ! L’argent, toujours l’argent ! » Le beurre grésillait dans la poêle. Louis huma avec délices une odeur d’ail frit, de plusieurs mois oubliée. Il se secoua : « Il faut que je pense à autre chose. Ça tient toute la place, ce truc-là ! – Mets-toi à table, c’est prêt ! » dit Nadine. Ils déjeunèrent. La tranche de filet était cuite à point, assaisonnée de sel, de poivre, de persil et d’ail, juste ce qu’il fallait, et si tendre que Louis ne put s’empêcher de la savourer. Il posa sur sa compagne un regard reconnaissant. Comme sa vie, elle avait épousé ses goûts, et ceci de façon si parfaite qu’il n’avait, quant à sa cuisine, jamais aucune remarque à formuler, sinon lui en faire des compliments. Le café, léger et bien sucré, comme il l’aimait, lui parut exquis. Le regard attiré par le désordre d’une étagère, il eut un sourire indulgent. Peu regardante quant au ménage, sa Nadine, mais le reste était l’objet d’un soin méticuleux.

« Maintenant, aux lettres ! » dit-il. Il se leva, a dans la chambre et revint porteur d’un paquet de lettres entouré d’une grossière ficelle de lieuse : cette ficelle venant droit de Dompierre. Les rubans, les faveurs, pensa-t-il, c’était bon pour les lettres d’amour, mais celleslà… ! « Il faut que je débarrasse la table, tu fais ça ici ? demanda Nadine, étonnée. – Oui ! » répondit-il, sans dire qu’il ressentait de nouveau le besoin de la prendre à témoin. La première lettre qu’il tira de son enveloppe était écrite à la diable, au verso d’un imprimé : « Son papier à lettres ! Agréable à lire, n’est-ce pas ? Sordide, plutôt ! » cria-t-il. Il lisait, balayant le texte d’un œil rapide. « Et alors, les manifestations d’amour, de tendresse, adieu ! Triple zéro ! Fille de paysans ! Le cœur fermé à double tour ! Comme la bourse ! » Il s’absorba un moment, puis s’anima pour la seconde fois : « Pas d’effusions, mais pour les listes de courses à faire pour elle dans Paris !… Fais ceci, fais cela, n’oublie pas de…, je te rappelle que…, va ici, va là ! Dans ce Paris où tout est au diable et où à la troisième course on en a marre de courir, et où on laisse tout tomber ! » Il se tut longtemps, et tout à coup éclata : « Ah, ça y est, j’en tiens une !

Tu as la structure d’un enfant de douze ans.

Avec les épaules que j’ai ! Première insulte. Il y en a d’autres ! » Il poursuivait sa lecture, sautant d’un paragraphe à l’autre, les abandonnant dès les premiers mots : « Une autre :

Ta littérature ? Tu n’es capable que de subir des échecs.

Charmant, n’est-ce pas ? Un encouragement de première ! Voilà tout le soutien que j’avais d’elle ! Je t’ai connue, et je t’ai émerveillée. Quoi d’étonnant à ce que je t’ai aimée ? Un écrivain a besoin d’être iré. Avec les artistes, c’est celui qui doute le plus de lui-même. Comment savoir ? Une œuvre littéraire, ce n’est pas quelque chose qui se touche, qu’on voit devant soi ! Si je l’avais écoutée, j’aurais jeté mon talent aux orties et je me serais consacré à vendre des cadres ¹⁴¹, ou des brosses de WC, tout était bon dès l’instant où ça pouvait rapporter ! Tandis que toi !… » Il gesticula, hors de lui :

« Viens chercher la marchandise. S’il n’y a pas de train, viens en vélo.

Ah oui ! Près de deux cents kilomètres de Dompierre à Paris ¹⁴² ! Rien que ça ! Chargé comme un baudet ! Il fallait que je me crève, que je vende au marché noir, pour faire des sous ! J’étais en train de sombrer dans le terre-à-terre. Tu m’as sauvé ! La poésie, pour elle, ça ne servait à rien, ça ne rapportait rien, sauf qu’à moi, elle a rapporté plus que tous les trésors du monde : elle m’a rapporté ton amour ! » Il poussa un soupir de lassitude, repoussa le paquet de lettres, puis le reprit : « Il faut pourtant que je trouve !… Ah, tiens, encore une perle :

Je ne te considère pas comme mon mari, je suis parfaitement capable d’en aimer un autre.

Pas sûr, mais c’est charmant. Et ça :

Tu n’as même pas la force de porter une valise.

Moi qui arrive avec deux mallettes et six ou sept colis, moi tout seul ! Oh, tiens, je suis écœuré, je continuerai plus tard. Pour l’instant je vais aller respirer un peu d’air pur. Laisse tout ça sur la table. Pendant que je sors, tu pourrais défaire les bagages. – Je pensais que… commença timidement Nadine. – Quoi, tu voulais faire la sieste ? Quand je reviens. » Il sortit, gagna la route à grandes enjambées et s’en fut vers les bois. Comme il les atteignait, une angoisse affreuse, tout à coup, lui serra la gorge. Comment estce que je vais payer ces deux pensions ? Comment allons-nous vivre ? Il n’y avait rien à attendre des hommes, il fallait se tourner vers Dieu. Éperdu, il fit quelques pas rapides pour pénétrer sous le couvert, et aussitôt il se jeta à genoux au pied d’un arbre et supplia, les mains tes : « Ô mon Dieu, épargnez-moi cela ! » Il se redressa. Parce qu’il était humble, et qu’il n’avait jamais imploré que dans l’épreuve, parce que son âme était pure, Dieu, pensa-t-il, lui avait toujours accordé ce qu’il avait demandé. Il entendrait sa prière une fois encore, une fois encore il redresserait le cours de son destin. Sur le mince ruban d’asphalte étouffé de chênes et de pins, était-ce sa prière, était-ce l’air vif des collines ? il était apaisé, son pas se fit léger.

¹³⁸ Cf. tome 14, 4e Époque, chap. 61, pp. 276-286.

¹³ Cf. tome 16, 4e Époque, chap. 108, pp. 26-27.

¹⁴ Dès la Libération, Henriette, grâce à sa bonne connaissance de l’anglais, travailla pour les Américains en qualité de secrétaire bilingue dans leurs camps de l’est de la : cf. tome 17, 5e Époque, chap. 1, pp. 23-24 ; chap. 23, p. 258 & chap. 24, pp. 274-275, ce qui lui permettait de redre facilement Dompierre et sa mère, à qui Armel avait été confié.

¹⁴¹ Cf. tome 19, 5e Époque, chap. 66, pp. 106-107.

¹⁴² Cf. tome 16, 4e Époque, chap. 113, pp. 81-82.

CHAPITRE 286

Une secousse des essieux sur un aiguillage éveilla Louis. Il nse mit debout et sentit ses reins douloureux. Pas drôle de er toute une nuit sur une banquette ! Je comprends pourquoi les hommes ont inventé le lit ! se dit-il. Bah ! Quelques allées et venues dans le couloir et ça va se dissiper. Il était seul dans son compartiment, c’était une ligne de riches, la plupart dormaient dans les wagons-lits. Je suis peut-être seul depuis longtemps. Bon Dieu, dire que j’aurais pu m’allonger ! Il grimaça, c’était comme si on avait tiré sur sa colonne vertébrale. Il regarda l’heure : selon sa montre et selon l’horaire, on approchait de Paris. Le jour était levé, on le devinait derrière un rideau gris qui couvrait uniformément le ciel. Décidément, les arrivées dans la capitale étaient rarement accompagnées d’une gloire de lumière ! Il fit coulisser la porte vitrée et marcha. Trente pas, c’était toute la longueur du couloir. Il la parcourut plusieurs fois, la tête tournée tantôt vers la campagne aux couleurs éteintes, tantôt vers l’intérieur où des faces ensommeillées montraient, avec une obscénité inconsciente, estima-t-il, la laideur de leurs traits tirés. Comme il l’avait prévu, sa courbature se dissipait. Un sentiment d’euphorie le grisa. Il était sans bagages, les bras et les mains libres, même pas une trousse de toilette, son rasoir électrique et sa brosse à dents dans une des poches de son veston – il trouverait le reste chez Jenny –, et une grosse enveloppe contenant les feuillets bleus dans l’autre. La disponibilité absolue, c’était un délice. Sur une banquette vide, il aperçut un journal et une revue, abandonnés sans doute par quelque voyageur déjà descendu. Il s’en empara et retourna à sa place pour les feuilleter à loisir. Il ne savait rien des nouvelles du monde depuis combien de mois ? Pas le temps de lire, et qu’importaient les événements d’un pays étranger ? Il apprit avec indifférence la perte de l’Indochine ¹⁴³. Maintes et maintes vies humaines sacrifiées pour aboutir à ce résultat, les hommes politiques étaient la plaie de l’humanité. Que diable s’était-on mêlé de régenter ces gens, différents jusqu’à leur race, et qui étaient allés jusqu’à endurer un massacre pour devenir maîtres chez eux ? Au surplus, cette perte ne chagrinait que ceux qui avaient tiré de ce pays des places ou de l’argent. Et il avait fallu

payer des impôts pour assurer les frais de cette occupation, qui s’étaient encore alourdis après que la guerre eut éclaté. À part cela, c’était le tout-venant catastrophique des peuples aveugles conduits par de plus aveugles qu’eux. Ignorer ces péripéties n’était pas un malheur. Plutôt une chance rare. Il rejeta sa lecture, lui aussi la laisserait sur la banquette, les employés de la Compagnie devaient souvent lire gratis. Déjà apparaissait la banlieue. Venant à peine de la quitter, il eut l’impression qu’une force irrésistible le ramenait vers la capitale. Amusé, il chantonna à mi-voix :

« Les papillons de nuit s'envolent vers la flamme

Comme aux feux de l'amour s'en vont toutes les âmes

Et l'on voit chaque soir sous le ciel de minuit

Se dérouler le même dra-a-me ¹⁴⁴… »

Trois rimes en ame, et qui collaient : pour une chanson populaire, c’était une performance ! On n’en faisait plus beaucoup de telles, de nos jours.

À l’arrivée, d’un jarret allègre, il sauta sur le quai en savourant de nouveau la différence avec son encombrement habituel. Rapide et désinvolte, il déa tout le monde, et s’enfonça dans les tunnels du métro avec l’insouciance qui était la sienne au temps où il était parisien. Ce fut seulement au retour à l’air libre que son inquiétude naturelle reprit le dessus. Il débarquait à l’improviste. N’allait-il

pas trouver Jenny couchée avec un autre ? Pouvait-elle se suffire d’un homme qu’elle voyait trois ou quatre fois par an ? Que ferait-il, alors ? La perdre, hors le secours qu’il attendait d’elle, ne serait pas un malheur. Mais il faudrait dormir à l’hôtel, et l’hôtel coûtait cher. Cet aller-retour supplémentaire, déjà… Pourvu que… L’immeuble était là. Il entra, et à dessein s’arrêta pour saluer la concierge, en guettant sur son visage un signe de trouble ou d’affo-lement. Mais non, elle souriait sans embarras. Au sous-sol, il écouta néanmoins à la porte. Aucun bruit de voix, ni de ronflement, ni d’aucune sorte. Il frappa et n’obtint pas de réponse. Il frappa plus fort. « Qui est là ? dit une voix ensommeillée. – Louis ! » Il entendit une exclamation et la porte s’ouvrit sur une Jenny aux traits ensommeillés, à peine couverte d’une chemisette que retenait la pointe de ses seins, mais Louis avait d’autres idées en tête… « Louis ! Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu n’étais pas parti ? – Si, si, mais tu vois, je suis revenu. Exprès pour te voir. – J’étais justement en train de rêver de toi ! Et je te jure que c’était bon. » Elle le regardait avec des yeux brillants de convoitise. Elle était presque nue et le lit était défait. Il s’efforça. Non sans calcul, il se dévêtit et s’allongea auprès d’elle. Quand il l’eut comblée, la voyant pâmée, la bouche entrouverte et les yeux clos, il lui demanda : « C’était aussi bon que dans ton rêve ? » Elle se secoua et elle éclata de rire : « Encore meilleur ! » répondit-elle. Il sourit. Il lui savait encore gré de ce qu’elle lui avait dit plusieurs mois avant, qu’il pouvait tout se permettre avec les femmes, qu’au-cune ne pouvait lui résister. Mais elle en avait peut-être dit autant à tous ceux qui l’avaient précédé.

Elle était fine mouche. Astucieux tout à coup, il attendit qu’elle l’interrogeât. Elle ne tarda pas : « Chéri, tu n’as pas refait le voyage seulement pour moi ? Qu’est-ce qui t’a fait revenir, exactement ? – C’est bien toi que je suis revenu voir. Je vais t’expliquer… » Il parla, se laissant aller, dans l’excès de son souci, à une volubilité excessive. « C’est une garce ! Une garce ! » répétait Jenny. Et comme, essoufflé, il reprenait haleine : « Tu dis qu’elle ne s’est jamais occupée de son petit ? – Jamais ! dit Louis. – Alors, là, c’est pain bénit ! La fille de celle dont je m’occupe est avocate à la Cour d’appel, je crois te l’avoir dit, c’est une grande bourgeoise, à cheval sur les principes. Elle va sauter en l’air quand je vais lui dire ça ! – Tu peux m’avoir un rendez-vous avec elle ? – Mais bien sûr ! Tu penses ! Elle n’a rien à me ref, sa mère ne jure que par moi ! – Tu crois que ça pourrait être pour bientôt ? – J’espère. Je lui dirai que c’est pressé. – Il faut que je rentre le plus tôt possible, j’ai des affaires urgentes qui m’attendent là-bas. Absent des mois, tu comprends ? – Elle est très occupée, mais je pense que si je lui demande, elle fera une exception en ta faveur. – Tu crois qu’elle pourrait me recevoir demain ? – Peut-être. On verra.

– Tu lui parleras quand ? – Ce soir, en prenant mon service. – Ah ? dit Louis, déçu. – Ça n’a pas l’air de t’enchanter. Tu voudrais que je la voie avant ? – Oh, non… – Je vois bien que si. Écoute, chéri, elle ne part au Palais qu’à dix heures. Je l’aurai peut-être. Je m’habille et j’y vais en vitesse. » Elle se vêtit prestement : « Tu as déjeuné ? – Non. – Tu veux que je te le prépare ? – Non, non ! dit précipitamment Louis. Dépêche-toi d’aller là-bas ! Je me débrouillerai tout seul. – Tu as tout ce qu’il faut dans la cuisine. Bon appétit, mon chéri. » Rieuse, elle ouvrit la porte en soupirant : « Qu’est-ce qu’il ne faut pas faire pour son petit homme ! », et elle partit. Épanoui d’aise, Louis rassembla les éléments d’un copieux petit-déjeuner. Plus encore que l’espoir d’une aide salvatrice, le dévouement de sa maîtresse le touchait au cœur. Nadine, qui attendait tout de lui, en aurait-elle fait autant dans la même circonstance ? Être aimé de plusieurs femmes, il n’était pas près de renoncer à cela. Encore un bol de café au lait, encore une biscotte beurrée et confiturée. Voilà que je me goinfre comme Hélène ! se dit-il. Hélène, il lui demanderait son témoignage sur Henriette, et il était probable qu’il ne serait pas piqué des vers !

Il regarda l’heure. Quarante-cinq minutes étaient ées. Il y avait l’aller-retour du métro, les explications, une course possible ensuite… Et si l’avocate était déjà partie pour le Palais de justice ? Il se gourmanda tout haut : « Du calme, don Luis ! ». Pourquoi était-il si nerveux ? Repu, il s’allongea sur le lit et se releva aussitôt, il ne pouvait rester en place. Il allait sortir, aller jusqu’au Bois, elle arriverait pendant ce temps, et c’est elle qui l’attendrait. Il rajusta sa cravate, remit son veston, se donna un coup de peigne. Il était prêt. Il n’avait pas de clef, mais qu’y avait-il à voler dans ce logis sommaire où sa paysanne de Jenny se contentait du strict nécessaire pour demeurer en vie ? Et de quoi avait-elle besoin, en vérité ? Elle ait la nuit au chevet d’une malade et le jour, elle dormait. Il se borna à tirer la porte.

En haut, dans la cour, la petite fille de la concierge se livrait à des jeux innocents. Il frémit en songeant qu’elle était certainement marquée à vie, après les mois de masturbation clandestine que lui avait fait subir, ou dont l’avait régalée, un locataire pervers, le scandale de l’immeuble. Comment, dans son innocence, cette enfant de six ans n’eût-elle pas trouvé délicieux cet attouchement et l’attention subreptice de son grand voisin ? Certes, il ne partageait pas la vertueuse indignation des adultes, après tout ce suborneur n’avait donné à cet enfant que du plaisir, et ce qu’il lui avait fait, pas mal de fillettes le faisaient toutes seules, c’était surtout l’atteinte aux convenances qui avait révolté les gens. Il n’en eût pas fait autant, mais il comprenait. La petite était jolie, et très avancée pour son âge, il était possible que le coupable se fût épris d’elle, les choses de l’amour n’étaient pas simples ¹⁴⁵. La rue était tranquille, ce seizième était un havre de paix. Marchant, il gagna le Bois. Le Bois ! songea-t-il. Pourquoi dit-on le Bois de Vincennes et pas le Bois de Boulogne ? Cette appellation de snobs devait remonter au temps archaïque du faubourg Saint-Germain et des oisifs titrés, dont les Paul Bourget et les Henry Bordeaux relataient les adultères distingués et les cinq-à-sept de garçonnières chics. Que tout cela était poussiéreux ! La Grande Guerre a soufflé sur ce vestige des monarchies et il s’est effondré comme un château de cartes, personne n’en parle plus. Au surplus, ces oisifs ont dû travailler comme les autres, les fortunes ont été balayées par l’inflation. Un instant, ces réflexions lui avaient fait oublier l’avocate. Son souvenir lui revint d’un coup et le fit rentrer en hâte.

Jenny était de retour. Il la trouva en train d’ôter sa robe : « C’est fait. Elle t’attend cet après-midi à quinze heures. – Mais tu fais des miracles ! » s’écria Louis, radieux. Elle tendait un bout de papier : « Je t’ai mis l’adresse, ce n’est pas loin d’ici. Maintenant, moi, je me recouche. J’ai sommeil. Tu te débrouilleras tout seul, à midi ? – Oui, oui, j’irai au restaurant. » Penchée en avant, la chemisette remontant sur son échine, elle rabattait le drap sur la couverture. Elle sentit le regard trouble de Louis : « Je te montre mes fesses. N’en profite pas, tu l’as déjà fait ce matin ! » C’est surtout toi qui en as profité ! pensa Louis. « Bon, je te laisse dormir. À ce soir. » dit-il. Il se pencha pour l’embrasser. Il avait quand même un brin de tendresse pour cette femme, peut-être, en partie, parce qu’elle n’était plus de la première fraîcheur. Où irait-il jusqu’à quinze heures ? Même nanti de plusieurs maîtresses, il était à la rue, et ce n’était pas la première fois. Le restaurant lui prendrait deux heures, avec l’exaspérante lenteur du service. Et si j’allais dans le vingtième ? se dit-il soudain. Le projet le séduisit. « Confronter le présent et le é, j’aime ça, il en sort toujours un enseignement. Avec ça j’ai la ligne directe, murmura-t-il en luimême.

Dehors, contrairement à son habitude qui était de supputer une aventure imaginaire avec les plus jolies, il considéra les antes avec un détachement total. Nadine la veille, aujourd’hui Jenny, sa chair était comme morte, la femelle

la plus aguichante eût été sur lui sans pouvoir. Comment peut-on se contenter d’une seule femme ? se demanda-t-il. La station de métro était proche. De l’escalier d’entrée montait un nuage de chaleur, le souffle du Paris souterrain. Sur le quai, il eut à attendre, on était aux heures creuses. Enfin la rame grondante parut à l’entrée du tunnel. Les strapontins n’étaient pas libres. Il s’assit avec répugnance sur l’une des banquettes qui se faisaient face. Trois personnes, dont deux de front. Il le a mal, il lui semblait que ses pensées les plus secrètes se communiquaient à ses voisins. Quelle idée de disposer ainsi les sièges face à face à si courte distance ! Les constructeurs ne savaient-il pas que l’homme est un étranger pour l’homme ? é un court moment, un regard inattendu le mit mal à l’aise : son vis-à-vis dardait sur lui des yeux brûlants. Un homme encore jeune, fort bien vêtu. Gêné, il devina sans peine à quel genre d’in- dividu il avait affaire. Il détourna la tête, mais l’autre insistait. Un inverti, c’était certain. De telles rencontres n’étaient pas rares dans Paris. Il se leva, se tint près d’une porte et dès qu’elle put s’ouvrir, il sortit sur le quai et attendit le convoi suivant. Dieu merci, dans la nouvelle voiture, tous les strapontins étaient libres, il n’eut qu’à choisir. Parmentier, Saint-Maur, Père-Lachaise… les stations du é… Et Gambetta. Il descendit, rêveur. Le square Édouard Vaillant, la rue Belgrand, il l’avait prise machinalement, sans y penser, les habitudes de jadis n’étaient pas mortes. Curieux, il poussa jusqu’à la rue de la Py, frappa chez la concierge, et lui demanda si sa femme était là. « Ah non, monsieur, madame Bienvenu est en Amérique ! – Je vois que la clef est au tableau. Je vais monter. – Ah, mais monsieur, l’appartement est habité ! – Comment, habité ? – Oui, il y a un jeune homme, un Persan. Il rentre chaque soir. C’est un étudiant, je crois. Mais ce n’est pas vous qui avez sous-loué ? »

Louis eut un geste d’impatience : « Je reviendrai. Au revoir, madame. » Il regagna la place Gambetta. Qui était ce Persan ? Il se rappela vaguement qu’Henriette s’était vantée de cette relation. Un fils de ministre, étudiant en faculté… Son amant, peut-être ?… Non, sûrement pas, elle avait simplement loué pour l’argent. Avait-elle le droit de le faire ? Le logement était à son nom à lui, et la Régie Immobilière était sourcilleuse sur ce point, autant qu’il le sût, elle n’auto-risait pas la sous-location. La Concierge aurait pu dénoncer la chose, mais l’étudiant devait être généreux avec elle. J’en parlerai à l’avocate, ça pourrait me servir, se dit-il. Il avait faim. L’horloge de la mairie marquait midi moins dix. D’un mouvement délibéré, il entra dans le restaurant aveyronnais qu’il fréquentait ¹⁴ avant de rencontrer Louise, avant même de rencontrer Flora. Un restaurant d’employés de bureau, d’habitués. Et tandis qu’il s’attaquait aux hors-d’œuvre, ils arrivèrent les uns après les autres, et ils étendaient le bras vers un casier mural à leur nom pour prendre leur serviette pliée et entourée d’un rond de bois. Délicieusement provincial, et un peu ridicule, mais ces ronds de serviette étaient une astuce du patron : ses clients devaient avoir un peu l’impression d’être chez eux. Autour de lui des visages inconnus, peut-être oubliés. Mais celle-là… les cheveux gris, pâle, des pattes d’oie, deux sillons des ailes du nez aux coins de la bouche, la poitrine plate… Il la reconnaissait, terriblement vieillie : une employée des postes, vingt-sept ans avant ils jouaient à se regarder pendant le repas, sans avoir jamais osé s’adresser la parole. Quelle tristesse ! Un restaurant d’employés célibataires. Au lent étouffement des bureaux, ils joignaient les coutumes maniaques du célibat. N’avait-il pas une fois déjà fait cette expérience de revenir là ? Mais si ¹⁴⁷ ! Ne lui inspirait-elle pas les mêmes pensées qu’a-lors ? Il n’aimait pas cela. En matière d’idées il lui fallait toujours du nouveau, autrement il lui semblait que son esprit tournait à vide. L’employée des postes se leva. Des jambes maigres, pas de hanches, elle avait vraiment vieilli. Elle n’avait pas pris garde à lui, si elle se souvenait de lui, elle le croyait peut-être mort à la guerre, en déportation, dans un bombardement, ou disparu de tout autre manière. S’il avait osé autrefois, elle serait peut-être sa femme ! Il frissonna. Pendant ce temps, Jenny dormait comme une bienheureuse. Et l’heure du rendez-vous décisif approchait. Il paya et s’en alla.

Au-dessus de la mairie, un essaim de cumulus blancs de neige occupait le ciel, cerné de liserés bleus. Entre deux d’entre eux, le disque solaire, entamé des deux côtés, évoquait un œil céleste embusqué et la curiosité d’un dieu. Deux heures vingt. L’avocate… Assez rêvé. Qu’est-ce que je vais lui dire ? Oui, qu’est-ce qu’il allait lui dire ? C’était le moment d’y réfléchir.

¹⁴³ À l’issue de la bataille de Diên Biên Phu (Vietnam), qui se déroula du 20 novembre 1953 au 7 mai 1954. Les accords de Genève, signés en juillet 1954 entre le représentant du gouvernement, Mendès- (1907-1982), et la République démocratique du Vietnam, entérinent la fin de la guerre d’Indochine, commencée en 1946.

¹⁴⁴ Les papillons de nuit : chanson de Charles-Albert Abadie (1880-1937), musique de Gaston Gabaroche (1884-1961).

¹⁴⁵ Aujourd’hui, où la pédophilie est devenue un tabou absolu, les questions que se pose Louis seraient très malvenues.

¹⁴ Cf. tome 8, 2e Époque, chap. 3, pp. 37-38.

¹⁴⁷ Cf. tome 16, 4e Époque, chap. 108, pp. 30-31.

CHAPITRE 287

«M e voilà ! » dit gaiement Louis, en ouvrant toute grande la porte d’entrée. Nadine se précipita vers lui et l’entoura de ses bras : « Toi déjà ? Quel bonheur ! – Je te l’avais dit, que je reviendrais vite. – Je n’y croyais pas ! Je pensais que tu resterais peut-être huit jours ! Tu as pu tout faire ? – Oui ! Je vais te raconter ça. » Il tira une chaise à lui : « Laisse-moi m’asseoir. Assieds-toi aussi ! » Il prit un temps. « Commençons par le commencement. J’arrive à Paris. Par un fichu temps, entre parenthèses. Du gris partout, même sur la figure des gens. Je prends le métro et je vais directement chez l’infirmière. Elle habite Auteuil. – Ah ! Tu connaissais son adresse ? Tu étais déjà allé chez elle ? » Aïe ! se dit Louis, une gaffe ! ça commence ! Et il se hâta : « Chez elle, non, chez son ami. Elle habite avec lui. Elle n’était pas encore partie, j’avais rudement bien fait d’y aller en arrivant ! Lui avais-je dit qu’elle travaillait de nuit ? se demanda-t-il avec crainte tout en parlant. Mais Nadine ne bronchait pas. Bon, je lui raconte l’histoire, depuis a jusqu’à z. Elle n’avait pas l’air très… enfin elle n’avait pas l’air de penser que ça avait beaucoup d’importance pour ces messieurs de la magistrature. Et puis voilà que je lui dis qu’Henriette ne s’était jamais occupée d’Armel, que c’était sa mère et moi qui l’avions élevé,

pendant qu’elle fichait le camp en Amérique. J’aurais dû commencer par là. Elle a réagi au quart de tour : “Ça tombe bien, mon avocate est à cheval sur les principes, quand elle va savoir ça…” Je lui ai dit que j’étais pressé, que j’avais des tas de choses à faire ici, etc… Son ami lui dit : “Écoute, vas-y tout de suite avant qu’elle parte au Palais !” “J’y vais !” Et elle m’a décroché un rendez-vous pour l’après-midi même, à quinze heures ! J’avais l’adresse. En attendant, je suis allé faire un tour dans le vingtième, mon ancien quartier. Je pousse jusqu’à la rue de la Py. Et tu ne sais pas ce que j’apprends, chez la concierge ? Qu’Henriette était en Amérique et que l’appartement était occupé par un étudiant ! – Bon, mais c’est pas le plus important. Et chez l’avocate ? – L’avocate, impressionnante, une bourgeoise d’ancien régime. Une classe ! Et grande à être obligé de lever la tête. Avec la longue robe, qu’est-ce que ce doit être ! Elle a d’abord parcouru les attendus, tu sais ? les feuillets bleus. J’ai ensuite tout raconté de nouveau, mais cette fois en commençant par Armel. J’avais compris ! Ensuite le coup de l’appartement, les lettres d’insultes, les disputes, sa vie dans les camps de l’US army, sa bringue avec les officiers américains quand ils venaient à Paris avec elle ¹⁴⁸, puis ses séjours répétés en Amérique, un tube de vaseline dans son sac ¹⁴ , un monsieur qui se présente avec des fleurs un jour que j’étais là ¹⁵ etc etc… Sans compter son caractère de chien. Elle écoutait. Et à la fin, elle me dit : “Pour son fils, c’est grave aux yeux du tribunal. Pour le reste, ça n’a qu’une valeur relative, sauf les lettres d’insultes, évidemment, cela, c’est important. Si vous les avez conservées, bien entendu.” Je lui ai répondu que je les avais toutes. Elle me dit : “Vous me les enverrez. Pour son mauvais caractère, il faudrait fournir des témoignages. Tâchez d’en recueillir.” Des témoignages… j’étais très embêté… À part les Doller… Les Xurf ? Je ne pouvais quand même pas en demander à sa propre mère ! – Tu pourrais en demander un à la tienne ! – Ça ne compterait pas. – Si, si tu dis qu’elle ne la connaît même pas ! Dis qu’en quinze ans elle n’a jamais voulu la connaître. Demande-lui d’en témoigner ! – C’est vrai, je n’y pensais pas. – Et puis il y a maman ! Ça serait valable : nous ne sommes pas mariés. Et maman l’a connue enfant ¹⁵¹, elle l’a suivie, elle serait censée la bien connaître !

– D’accord. De toute façon, j’avais l’intention de lui demander. En sortant de chez l’avocate, je suis allé chez les Doller. André m’a fortement déçu, il n’avait pas l’air très emballé. Elle continue à les voir, tu comprends ? Il a quand même fini par me promettre de m’envoyer son témoignage, mais sans que je lui donne aucun conseil, aucune directive. Il manquait d’enthousiasme, c’est le moins que je puisse dire. Ça m’a fait un peu mal. On est toujours moins aimé qu’on croit. » Il se tut, surpris par un sentiment inattendu : il avait moins de remords de l’avoir trompé avec Renée. « Il ne veut pas se fâcher avec elle, dit Nadine. – Mais les témoignages sont confidentiels ! C’est vrai que son avocat peut consulter le dossier et savoir qui… Bon, tant pis. Je vais continuer la cueillette des amabilités épistolaires. Elle a voulu me vexer, ça lui retombera sur le nez ! À la fin, l’avocate m’a dit qu’elle ferait une demande reconventionnelle. – Qu’est-ce que c’est que ça ? – Je n’en sais trop rien. Attends, je vais regarder dans le dictionnaire. » Il alla chercher son Larousse et lut :

« Reconvention, ou demande reconventionnelle : demande opposée par un défenseur à un demandeur, dans le cours de l’instance, en contrepartie de l’action dirigée contre lui.

Oh là là, quel charabia ! – Je ne comprends pas du tout, dit Nadine. – Attends…

La demande principale et la demande reconventionnelle sont instruites ensemble,

et le juge statue sur le tout par une même décision.

Parfait, je comprends ! En somme, ce qu’il faut c’est que mes arguments soient plus forts que les siens. Eh bien, ils le seront ! » Il referma son dictionnaire, et poussa un soupir d’aise : « Et voilà ! Alors tu vois, le lendemain je reprenais le train. C’est du rapide, hein ? – Et tu as couché où ? demanda Nadine d’un ton soupçonneux. – Mais chez les Doller, bien sûr ! – Et comment tu fais, à chaque retour, maintenant que tu ne peux plus coucher chez Henriette ? – Je te le dis : chez les Doller ! » Le mensonge ! Celui-ci était lié logiquement aux autres, comme par un fil d’Ariane. Et ce fil ne devait jamais rompre ! « Et toi, ma chérie ? demanda-t-il. Henriette nous a volé la joie de nos retrouvailles, elle m’a aussi volé celle de me voir dans notre maison ! Mais toi, tu t’y sens bien ? – Oui, mais sans toi je ne peux pas y être tout à fait heureuse. Grâce à maman, je ne me suis pas sentie trop esseulée, mais quand elle a été partie, seule, en un jour je l’ai été autant que pendant toute la saison ! – C’est fini, je suis là. Je vais réunir les éléments de ma défense, puis je ne penserai plus qu’à nous, qu’à nous ici, ensemble. Il y a tellement de choses que je suis obligé d’oublier, en voyage : mon œuvre, qui souffre de sans cesse attendre, mon pouvoir de guérir qui souffre, lui aussi, de ne pas être cultivé, ma poésie, qui meurt à force d’être sevrée de rêves… » Il s’exaltait, jusqu’à ne plus parler que pour lui seul.

« Tout ça va changer ! » s’écria-t-il. Nadine venait s’asseoir sur ses genoux, féline et douce : « Tu ne repartiras pas pour revoir l’avocate ? – En principe, non ! Tout devrait pouvoir se er par correspondance. Nous allons vivre sept mois de liberté et d’amour. Plus de deux cents jours, plus de deux cents nuits ! Pendant que tu t’occu-pes du déjeuner, je vais voir le jardin… enfin, l’emplacement du jardin. Avec tout ce tintouin, je n’y ai même pas mis les pieds depuis que je suis arrivé. »

Il sortit et descendit de terrasse en terrasse. Les herbes folles les avaient de nouveau envahies. Je vais avoir un travail fou pour tout nettoyer ! se dit-il. Nadine ait cette invasion détestable, elle n’avait ni la force ni le goût de jardiner, il ne pouvait pas compter sur elle, quelque mal qu’il se donnât, tout serait à refaire à chaque retour. À moins qu’Hélène ne vînt habiter Esclarmont. Je ne peux pas plus compter sur Nadine que je n’avais pu compter sur Louise. Mais c’était à Paris, ce n’était pas nécessaire, tandis qu’ici… songea-t-il. En bas, tous les cerisiers étaient morts, sauf deux – adieu, récoltes ! –, et les quelques ceps de vigne laissaient retomber leurs sarments desséchés, de loin ils étaient pareils à de monstrueuses araignées aux longues pattes brunes. Seul, l’énorme figuier, l’an-cêtre aux bras musculeux et tors vivait encore. Louis grimpa et mangea quelques figues, il redescendrait avec une corbeille, pour le dessert. C’était tout, il remonta, pensif, et caressant du regard la maisonnette que blanchissait le soleil. En dépit des tribunaux aux complications insensées et archaïques – un langage volontairement abscons afin que le vulgaire n’y comprît rien –, il allait vivre là des heures heureuses, enfin délivré du monde et de ses futiles intérêts. Le besoin profond d’une thébaïde, c’était pour cela qu’il avait construit cette Quinta, jusqu’à des larmes de fatigue. Il en était venu à bout, elle était solidement arrimée au sol, sa Quinta ! Et elle était à présent l’écrin d’un diamant inestimable, pour lui le plus gros du monde : sa Nadine. Où en était-il à présent ? Le négatif : cette histoire de divorce, le positif : l’amour dont il allait

jouir sans obstacles. Non seulement le positif l’emportait sur le négatif, mais ce négatif avait chance de se transformer en positif si le jugement tournait à la confusion d’Henriette. Ainsi l’optimisme était de mise. Avant d’entrer, il se retourna, pour se griser une fois encore de la beauté du paysage. Un ciel immense, d’un bleu profond, et plus il renversait la tête et plus il était bleu, devant lui la vallée et plus loin la montagne, brune et verte, avec des creux, des sillons d’om-bre, et derrière cette masse énorme, à ses pieds même, il y avait la mer. Débarrassé du village et de ses rustres, à deux dans son île, plus rien ne s’opposait à sa félicité. Toutes dettes épongées, il lui restait assez d’argent pour assurer leur nourriture et la pension d’Armel chez Hélène. Ils allaient même faire des économies ! De loyer, de restaurant et autres distractions ; ils seraient si bien chez eux qu’ils ne voudraient plus en sortir. Sept mois ainsi. Il se mettrait au jardin cet après-midi même. Une seule ombre : son œuvre, hormis son journal intime favorisé, lui, par les nouveautés du voyage, le tourbillon de son existence la dispersait aux quatre vents ; et qu’il était long et difficile de la mûrir, à chaque retour ! Les piécettes pour troupes théâtrales d’amateurs, les contes par-ci par-là, ce n’était pas une œuvre. Et où était la poésie ? Il douta douloureusement de lui-même. Je suis protégé, cependant, se dit-il. Quand j’ai connu Jenny, je ne savais pas que c’était elle qu’il me fallait séduire, elle et pas une autre ! Elle décide d’aller en Espagne, à une date précise, sa date à elle, elle s’amourache de son guide, qui est moi, je cède, et le divorce me tombe dessus. Et elle travaille chez une avocate ! Ignorants, nous étions guidés l’un et l’autre par une force qui savait, elle. Un irable fil conducteur. Émerveillé de voir l’envers des choses qui, en vérité, pensa-t-il, était leur endroit, il rentra.

« Qu’est-ce que tu nous fais à manger ? demanda Louis. – Un bifteck et des frites : ça me donnera l’impression d’être revenue à Paris ! – Paris te manque ? – Non. J’ai beau y être née et y avoir vécu trente ans, ça me paraît loin, comme une autre vie. » Elle se tut, rêveuse, puis s’anima tout à coup :

« Ah, je ne t’ai pas dit : le curé est venu deux fois pour te voir. – Ah ? Qu’est-ce qu’il me veut, celui-là ? – Je ne savais pas exactement quel jour tu rentrerais. En tout cas, il doit revenir. – S’il compte sur moi pour le denier du culte, il peut se fouiller ! J’ai d’autres dépenses en tête ! – Il m’a dit qu’il regrettait que nous n’allions pas à la messe, des gens comme nous, que c’était bien dommage d’être confondus avec les mécréants d’Esclarmont. » Ah oui, songea Louis, il y a le Cercle, pour les hommes, juste en face de l’église, comme un défi. « Je lui ai répondu : “Pourtant vous avez pas mal d’enfants au catéchisme.” Il m’a dit : “Ce sont leurs femmes qui me les envoient. Elles ont peur d’aller en enfer, à cause de leurs maris ! – Que tout ça est bas, à ras de terre… et même plus bas, en enfer ! soupira Louis. – Mais il m’a dit que ce n’était pas pour la messe qu’il venait, qu’il voulait seulement te voir, toi. – Ah bon ? Je me demande bien pourquoi ? – Tu verras bien. » Louis promena son regard autour de lui : « Cette petite cuisine toute propre, toute neuve, le beau petit buffet, la belle petite cuisinière, tu vois, il me semble qu’ils font partie de nous, que nous ne faisons qu’un avec eux ! – Tu me fais rire ! Tu as de ces mots ! Ah ! il m’a dit aussi qu’il était surpris que maman aille à la messe chaque fois qu’elle était là, et toi ou moi pas. » Son serment, son rachat, après mon accident, pensa Louis, l’esprit soudain obscurci par ce souvenir ¹⁵². C’était une période noire de sa vie. Et il y en avait

eu d’autres, bien plus amères : la rupture avec Odette et le monde de son enfance par le déménagement au chef-lieu¹⁵³, la mort de Julien¹⁵⁴, son annus horribilis à La Fère¹⁵⁵, la mort de Louise¹⁵ , celle de Joseph¹⁵⁷… Il n’était pas né sous une étoile paisible. Il avait fallu sa robuste constitution physique et mentale, et son inextinguible soif de bonheur, pour émerger intact de ces épreuves. Il avait de quoi remercier ses parents, et Dieu, pour l’avoir fait ainsi.

¹⁴⁸ Cf. tome 17, 5e Époque, chap. 1, pp. 23-24.

¹⁴ Cf. tome 22, 5e Époque, chap. 151, p. 108.

¹⁵ Ibid. chap. 166, pp. 269-270.

151 À la mort de son mari sur le front de la Grande Guerre, Mme Rousset, la mère d’Henriette, avait pris des fermiers des environs, les Chavelier, pour tenir la ferme de Dompierre. Ceux-ci y étaient restés vingt ans, le temps pour Henri, le frère cadet d’Henriette, de grandir et de finir son école d’agriculture.

Les Chavelier avaient trois fils, dont l’aîné était un enfant naturel de la femme avant son mariage. Celui-ci, poète à ses heures, quoique sans instruction, était le préféré de sa mère. Contrairement à ses frères, qui se marièrent avec des paysannes, lui épousa une pupille de l’Assistance publique, Hélène, fille-mère elle aussi, d’Yvette. À la suite d’une grave déconvenue professionnelle du mari, le ménage quitta la région pour s’établir à Paris. Mal lui en prit, car il se mit à boire, et mourut prématurément. Hélène, qui s’était fait embaucher comme fille de salle, puis aide-soignante, dans un hôpital, se retrouva veuve. Entre temps, Nadine était née. Hélène, vu ses faibles ressources, venait chaque année en vacances dans sa belle-famille à Dompierre, côtoyant Henriette, compagne de jeux de ses filles : cf. tome 14, 4e Époque, chap. 60, pp. 270-272.

¹⁵² Hélène avait fait un vœu, immédiatement après l’accident de moto de

Louis : celui d’aller à la messe tous les dimanches : cf. tome 23, 5e Époque,

chap. 192, p. 180. D’abord surpris, Louis avait fini par comprendre : elle avait

souhaité ses malheurs, et c’était là sa façon de se repentir : ibid. p. 184.

¹⁵³ Cf. tome 1, 1re Époque, chap. 11, pp. 107-108.

¹⁵⁴ Ibid. chap. 20, pp. 217-221.

¹⁵⁵ Cf. tome 5.

¹⁵ Cf. tome 12.

¹⁵⁷ Cf. tome 13, 4e Époque, chap. 26, pp. 248-251.

CHAPITRE 288

Quelle heure pouvait-il être ? Avait-il été réveillé par Nadine nqui, à son côté, respirait bruyamment, avec la régularité d’une horloge ? pour ainsi dire : d’une machine ? Car était-on autre chose qu’une machine, avec ses bruits intérieurs : cœur, poumons, intestins, le stéthoscope du médecin n’en témoignait-il pas ? La vie à deux, si agréable fût-elle, imposait quelques contraintes et désagréments, menus mais continuels, agaçants aussi, parfois, il fallait tout payer, même et surtout le bonheur. Il devait être au moins six heures, le jour filtrait à travers les fentes des persiennes. Ou était-ce le clair de lune ? Le ciel était si pur, ici, que cet astre éclairait comme un petit soleil. Louis bâilla sans bruit. Il le savait par expérience, s’il se laissait aller, il se mettrait à rêvasser, à laisser errer sa mémoire de souvenir en souvenir, sans ordre aucun ; elle se posait au hasard comme un oiseau sur un arbre, ou un papillon sur une fleur. S’il ne bougeait pas, c’était chose faite, le mouvement seul la faisait rentrer dans son gîte obscur. Mais s’il bougeait, il réveillerait Nadine. Résigné, il s’abandon-na et attendit. Dans le flou d’une semi-inconscience apparurent les collines de Lisbonne, cette ville douce, au bord de son estuaire majestueux… Là-bas, une sorte de paix planait dans l’air. Ces Portugais ne demandaient rien à personne, ils se tenaient modestement aux confins de l’Europe, comme sur un strapontin, ils y avaient à peine un pied, et ils vivaient à part, en tête-à-tête avec la mer. Lisbonne heureuse… Cette embouchure vaste comme une petite mer… Ce Tage (Tejo en portugais : cf. carte p. 170) s’ouvrant si largement au baiser de l’océan, ce mariage fastueux des eaux, ce fleuve né en Espagne, comme le Douro, et trahissant avec lui la cause espagnole, allant offrir tous deux leurs plus belles eaux et leurs généreux estuaires à l’ennemi héréditaire. Le Guadiana, autre transfuge, né sur le plateau de la Manche, attiré lui aussi par les sortilèges du sol portugais, et qui n’osait pas y entrer, qui se tenait au bord, qui servait de frontière sur une cinquantaine de kilomètres, puis qui se décidait, y faisait une incursion de cent kilomètres, puis se dépêchait de revenir, sur soixante kilomètres, imbiber la terre du pays natal (cf. carte p. 170). Il jouxtait l’Andalousie dont son rival, le Guadalquivir, lui interdisait l’accès.

Apparut le peuple andalou, mâtiné de Maures et encombré de gitans. Il l’avait d’abord aimé, à l’instar des touristes, puis à la longue… Paresseux et jouisseurs, ces hommes qui se hâtaient de ne rien faire chaque fois qu’ils le pouvaient, qui vivaient la nuit parce que, la nuit, on ne travaillait pas, et qu’alors, la fraîcheur aidant, c’était un régal d’exister, ces hommes qui ne pensaient qu’à coucher avec les étrangères et à rouler les étrangers. Mais peut-être cette opinion excessive était-elle chez lui, descendant d’Aragonais et de Catalans par son père, une réminiscence de leur mépris atavique pour les hommes du Sud infectés par les Infidèles ? Les Andalous disparurent, et après quelques secondes de flottement, Louis se revit dans les cars, entouré de femmes. Et pourquoi en séduisait-il beaucoup qui le montraient, et sans doute beaucoup qui ne le montraient pas ? En s’efforçant de ne pas tirer de cette pensée une vaine gloriole, il se demanda pourquoi il était ce qu’il était convenu d’appeler un séducteur, ou un homme à femmes. Secrètement déçues et désolées que, pour les hommes, l’amour ne représentât qu’un e-temps au milieu des occupations multiples que leur imposait la société, elles devaient flairer que, pour lui, l’amour était l’élément capital de l’existence. Ne cherchaient-elles pas toutes le grand amour ? Il se rappela ses derniers voyages de la saison. Après les secousses morales de la crise avec Nadine, il était resté sage. En butte, des jours durant, aux tentations, aux invites féminines, feutrées mais redoutables, au bord même de la trahison il s’était retenu, par superstition, pour mériter ainsi l’amour de sa compagne. L’an prochain, poursuivrait-il cet effort ? Ses voyages tournaient à la routine. Il avait tout vu, la seule nouveauté c’était désormais des voyageuses différentes. Chacune de ses conquêtes était comme un paysage inconnu, une découverte captivante, était-il capable de renoncer durablement à cela ? Mais les femmes à leur tour disparurent. Il était là, songeant, et il devrait être à sa table de travail. La liberté, c’était la paresse. Il était nécessaire de dresser un emploi du temps strict. Pour sagement de cette liberté, il lui fallait recréer les conditions mêmes de la servitude. La liberté le contraignait à devenir son propre maître, et qu’il était long et ardu, l’apprentissage de la maîtrise de soi ! En voyage c’était facile : l’aiguillon de la nécessité ne le laissait pas une minute en repos. Ici, l’interminable lutte recommençait. La liberté, ce don inestimable, était un cadeau empoisonné. À vrai dire, aussi loin qu’il remontât dans le é, sa poursuite d’une Règle d’Or ne s’était jamais interrompue, mais chaque fois qu’il retrouvait sa chère solitude, quelque détail douteux rendait, à ses yeux, sa dernière formulation caduque. Encore une fois il allait la refondre. La vie était-

elle autre chose qu’un champ d’expériences ? Et ces changements répétés n’étaient pas la marque d’une faiblesse indigne, même s’ils en avaient l’aspect désespérant, mais le signe d’une soif magistrale, inextinguible : celle de l’absolu. Mais toute règle supposait et exigeait un horaire. À partir du lever, en suivre un, s’il n’était pas trop rigoureux, était relativement aisé. Mais le lever lui-même ! Il y avait ses femmes, avec Louise c’était pareil, elles le retenaient au lit, incapables, elles, de se lever à six heures du matin. Dès que Nadine s’éveillait, elle l’entourait de ses bras. Et ils se mettaient à parler, et pendant ce temps la matinée courait si vite qu’il lui était impossible de la rattraper. Décisif, il s’accompagna des gestes résolus de la main. Emploi du temps : lever à sept heures… à condition que… Disponible à huit heures trente. Travaux littéraires de huit heures trente à midi et demi. Repas et détente. Quatre heures de promenade, ou de jardinage, alternés. Deux heures supplémentaires de travaux intellectuels ou de besognes inévitables, de six à huit. Le dîner, puis la veillée, heureuse, mais courte : ils n’avaient pas l’électricité, on leur avait promis le raccordement, mais les choses traînaient en longueur. C’était la lecture sous la lampe à pétrole, ou la conversation, ou le coucher avancé et les joutes amoureuses. La sagesse même.

Ces résolutions, il devait les fixer sur le papier, tant pis s’il réveillait sa compagne ! Ce qui se produisit à son premier mouvement, et avant qu’il fût hors du lit, elle s’accrocha à lui : « Oh ! Tu te lèves ! Reste avec moi ! » dit-elle d’une voix plaintive. Résigné, il retomba et accepta qu’elle se blottît contre lui, la joue sur sa poitrine. « Tu es réveillé depuis longtemps ? – Oui, assez. – Et tout ce temps, à quoi tu as pensé ? – À un tas de choses. Je pensais au Portugal. Tu sais, c’est un pays pas comme les autres. Il n’y a pour ainsi dire pas d’industries, tout y est pour la terre, c’està-dire pour la nature, et c’est ce qui me plaît. Les enfants mêmes travaillent aux champs. On ne les voit pas mendier, comme dans les faubourgs de Séville.

Beaucoup de petits paysans vont pieds nus, et même leurs parents, je trouve ça adorable. Tiens, à Beja, une ville de l’intérieur, en pleine cambrousse, à croire qu’elle y a poussé comme un champignon, nous étions en train de déjeuner dans l’unique restaurant – c’était immangeable pour des Français. Voilà qu’il entre un paysan de l’Alentejo, les orteils poussiéreux, noir de soleil, avec une barbe en aiguilles de porc-épic et un bonnet de laine, et il avance dans la salle, sous les regards ébahis de mes voyageurs et de riches commerçants de l’endroit. Un garçon se précipite pour mettre à la porte ce va-nu-pieds, ce spécimen scandaleux du Portugal de base. Il ne venait pas pour manger, mais, perdu dans la ville, seulement pour demander son chemin. On le lui indique aussitôt, toute affaire cessante, et on le reconduit sous escorte, comme s’il s’agissait d’un prince. Qu’il file au plus vite ! Je me serais esclaffé, si je ne m’étais pas retenu. Tu comprends, lui, le naïf, il ne sentait pas l’incongruité de sa présence parmi ces vestes blanches et ces complets veston. Il ne savait pas son chemin, et il était venu le demander là où il y avait du monde, c’était tout simple ! Ce brave Portugais, si un besoin pressant le prend, il pose culotte, il s’accroupit au pied du premier arbre venu et il se soulage, sans se torcher. Ça aussi, pour lui, c’est tout simple ! Ce n’est pas beau, ça ? J’en ai vu, des choses, là-bas ! Tiens, il y a des moulins à vent, comme en Espagne. Mais de petits pots d’argile sont accrochés aux ailes. Ils sont percés de trous, comme des ocarinas, et quand le vent souffle, on entend de la musique ! Formidable, hein ? Mais ne va pas t’imaginer que les meuniers du coin sont des mélomanes ! Non, c’est à cause du danger qu’il y aurait, les nuits de vent, à approcher les ailes en mouvement. Le bruit remplace les lumières, tu comprends ? À côté de ça, ils m’ont agacé, quelquefois. Je me rappelle à Lisbonne, une colonie de cul-terreux qui traversait le Tage, dans le même bateau que moi. Ils n’arrêtaient pas, surtout mon voisin, qui m’écorchait les oreilles avec son sabir ininterrompu. Sûr de n’être pas compris, je me suis donné la revanche : “Ferme un peu ton clapet, eh, croquant !” Ça l’a arrêté net. La surprise ! Il comprenait le français, et même l’argot ! » Nadine s’écartait un peu de lui pour rire à son aise. Et voilà, c’est fichu ! pensa Louis. Je vais encore me lever à une heure impossible ! Il parla de nouveau :

« J’ai remarqué, et tu m’excas de ma curiosité… mal placée… que les Portugaises ont des poils sur les jambes, souvent très longs, et je me suis demandé si c’était un indice de tempérament ou si c’est qu’elles ne s’épilent pas comme les femmes de ou d’ailleurs. Malheureusement je n’ai pas eu l’occasion de voir leur pubis. – Oh ! » protesta Nadine. Il ajouta qu’elles étaient assez laides en général. « Heureusement ! » dit Nadine. Amusé, Louis poursuivit sa description des Portugaises : « Beaucoup ont un type bizarre, exotique mais curieux, et varié. Avec leurs colonies des Indes, d’Afrique et de l’Insulinde, les Portugais ont dû organiser le métissage, et on voit le résultat, à Lisbonne surtout. » « Tu en vois, des choses ! Et moi… soupira Nadine. – Je te les raconte ! » Il lui caressa la joue : « Tu sais, tu as l’amour. C’est énorme ! Tiens, la preuve que l’amour est tout : ton amie Élise, quand elle a été guérie de sa tuberculose, et qu’après des années de manque, elle s’était acheté avec l’aide de Francis une pleine malle de robes et de manteaux, et qu’elle s’était fait arranger les dents, un beau sourire, renouvelée des pieds à la tête, avec soin, avec méthode, toutes les joies ensemble, les plus beaux jours de sa vie ! eh bien, rappelle-toi : au même moment son ami la quitte, et qu’est-ce qu’elle fait ? elle se suicide ¹⁵⁸ ! Tout ça n’était plus rien ! Et elle aimait beaucoup moins que toi, et elle était aimée beaucoup moins que toi ! – Pauvre Élise ! Si tu me quittais, je ne sais pas ce que je ferais ! dit Nadine. – Il n’en sera jamais question, ma chérie ! » Il l’embrassa : « Tu te plains de mes départs, mais tu le vois, ce métier m’en apprend beaucoup,

hein ? Et il faut que j’en apprenne pour écrire ! J’ai d’autres ressources, bien sûr. Tiens, je pense : mes deux petits films me rapportent cinquante centimes par jour. Jusqu’ici mes pièces de théâtre m’ont rapporté en moyenne quatre-centcinquante francs par jour. Et mes voyages, ces six derniers mois, dix mille francs par jour ! » Il sursauta, on frappait à la porte d’entrée. « Zut ! Voilà quelqu’un ! Mets ton peignoir et va voir qui c’est. Si c’est pour moi, fais attendre, le temps que je m’habille. – Je viens ! Une minute ! » cria Nadine. Tandis qu’elle ait son peignoir, Louis sauta du lit et s’habilla prestement. Derrière la porte de communication fermée, il entendait la voix de Nadine : « Bonjour monsieur le curé ! » Le voilà donc enfin, celui-là ! maugréa-t-il, en ant son veston. « Bonjour madame, répondait-on. On m’a appris que monsieur Bienvenu était rentré. Je me suis permis de revenir car, vous le savez, j’avais à lui parler. Je vais enfin pouvoir le faire, si vous le permettez et si ça ne vous dérange pas trop. – Je vais voir s’il est disponible. Asseyez-vous en attendant, je vous en prie. » Nadine parut et dit à voix basse : « C’est le curé. – J’ai entendu. – Tu veux le voir ? – Je ne peux pas faire autrement. Je me demande ce qu’il me veut. C’est la barbe ! Enfin, j’y vais. »

¹⁵⁸ Cf. tome 16, 4e Époque, chap. 123, pp. 193-196.

CHAPITRE 289

Louis ouvrit la porte, vit le curé se lever de sa chaise et le ntrouva immense, enveloppé de sa soutane noire qui le couvrait jusqu’aux chevilles. Rasé, brun d’yeux et de poil et plus jeune qu’il n’eût pensé, tel il lui parut au premier regard. « Bonjour monsieur le curé. – Bonjour, monsieur Bienvenu. Excusez-moi de… – C’est moi qui vous prie de m’exc. Je ne suis jamais venu vous voir à votre domicile sacré, si j’ose dire, mais, je vous l’assure, je suis plus croyant que toutes vos ouailles. Simplement, mon dieu n’est pas tout à fait le vôtre, et mes prières me sont personnelles, aussi. J’ai l’audace de penser que les vôtres sont un peu indigentes, au moins à mon goût d’écrivain, je dirai même d’une simplicité telle qu’elles sont surtout à l’usage des enfants. » Il s’interrompit : le prêtre le considérait d’un air surpris. « Je vous ai choqué ? – Non, non, je reconnais qu’elles ne sont pas géniales, mais ce n’est pas de ce sujet que je suis venu vous entretenir. Je sais bien que les intellectuels trouvent nos Pater et nos Ave élémentaires, et je conçois parfaitement qu’un homme instruit et croyant ait envie de prier autrement que le troupeau. Vous savez, la prêtrise n’inhibe pas forcément l’esprit critique. – À la bonne heure ! dit Louis, voyant d’entrée et avec satisfaction qu’il avait affaire à un homme intelligent. – Mais, encore une fois, ce n’est pas au paroissien que je veux m’adresser, mais à l’écrivain. Vous écrivez, n’est-ce pas ? – Oui, c’est ma vocation plutôt que mon métier, et plus que ma vocation et plus que mon métier, c’est ma raison de vivre. Surtout la poésie. J’ai commencé à l’âge de huit ans, et je n’ai jamais cessé depuis. Si, pour une raison ou pour une

autre, j’en étais empêché, j’estimerais certainement que mon restant d’existence ne vaudrait pas la peine d’être vécu. Mais assez parlé de moi, quel est le motif de votre visite ? – Eh bien voilà. J’ai écrit un roman. Oh, je ne me fais pas d’illusions, je ne suis qu’un pauvre amateur et je n’aurais aucune chance d’être publié. Ce n’est pas non plus que j’aie été piqué par la tarentule littéraire. Mais c’est mon histoire, et elle est assez… disons : dramatique. – Pathétique, non ? – C’est ça, je pense que mon histoire devrait effectivement émouvoir le lecteur. Suffisamment en tout cas pour que je ressente le besoin de la raconter. Et je dois dire que ce travail m’a soulagé. Oui, mais il y a des considérations assez… gênantes pour l’Église, et qui ne manqueraient pas de m’attirer des représailles, l’excommunication, que sais-je… ? La solution serait que ce témoignage pris sur le vif soit signé d’un autre nom que le mien. Une fois mis en forme convenable, évidemment. Et enfin, disons-le carrément, je suis dans la gêne et quelques droits d’auteur me feraient beaucoup de bien. – En somme, qu’est-ce que vous attendriez de moi ? demanda Louis, qui commençait à s’impatienter face aux circonlocutions de l’ecclésiastique. – Je serai franc : que vous utilisiez mon intrigue et les informations qui l’accompagnent pour écrire un roman digne de ce nom. Vous le signeriez seul, bien entendu, et nous partagerions les droits. – Voilà qui est clair, dit Louis. À priori je ne dis pas non, mais il faut que j’examine votre manuscrit. Le sujet est pathétique, dites-vous ? Ce n’est pas pour déplaire à l’homme que je suis. – Alors, vous accepteriez ? – Oui, en principe, mais apportez-moi d’abord votre manuscrit. Je vous promets de l’examiner aussitôt. – Je vous l’apporterai aujourd’hui même, après la messe. – Parfait ! dit Louis. On peut vous offrir un petit verre ? Ça ne vous gêne pas pour la messe ?

– Oh, vous savez… – Je voudrais vous faire goûter une liqueur espagnole dont vous me direz des nouvelles. Nadine, verse-nous donc un petit verre de Cuarenta y tres. On ne peut se la procurer que sur place, mais j’y vais souvent. – Oui, vous êtes un manager, à ce qu’on dit ? Vous accompagnez les grands de ce monde dans les avions et les cars ? » Louis partit d’un éclat de rire : « Tu entends, Nadine ? On exagère beaucoup, à Esclarmont ! Les grands de ce monde ! Je dirais plutôt que ceux que j’accompagne ne sont pas tout à fait démunis. Mais je voyage beaucoup en effet, c’est mon métier Et vous, cher monsieur… » Il sourit : « … Vous êtes un peu jeune pour que je vous appelle mon Père… Et vous, cher monsieur, vous êtes attaché à vie à des paroisses de village ? – J’en ai peur. À l’issue du séminaire, on m’a fait l’honneur d’estimer que j’avais brillé et on m’a envoyé à Rome. Là-bas, malheureusement, l’opinion de mes supérieurs n’a pas été aussi favorable. Peut-être ont-ils trouvé que je brillais un peu trop, vous savez, tous ceux qui brillent ruent un peu dans les brancards. Toujours est-il que je n’ai pas été en odeur de sainteté. On m’a expédié ici, si j’ose dire, en exil. – Si je comprends bien, votre livre serait une revanche ? – Non, non, je n’avance que des faits ! Mais effectivement ils sont assez… j’oserais dire… cruels. » Nadine avait servi la liqueur dans laquelle un large rayon de soleil, qui balayait la table, allumait de l’or. Le visiteur saisit son verre et y trempa les lèvres : « Hum ! Effectivement, c’est bon ! » Curieux, Louis voulut savoir :

« Une grande partie de la journée tourné vers Dieu, cela doit changer son homme, inspirer, à la longue, un état d’âme particulier ? » Le curé haussa les sourcils : « Vous savez, nous avons nos petitesses. Il est difficile de se débarrasser de ce qu’on a d’humain. Là comme ailleurs, l’automatisme finit également par jouer. Cela surtout. – Sans doute. Ce qui me frappe est votre solitude. Vous êtes seul dans votre village, le seul religieux. Et si différent des Esclarmontais qui vous entourent ! C’est une seconde solitude, encore plus pénible que l’autre ! – Ici comme ailleurs, c’est un sacerdoce… » Le prêtre se tourna vers la pendule accrochée au mur : « L’heure e, il me faut malheureusement vous quitter. » Il vida son petit verre et se leva. Louis fut étonné de nouveau par sa stature interminable. Il remarqua que, vers les coutures de sa soutane, le noir du tissu virait au gris et qu’elle était reprisée en plusieurs endroits. Dans la gêne, avait-il dit. « Je ne vous dérange pas davantage. À tout à l’heure, si vous voulez bien. – Entendu, à tout à l’heure. » Un court instant, sorti avec lui, Louis le regarda monter vers la route. Comme à tous les prêtres, il lui trouvait des pieds énormes, au bas d’une robe, au lieu de souliers fins, de grands pieds d’homme, chaussés de galoches massives.

Il rentra. « Comme tu parles bien devant les gens ! » s’exclama Nadine. Louis s’esclaffa : « Bien sûr, je surveille mon langage, tu ne voudrais pas que je dise des Nom de

dieu et des Je m’en fous ? Ça, c’est pour l’usage domestique ! Sur ce, je voudrais bien déjeuner ! » Nadine mit à chauffer du lait et du café. « Alors, tu vas le faire, ce roman ? – On va voir. En tout cas, le présage est bon. Je me désolais ce matin même de n’écrire que des broutilles à cause de mes voyages qui coupent tout travail suivi. Je n’ai pas tardé à être entendu. À toi seule, j’oserais dire que la réponse m’est venue de Dieu. Et doublement, puisque c’est par l’intermédiaire d’un prêtre ! » Il parlait d’un ton mi-plaisant mi-sérieux. Nadine, qui le connaissait, pensa que c’était par pudeur, et qu’en réalité il le pensait de toute son âme. « Moi, j’en suis sûre ! » dit-elle avec feu. Il s’émut. Comme elle était bien sa compagne ! La candeur et la ferveur tout ensemble. Il n’en trouverait jamais une autre ainsi faite ! Et elle lui ressemblait tellement qu’avec elle il apaisait sa soif de solitude sans connaître l’arrière-goût de l’isolement. « Ce curé, vu de près, il est gigantesque ! Sa longue soutane renforce encore cette impression. Et il est très maigre, aussi, on dirait. – Il est tuberculeux, tu sais bien. – Mais non, je ne le savais pas. Je ne parle avec personne ici, moi ! – Il vit avec sa mère, au presbytère. C’est elle qui lui sert de bonne. – C’est encore plus sûr que l’âge canonique. – C’est une femme très digne. Elle est aussi petite que lui est grand. – Si je l’en crois, il n’a pas beaucoup de succès, à Esclarmont. – Il a les enfants et les vieilles femmes. – Ah oui, les grand-mères à fichu et à robe noire ! Elles n’ont plus que la religion, bien sûr ! Je vais te faire une confidence. Quand j’avais seize ans, c’est avec une grand-mère que j’aurais voulu coucher ! – Vicieux ! Et maintenant, ce ne serait pas plutôt avec une petite fille ? »

Ils rirent. « À propos de petite fille, tu ne sais pas ce qu’on dit, dans le village ? – Non. – Qu’il a pratiqué des attouchements sur une petite du catéchisme. C’est elle qui l’a dit à sa mère. – Hum ! Les racontars d’une enfant ? Il n’y a pas plus vicieux que certaines petites filles. Et on ne me fera pas croire qu’une gamine ait souffert le martyre pendant qu’on lui chatouillait le zizi ! – Tu me fais rire ! – Quant à ce genre de mensonges, j’ai connu ça ¹⁵ . Une petite fille peut être plus menteuse et plus perverse que dix femmes réunis ! Et dans cet Esclarmont, il y a un anticléricalisme acharné. C’est vrai aussi que cet homme est jeune, et à son âge, le célibat absolu, c’est dur ! Et tuberculeux, avec ça ! – Qu’est-ce que tu veux dire ? Quel rapport ? – Tu ne sais pas que les tuberculeux sont très portés sur la chose ? – Ah ? Je l’ignorais. – Chez eux, ce doit être une exacerbation de l’instinct de conservation. – Il n’empêche que ce qu’il a fait… – Eh oui ! dit Louis. Je sais bien qu’on commence par caresser les petites filles et qu’on finit par se défroquer. Ce qui a été le cas pour l’un des deux cousins¹ d’Henriette, Lucien, si tu te souviens, à part le fait que lui n’a rien fait, que je sache, avec les petites filles. Tous les deux sortis du grand séminaire, Louis, le cadet, grand, mince et fin, l’aîné, plus petit, mais costaud comme un portefaix. Comment voulais-tu que cette force de la nature arrive à se maîtriser ? Il a quitté la soutane et il s’est marié. C’était plus conforme à sa physiologie. Il s’est marié, pendant que l‘autre, horrifié, se consacrait de plus belle à son sacerdoce. Pour racheter son frère ! Ce doit être difficile de se er complètement de la femme. C’est comme l’âge canonique exigé pour les servantes de curés. Quarante ans ! C’est l’âge où les femmes sont le plus portées à faire ce que je pense ! Mais il est

probable que l’Église, dans sa grande sagesse, a voulu éviter le scandale d’une grossesse : en principe, à quarante ans, une femme peut difficilement tomber enceinte. Quant au reste, le législateur n’a pas dû se faire beaucoup d’illusions ! » Il acheva de vider son bol de café au lait : « Bon, assez parlé de ça. Maintenant, si je veux arriver à travailler, il me faut commencer par mettre de l’ordre dans mes affaires. – Et moi je vais faire mes courses, il est déjà tard. J’y vais comme ça. » dit Nadine, qui avait é une robe d’intérieur.

Resté seul, Louis jugea nécessaire de trier d’abord une épaisse liasse de documents qu’il avait déposée dans la chambre. En frôlant le lit, d’un geste qu’il crut machinal, il souleva l’oreiller de Nadine. Sous le traversin, une feuille de papier déait. Glacé par un soupçon affreux, il le saisit et tira. Un simple feuillet à en-tête :

Hotel Arycasa

Barcelona Et son écriture à lui :

En , le 31 août

À présent que je puis m’adresser à toi autrement qu’à travers le mur de cette maudite frontière qui est la cause de tous nos tourments, je veux te répéter que je t’aime de toute la profondeur de mon être, et que, quoi que nous puissions penser

et quoi que nous puissions faire, et même aller chacun de notre côté, la mort seule réussira à nous séparer de façon durable. Ou peut-être, à nous réunir éternellement.

Louis

Elle avait mis cela sous sa tête ! Un ange ! Et lui avait tout de suite pensé à mal ! Parviendrait-il jamais à se délivrer de sa méfiance à l’égard de tout et de tous ? Dans le ciel de son âme, chaque soupçon était un nuage qui cachait momentanément le soleil de la joie et de la sérénité. Ayant pensé cela, assis à son petit bureau, il se mit à dépouiller ce qu’il appelait ses documents, entassés sans ordre. Mais, parmi ces notes récentes, que faisait celle-ci qui datait de l’année précédente ? Il se souvint avoir écrit cela dans le sordide logement d’Esclar-mont, quand il caressait le projet de la Quinta :

Ce que nous gagnerons à être là-bas :

Au lieu d’un mur lépreux et ruiné, une vue irable.

Au lieu d’une pénombre de cave, l’éblouissement de la lumière.

Au lieu de l’étouffement en vase clos, l’air le plus pur.

Plus de malsaines fumées de boulanger pendant la nuit… (cette nuit où il avait cru mourir d’asphyxie), mais le voisinage et la fraîcheur des grands arbres, l’accès à la vie de plein air, et les repas sur la terrasse, sous l’énorme et somptueux arbousier.

Plus de vis-à-vis, mais l’espace, et donc la liberté des attitudes et des tenues.

Plus le sempiternel et fastidieux trajet d’Esclarmont au terrain, du terrain à Esclarmont, avec le changement de tenue, sur place, pour le retour.

Plus à monter et à descendre sans cesse des ruelles abruptes et mal pavées.

Plus à vider publiquement son seau hygiénique malodorant.

Plus à saluer chaque jour des gens plus ou moins disposés à vous répondre…

Plus le voisinage bruyant et puant de l’infâme poulailler voisin.

Plus l’abominable corvée d’eau, les deux seaux, douze kilos de chaque côté, depuis la fontaine ; plus d’économie d’eau pour la toilette et les soins ménagers, mais l’eau de source à volonté et sans fatigue.

Plus les proches voisins qui nous interdisent toute conversation intime et qu’on entend toute la journée crier des mots orduriers derrière la cloison. Plus à contenir nos soupirs de plaisir dans les moments voluptueux.

Plus d’escaliers à monter dix fois par jour pour aller d’une pièce à l’autre.

Plus le age biquotidien devant la galerie badaude, paresseuse et cancanière, des Esclarmontaises assises sur les bancs de la place de l’église.

Mais la satisfaction d’être chez soi et de ne point payer de loyer.

Mais la douceur de se voir continuellement à travers une porte vitrée, Nadine à ses travaux, moi aux miens.

Mais l’entrée exaltante, dans notre vie courante, des étoiles, des clairs de lune, des levers et des couchers de soleil, du jeu des rares nuages, des parfums de la campagne provençale, le étroit et constant de la Nature.

Mais, et enfin, la joie d’avoir atteint un but longuement et amoureusement caressé.

Oui, tout cela s’était réalisé ! Louis posa ses deux mains à plat sur le bureau et sa poitrine s’enfla d’aise. « Je suis heureux ! Je suis heureux ! » hurla-t-il.

À SUIVRE

¹⁵ Alors en vacances chez Marguerite, une cousine qui tenait une ferme proche du chef-lieu, Louis, 14 ans, encore sous le coup de la disparition de son frère Julien, avait été faussement accusé d’attouchements par Lucette, la fille prépubère de Marguerite. S’étaient ensuivis la honte, l’opprobre unanime, et un retour prématuré chez sa mère : cf. tome 2, 1ère Époque, chap. 23, pp. 3033.

¹ Cf. tome 15, 4e Époque, chap. 97, p. 294 & note 96.

UN LONG VOYAGE ou L’empreinte d’une vie

Tome 1 – Julien PREMIÈRE ÉPOQUE – GERMAINE : LA MÈRE L’ENFANCE Chapitres 1—11 L’ADOLESCENCE – 1re partie Chapitres 12—21

Tome 2 – Aline PREMIÈRE ÉPOQUE – GERMAINE : LA MÈRE (suite) L’ADOLESCENCE – 2e partie Chapitres 22—30 L’ADOLESCENCE – 3e partie Chapitres 31—47

Tome 3 – Le Cercle littéraire PREMIÈRE ÉPOQUE – GERMAINE : LA MÈRE (suite) L’ADOLESCENCE – 4e partie Chapitres 48—63 L’ADOLESCENCE – 5e partie Chapitres 64—81

Tome 4 – Le surveillant PREMIÈRE ÉPOQUE – GERMAINE : LA MÈRE (suite) L’ÂGE D’HOMME – 1re partie Chapitres 82—106

Tome 5 – Le commis du Trésor PREMIÈRE ÉPOQUE – GERMAINE : LA MÈRE (suite) L’ÂGE D’HOMME – 2e partie Chapitres 107—130

Tome 6 – Le conscrit 1 PREMIÈRE ÉPOQUE – GERMAINE : LA MÈRE (suite) L’ÂGE D’HOMME – 3e partie Chapitres 131—154

Tome 7 – Le conscrit 2 PREMIÈRE ÉPOQUE – GERMAINE : LA MÈRE (suite et fin) L’ÂGE D’HOMME – 4e partie (sur 4) Chapitres 155—188

Tome 8 – Paris : la vraie vie DEUXIÈME ÉPOQUE – FLORA : PREMIÈRE MAÎTRESSE 1re partie Chapitres 1—35

Tome 9 – L’amour déchu DEUXIÈME ÉPOQUE – FLORA : PREMIÈRE MAÎTRESSE (suite et fin) 2e partie (sur 2) Chapitres 36 – 66

Tome 10 – Louise TROISIÈME ÉPOQUE – LOUISE : PREMIÈRE COMPAGNE 1re partie Chapitres 1 – 40

Tome 11 – Georgette TROISIÈME ÉPOQUE – LOUISE : PREMIÈRE COMPAGNE (suite) 2e partie Chapitres 41 – 71

Tome 12 – Mort de Louise TROISIÈME ÉPOQUE – LOUISE : PREMIÈRE COMPAGNE (suite et fin) 3e partie (sur 3) Chapitres 72 – 107

Tome 13 – La Drôle de guerre : Joseph QUATRIÈME ÉPOQUE – HENRIETTE : LA NÉCESSITÉ 1re partie (sur 4) Chapitres 1 – 33

Tome 14 – Années d’Occupation : Henriette QUATRIÈME ÉPOQUE – HENRIETTE : LA NÉCESSITÉ (suite) 2e partie (sur 4) Chapitres 34 – 65

Tome 15 – Années d’Occupation : Nadine QUATRIÈME ÉPOQUE – HENRIETTE : LA NÉCESSITÉ (suite) 3e partie (sur 4) Chapitres 66 – 106

Tome 16 – Libérations QUATRIÈME ÉPOQUE – HENRIETTE : LA NÉCESSITÉ (suite et fin) 4e partie (sur 4) Chapitres 107-137

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Tome 17 – Succès comique au Grand-Guignol CINQUIÈME ÉPOQUE – NADINE : LE RÊVE D’AMOUR 1re partie (sur 3) Chapitres 1-28

Tome 18 – Le caravanier CINQUIÈME ÉPOQUE – NADINE : LE RÊVE D’AMOUR 1re partie (sur 3) suite 1 (sur 2) Chapitres 29-58

Tome 19 – Une retraite campagnarde CINQUIÈME ÉPOQUE – NADINE : LE RÊVE D’AMOUR 1re partie (sur 3) suite 2 (sur 2) Chapitres 59-84

Tome 20 – Le guide-courrier CINQUIÈME ÉPOQUE – NADINE : LE RÊVE D’AMOUR 2e partie (sur 3) Chapitres 85-112

Tome 21 – Retour au bercail CINQUIÈME ÉPOQUE – NADINE : LE RÊVE D’AMOUR 2e partie (sur 3) suite 1 (sur 3) Chapitres 113-141

Tome 22 – Itinéraires espagnols CINQUIÈME ÉPOQUE – NADINE : LE RÊVE D’AMOUR 2e partie (sur 3) suite 2 (sur 3) Chapitres 142-172

Tome 23 – L’accident CINQUIÈME ÉPOQUE – NADINE : LE RÊVE D’AMOUR 2e partie (sur 3) suite 3 (sur 3) Chapitres 173-211

Tome 24 – L’appel du Sud CINQUIÈME ÉPOQUE – NADINE : LE RÊVE D’AMOUR 3e partie (sur 3) Chapitres 212-248 35 0

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Édition : BoD – Books on Demand GmbH 12/14 rond-point des Champs Élysées, 75008 Paris Imprimé par BoD-Books on Demand GmbH, Norderstedt, Allemagne ISBN : 9782322417254 Dépôt légal : Août 2021